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Dossier sous la responsabilité de
Olivier Parenteau
Lance Oppenheim (réalisateur), La piscine (2020)  
Photogramme tiré de Some Kind of Heaven, 2 min 04 s  
États-Unis, Protozoa Pictures et al.  
Avec l’aimable permission de Lance Oppenheim  

Le triomphe du monde bourgeois s’est exprimé
dans son effort pour créer des parcs naturels
où l’on maintient en vie à titre de curiosités
les derniers restes du dangereux et de l’extraordinaire.

Ernst Jünger1

Prenant souvent la forme de parcs (du latin parricus : enclos) balisés, isolés et aménagés pour permettre à leurs usagers de se divertir, de dépenser, de se reposer ou d’y vivre — voire même pour favoriser tout cela à la fois —, les lieux d’enclavement volontaire sont des espaces clos, fréquentés dans le but plus ou moins avoué d’expérimenter et de jouir d’une condition provisoirement simplifiée, supposée donner l’impression d’une vacance du réel. D’emblée, on pense aux parcs à thème, aux villages de vacances, aux tout-inclus, autant d’endroits associés à une économie du loisir et du tourisme. Au sujet des premiers, Roger Caillois écrit en 1958 que les « enceintes » des parcs d’attractions délimitent un « espace consacré », dévolu aux jeux

qui reposent sur la poursuite du vertige et qui consistent en une tentative de détruire pour un instant la stabilité de la perception et d’infliger à la conscience lucide une sorte de panique voluptueuse. (1967 [1958]: 67-68)

Cinquante ans plus tard, dans Le Bonheur paradoxal. Essai sur la société d’hyperconsommation, Gilles Lipovetsky constate l’étendue des dégâts causés par une telle sacralisation des loisirs :

Nous avons basculé dans une industrie de l’expérience qui se concrétise dans une débauche de simulations, d’artifices hyperspectaculaires, de simulations sensorielles destinées à faire éprouver aux individus des sensations plus ou moins extraordinaires, à leur faire vivre des moments émotionnels sous contrôle dans des environnements hyperréalistes, stéréotypés et climatisés. […] L’hyperconsommateur est celui qui attend de l’inattendu dans les environnements marchands programmés, qui recherche des univers « fous » ou féériques, [qui] veut se noyer dans un flux de sensations exceptionnelles en évoluant dans un espace-temps fun, théâtralisé, dépourvu de tout risque et de tout inconfort. (2006: 58-59)

La liste des attractions les plus loufoques dressée par Lipovetsky, qui remarque par ailleurs une « explosion du nombre de parcs de loisirs » (57) dans les pays occidentaux à l’orée du XXIe siècle, inclut, entre autres, la simulation d’éruptions volcaniques, la participation à des cascades en voiture et la conduite de chars d’assaut. On voit ainsi que les parcs à thème bien réels d’aujourd’hui ne diffèrent pas beaucoup de ceux, pourtant imaginaires et apparemment invraisemblables, de certaines fictions. Par exemple ceux créés par Kalt, l’entrepreneur extravagant qu’on retrouve dans le roman Le ParK (2010) de Bruce Bégout. Ce personnage, qui ne recule devant rien pour diversifier l’offre hédonique, a notamment ouvert

le Chantier enchanté où les clients s’adonnent, après une rapide initiation, au maniement ludique d’excavatrices, grues, tracto-pelles, goudronneuses, foreuses hydrauliques, nacelles élévatrices, tarières automotrices, rouleaux compresseurs, camions chenilles. (13)

Lance Oppenheim (réalisateur), Auto-tamponneuse (2020) 
Photogramme tiré de Some Kind of Heaven, 3 min 01 s  
États-Unis, Protozoa Pictures et al.  
Avec l’aimable permission de Lance Oppenheim  
Lance Oppenheim (réalisateur), Barbara (2020)  
Photogramme tiré de Some Kind of Heaven, 7 min 18 s  
États-Unis, Protozoa Pictures et al.  
Avec l’aimable permission de Lance Oppenheim  

Le promoteur finira par réaliser son rêve de « rassembler en un seul parc toutes ses formes possibles » (31) sur « une sorte d’île-monde » (15), qui s’avère proprement dystopique. Pareil site préfigure le monde-parc non moins inquiétant qu’a imaginé le romancier québécois Renaud Jean dans Rénovation (2016). À la fin de ce roman, qui raconte l’histoire de l’agrandissement perpétuel d’un hyper-parc régi par une administration totalitaire, il devient clair que le « vrai monde » n’est plus, ce dernier ayant été entièrement phagocyté par un système réduisant l’humanité au parcage.

Ces deux exemples « limites », tirés de romans récents dans lesquels les parcs ne connaissent pour ainsi dire plus de frontières, rappellent l’importance qu’ils revêtent dans le paysage aussi bien géographique que mental du sujet contemporain. Les lieux d’enclavement volontaire ne sont d’ailleurs plus seulement visités à l’occasion de sorties ponctuelles ou de voyages, mais sont, de manière croissante, carrément habités. En fait foi le développement exponentiel des enclaves résidentielles fermées (couramment désignées par l’expression anglaise gated communities) qui forment des territoires clôturés et sécurisés, permettant un contrôle très serré des entrées et sorties des habitants comme des non-résidents. Ainsi que l’écrivent Gérald Billard et François Madoré, « nous savons désormais que ces ensembles fermés et sécurisés se déploient selon une logique ubiquiste à l’échelle de la planète. » (2012)

Le présent dossier invite à franchir les seuils de divers lieux d’enclavement volontaire, existants ou anticipés. Qu’ils soient représentés dans des œuvres littéraires, des films, des téléséries, voire même des émissions de téléréalité, ces parcs manifestent toujours un caractère d’irréalité qui renforce leur isolement par rapport au monde extérieur : ils ouvrent un espace-temps qui leur est propre. Il est dès lors intéressant de remarquer qu’à l’image des lieux d’enclavement qu’elles mettent en scène, les fictions du parc se tendent volontiers de miroirs, se prêtent à des jeux de mises en abyme, à de riches dialogues intertextuels affermissant cette impression paradoxale qu’elles constituent des enclaves sémantiques qui se situent à l’intérieur d’ensembles discursifs plus larges.

N’étant pas naturels mais bien bâtis par l’Homme et pour l’Homme, ces îlots artificiels sont autant de projets qui exacerbent des inégalités socio-économiques, des rapports de force asymétriques, des délires de grandeur, des rêves de perfection aseptisée. Aussi finissent-ils presque toujours par se détraquer : pour demeurer vraisemblables et crédibles, intéressantes d’un point de vue narratif et, peut-être aussi, idéologiquement acceptables, les fictions mettant en scène des lieux d’enclavement volontaire donnent le plus souvent à lire et à voir des projets de parcs grandioses qui dérapent, des estivants terrorisés par des expériences trop radicales, des portails défectueux laissant souffler à l’intérieur le vent menaçant de la réalité. La foi en la « magie » du parc tourne court : au plaisir et à l’excitation généralement ressentis lors de l’entrée, correspondent presque toujours une détresse, une urgence d’en sortir, quand cela est possible… Et quand les frontières de ces parcs tiennent bon, ces lieux ne manquent jamais d’être dépeints de manière à suggérer des espaces angoissants, où la limite entre distraction et concentration devient poreuse.

*

Lance Oppenheim (réalisateur), Les danseuses du ventre (2020)  
Photogramme tiré de Some Kind of Heaven, 18 min 24 s  
États-Unis, Protozoa Pictures et al.  
Avec l’aimable permission de Lance Oppenheim  

Le dossier s’ouvre avec l’article de Julien Jeusette, qui propose une théorisation du lieu d’enclavement volontaire en plus d’explorer trois espaces clos pensés respectivement par des écrivains américain, sud-africain et français contemporains. L’étude de Jurrasic Park (1990) de Michael Crichton, de la nouvelle « Once Upon a Time » (1991) de Nadine Gordimer et du roman Le ParK (2010) de Bruce Bégout révèle ainsi qu’indépendamment des frontières nationales et des vocations particulières des lieux représentés, l’imaginaire du parc conduit de nos jours à une réflexion sur l’exercice d’un contrôle qui n’est plus mis au service d’États ou de gouvernements, mais bien d’intérêts privés.

Les quatre contributions qui suivent, chacune consacrée à une œuvre littéraire en particulier, permettent de dégager autant de poétiques du parc singulières. À partir de l’analyse du roman Luna-Park (1959) d’Elsa Triolet, Claudia Bouliane s’intéresse à la France d’après-guerre, au moment où se développe un tout nouveau modèle d’affaires favorisant et encourageant le tourisme de masse : celui des vacances organisées et des séjours en club. Préfigurant un thème cher au répertoire d’horreur contemporain, celui du parc d’attractions abandonné, Triolet met en scène un camping de luxe fantôme, projet ambitieux mort-né, dont les ruines accusent un désastre aussi bien environnemental qu’économique.

Si le parc récréatif est l’occasion pour Triolet de jeter, dans son roman, un regard critique sur les spéculations financières et l’exploitation humaine, il en va tout autrement dans le récit québécois La manufacture des machines (1976) de Louis-Philippe Hébert. Dans l’article qu’il lui consacre, Jean-François Chassay dresse les contours d’un mystérieux village constellé d’attractions où règne une dynamique bien particulière : des habitants fantomatiques assignés à résidence sont soumis à des machines souveraines, qui récusent toute forme de plaisir à leurs usagers et qui se multiplient sans raison apparente. Le village imaginé par Hébert ressemble ainsi à un parc qui proposerait un séjour absurde dans un cadre privé de points de repère.

Dans son étude des parcs à thème développés par l’écrivain américain George Saunders dans les nouvelles « Grandeur et décadence d’un parc d’attractions » et « Bountyland » (1996), Pierre-Marc Asselin démontre qu’indépendamment de leur caractère fantasque, ces lieux sont pensés comme des miroirs à peine déformants de la société états-unienne. Grâce à eux, Saunders propose une réécriture ironique d’un récit national aporétique et biaisé.

L’article d’Olivier Parenteau sort du registre fictionnel pour interroger un texte essayistique de David Foster Wallace, autre écrivain américain s’étant intéressé de très près aux différentes formes de parcs et de foires qui constellent le territoire états-unien. Dans « Un truc soi-disant super auquel on ne me reprendra pas » (1995), Wallace envisage le méga-paquebot de croisière à bord duquel il se trouve comme un immense parc flottant, concrétisation cauchemardesque d’une logique capitaliste qui exhibe ses outrances toute honte bue.

Mais qu’en est-il du parc à l’écran? Les deux contributions par lesquelles se clôt le dossier proposent de répondre à cette question selon des perspectives bien différentes. Analysant la série télé Westworld (2016-), Elaine Després s’intéresse aux bouleversements du parc en régime science-fictionnel : grâce aux technologies informatiques, les touristes qui le visitent se muent en protagonistes qui participent activement à l’élaboration d’une fiction à chaque geste posé — fiction contre laquelle les androïdes ayant été créés pour donner vie au parc finiront par se révolter.

Dans leur article, Pierre-Marc Grenier et Antoine Dussault St-Pierre auscultent pour leur part les faits et gestes des participants enclavés de l’émission de téléréalité Occupation Double Afrique du Sud (2019), révélant l’inauthenticité de ce qui se dit et se fait à l’intérieur de ce parc continuellement filmé à l’attention de ceux qui ne s’y trouvent pas.

Le dossier se clôt par un texte de création de Cassie Bérard dans lequel l’autrice, qui brouille les frontières entre réalité et fiction, développe sur un concept-clé propre à tout lieu d’enclavement volontaire, à savoir celui de l’« habitabilité récréative ».

*

Lance Oppenheim (réalisateur), Une partie de golf (2020)  
Photogramme tiré de Some Kind of Heaven, 9 min 11 s  
États-Unis, Protozoa Pictures et al.  
Avec l’aimable permission de Lance Oppenheim  

La section « Contrepoints », dirigée par Elaine Després et intitulée « Enclaves », comprend cinq courts textes qui abordent des œuvres mettant en scène de manière un peu singulière divers parcs et autres lieux isolés du monde. La section s’ouvre sur une proposition de Bertrand Gervais qui revient sur une visite improvisée à Disneyland en compagnie de Louis Marin et d’un groupe de doctorants en Histoire de la conscience dans les années 1980. Ensuite, Géraldine Lavoie-Dugré poursuit la réflexion sur la nature dystopique des parcs à thème disneyens grâce à Dismaland. Bemusement Park (2015). Cette exposition temporaire de Banksy proposait des œuvres de plusieurs artistes critiquant autant les obsessions sécuritaires et le mauvais traitement des employés et des animaux dans les parcs, que le marché de l’art et la situation plus générale des réfugiés politiques.

Puis, Elaine Després s’arrête sur la minisérie américano-canadienne de science-fiction Ascension (2014). Dans cette œuvre de Philip Levens et Adrian A. Cruz, quelques centaines de personnes choisissent, en 1963, de s’enfermer dans un vaisseau spatial générationnel pour un voyage d’un siècle. Cinquante ans plus tard, leur microsociété autarcique n’est plus tout à fait ce qu’elle était. Quant à lui, Pierre Barrette s'interroge sur la représentation des identités, de la diversité et d’une microsociété sans collectivité dans une téléréalité produite en contexte pandémique : Occupation Double chez nous (2020). Enfin, Maxime Deslongchamps-Gagnon aborde le très beau jeu vidéo The Stillness of the Wind (2019) du créateur Memory of God (Coyan Cardenas), dans lequel une vieille dame choisit de continuer à vivre dans sa maison isolée, malgré le désert qui l’entoure, les souvenirs qui s’effacent doucement et la ville qui l’assaille.

  • 1. JÜNGER, Ernst. 2019 [1932]. « Le travailleur ». dans Essais, Paris : Le Livre de Poche, coll. « La Pochothèque », p. 101-102.
Pour citer

PARENTEAU, Olivier. 2021. « Présentation du dossier », Captures, vol. 6, no 1 (mai), dossier « Imaginaires du tout-inclus et autres lieux d'enclavement volontaire ». En ligne : revuecaptures.org/node/5026/

Bégout, Bruce. 2010. Le ParK. Paris : Allia, 160 p.
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Caillois, Roger. 1967 [1958]. Les jeux et les hommes. Paris : Gallimard, « Folio/Essais », 372 p.
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Jean, Renaud. 2016. Rénovation. Montréal : Boréal, 135 p.
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Jünger, Ernst. 2019 [1932]. « Le travailleur », dans Essais. Paris : Le Livre de Poche, « La Pochothèque », p. 101-102.
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