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Compte rendu de MARÉCHALE, Mariève. 2019. La Minotaure. Montréal : Triptyque, 178 p. $22.95, ISBN : 978-2-89801-011-8.

Mariève Maréchale, La Minotaure (2019)  
Livre paru aux Éditions Triptyque, 2019  
Reproduction de la couverture | 1487 x 2250 px  

Le miroir est un motif récurrent en littérature, souvent convoqué pour explorer le soi. Mariève Maréchale, dans un style qui témoigne de son affinité pour la poésie1, prend ce miroir et le fait éclater. En effet, dans La Minotaure, premier roman de l’auteur·e québécois·e butch lesbienne bigenre2, ainsi que de la collection « Queer » des Éditions Triptyque, le personnage principal — la Minotaure — écrit à Maude, son amie décédée, et se raconte en « notes [de] vitrines fracassées » (32).

Orson Welles (réal.), The Lady from Shanghai (1947)  
Photogramme tiré de Orson Welles, The Lady from Shanghai, Columbia Pictures, États-Unis, 1947  
Image numérique | 1024 x 624 px  

Le miroir : pour s’écrire

Par l’intermédiaire d’une étrange correspondance non linéaire qui rapproche le livre du roman épistolaire, le lecteur prend note de la quête identitaire de la narratrice. D’abord petite fille traumatisée et endoctrinée par un père raciste, sexiste, homophobe, toxique et tyrannique, ce n’est qu’en se libérant de l’influence de celui qu’elle nomme son « bonhomme sept heures » qu’elle parvient à s’épanouir. La Minotaure ne peut enfin vivre qu’en embrassant sa pluralité, à l’opposé de la vision unilatérale de son père.

C’est à travers le motif du miroir que l’on constate cette progression identitaire. D’abord intact, il s’avère une épreuve difficile :

L’expérience du miroir me traumatise. Mon reflet ne semble jamais être le bon. Entre lui et moi, il y a une incoïncidence, un accident de réel, un étouffement (30).

Le miroir représente une « bande d’images défilantes qui se superposent à [nous] » (10), une « fiction totalitaire » (31) imposée par la société et ses normes. Au fur et à mesure que la Minotaure se détache de son père — incarnation du patriarcat blanc à son degré le plus terrible —, sa réflexion évolue, sa confiance grandit et le miroir métaphorique se rompt :

Depuis la chute du petit miroir, depuis son éclatement en mille morceaux, je ne suis plus la même. Mes désirs sont intraitables. […] Les miroirs explosent, Maude, et cela me rassure (51).

L’affirmation de soi, dans La Minotaure, ne peut s’accomplir qu’en cassant le miroir :

Et quelque chose se brise finalement en moi. Mais étrangement, ce n’est pas ma vie, ce n’est pas la fin. Je saigne, je crache le disjoncteur qu’il [le père] avait installé dans ma tête (89).

John Tenniel, Alice going through the Looking Glass (1871)  
Illustration originale du roman de Lewis Carroll, Through the Looking-Glass, and What Alice Found There. Royaume-Uni : Macmillan Publishers, 1871.  
Reproduction numérique | 1402 x 1770 px  
Orson Welles (réal.), The Lady from Shanghai (1947)  
Photogramme tiré de Orson Welles, The Lady from Shanghai, Columbia Pictures, États-Unis, 1947  
Image numérique | 713 x 473 px  

Le fragment : pour écrire la pluralité

Pour vivre, pour ne pas mourir, pour exister au pluriel, il faut faire voler en éclats l’uniformité du miroir. C’est précisément ce que fait l’auteur·e avec La Minotaure, un récit découpé en fragments. Le fragment, soit l’extrait d’une œuvre, la partie d’un tout, ou le « morceau d’une chose qui a été brisée, déchirée » (ATILF). Un synonyme de cette dernière définition : « éclat ».

L’écriture fragmentaire est une écriture de l’hétérogénéité. En tant que telle, la forme s’accorde parfaitement au propos du livre. Elle permet, entre autres, d’instaurer une discontinuité. On peut ainsi passer de l’enfance à l’âge adulte, de même que d’un sujet à l’autre : la boxe; la maladie; le BDSM; le racisme; l’identité autochtone; le statut de transclasse3; la tradition judéo-chrétienne; la « lignée de bonshommes sept heures blancs et colonisateurs » (59); « la masculinité des garçons de baseball, de patinoire, d’usine et de classe [qui] se construi[t] sur le mépris des féminités » (17); les féminités; le sexisme; la culture du viol; « la violence qui n’est pas nommée mais qui est partout, aussi quotidienne et banale qu’un vêtement qu’on enfile au matin » (8); l’enfance en tant que traumatisme; la culpabilité du survivant; l’écriture de soi; la langue française et ses « mots [qui] finissent toujours par faillir au réel » (112); le genre pluriel; etc. De cette manière, l’héroïne peut exister hors du récit linéaire écrit pour elle par les autres. Elle peut « [apprendre] à sortir de l’histoire. [Être] extradiégétique. [Être] écrivaine » (159).

*

La Minotaure de Mariève Maréchale est un roman en éclats de miroir. Ce sont bien évidemment les éclats de la narratrice dans sa pluralité, qui se raconte en fragments. Mais ce sont également les éclats de la société, puisque celle-ci est le miroir que le personnage principal fait éclater. En effet, si la littérature est souvent comprise comme le reflet du monde, ce roman‑ci est le miroir symbolique de notre époque et de ses débats, notamment sur les identités multiples.

  • 1. Mariève Maréchale a publié deux recueils de poésie : À la cime de mes racines, un miroir sur ma tête aux Éditions Belle Feuille en 2007 et La chambre organique aux Éditions Triptyque en 2012 (réédité en format poche en 2019).
  • 2. C’est ainsi que Mariève Maréchale se présente, par exemple, lors de son entrevue à Plus on est de fous, plus on lit! (Arsenault, 2019).
  • 3. La Minotaure est transclasse dans le sens où elle est passée d’une classe sociale à une autre — à laquelle elle accède à travers ses études supérieures. L’expression, empruntée à la philosophe Chantal Jacquet, est employée par Mariève Maréchale lors d’une discussion organisée à l’occasion du lancement de La Minotaure (Landry, 2019).
Pour citer

TURBIDE, Eden. 2019. « Faire éclater le miroir pour s'écrire au pluriel », Captures, hors série (9 octobre). En ligne : http://www.revuecaptures.org/node/3707

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ATILF. [s. d.]. « Fragment ». TLFi : Trésor de la langue Française informatisé. Nancy : Université de Lorraine; CNRS. <http://stella.atilf.fr/>.
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Maréchale, Mariève. 2019. La Minotaure. Montréal : Triptyque, « Queer », 178 p.