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Section sous la responsabilité de
Sylvain David
Sophie Marcotte
Michaël Trahan
Marek Okon, Chuuk Lagoon, Weno, Federated States of Micronesia (2018)  
Photographie numérique | 4000 × 2250 px  

Quand on lui demande si la féérie générale désigne un envahissement du spectaculaire dans nos vies, Emmanuelle Pireyre répond qu’elle n’y a pas pensé comme cela. Au micro de Marie Richeux, en 2013, elle ajoute qu’elle n’aime pas particulièrement le spectaculaire, mais qu’elle aime le spectacle, qu’elle aime le réel travaillé dans un spectacle. Le titre de son livre Féérie générale (2012), confie-t-elle, se voulait initialement un programme conçu en réaction devant un réel décevant, la création d’une féérie à partir d’éléments disparates. Pireyre est une collectionneuse. Elle procède à des collectes par le biais d’enquêtes numériques. Dans Féérie générale, ses collections de baisers et de rêves entrecoupent des scènes traversées par des personnages réels et inventés comme Umberto Eco, Nathalie, Veronica, Louis de Funès et Belle_de_nuit.

S’adressant à une communauté d’auteurs de fanfictions en ligne, la narratrice de Féérie générale constate son épuisement après avoir lu trop d’histoires d’amour entre Buffy et Harry Potter. Très vite, toutefois, on la rassure. La modératrice du site, « Belle_de_nuit », lui promet que tous les récits sont rangés au fur et à mesure sur le site, dans des catégories adéquatement étiquetées (2012: 179). Comme sa narratrice, Pireyre aime créer des cases et des schémas pour organiser l’information. Or ses enquêtes gardent aussi les traces d’un sentiment d’excès et d’un désordre typiques de ces parcours sinueux, fourmillants et arborescents dont on peut faire l’expérience sur Internet. Féérie générale conserve un peu de l’entropie singulière que provoquent les recherches sur les écrans, celles qui avalent les heures sans compter. Les contenus trouvent leur place dans « l’accordéon » du livre, explique Emmanuelle Pireyre à Marie Richeux, mais ils auraient pu continuer à enfler (2013). On a l’impression qu’ils pourraient s’échapper du texte à tout moment. Infinis, répétitifs et contingents, les inventaires provenant d’Internet peuvent créer un sentiment d’hébétude et un désarroi né du trop-plein d’informations ou de l’impression de cacophonie qu’ils provoquent. Pourtant, l’écriture de Pireyre ne mime pas le surmenage visuel ou cognitif de l’espace numérique. Le livre ne parle pas d’un sentiment de léthargie. Si l’écrivaine accumule, c’est pour injecter de la pensée dans des objets qui ont été laissés pour compte. La féérie ne réside pas dans l’évocation du désordre. Elle se situe dans les liens, dans les ficelles visibles qui tiennent ostensiblement les choses entre elles.

Tant dans Féérie générale que dans ses autres livres, Pireyre s’efforce de rapprocher les discours professionnels et amateurs. La féérie naît de ce processus qui défait les hiérarchies. En entrevue comme dans son œuvre, Pireyre revendique une « absence de spécialisation » (2012: 120). Les questions, qui se multiplient, font signe à la fois vers des domaines de connaissances pointus et vers un amateurisme passionné. Les personnages cohabitent avec des discours qui appartiennent aux champs les plus familiers comme aux savoirs les plus précis : Nietzsche et la fanfiction, les planètes et les cours d’école, le discours de la finance mondiale et la peinture équestre.

L’écrivaine ne demande pas « pourquoi », mais bien « comment ». « Comment laisser flotter les fillettes? » (2012: 11) « Comment habiter le paramilitaire? » (39) « Comment faire le lit de l’homme non schizoïde et non aliéné? » (71) « Comment planter sa fourchette? » (187) « Comment être là ce soir avec les couilles et le moral? » (215) Et sous l’effet de la répétition de l’adverbe interrogatif se dessinent non pas des réponses, mais des modes d’emploi pour réorganiser la matière. Dans Comment faire disparaître la terre?, en 2006, Pireyre proposait déjà une section qui s’intitulait : « Pourquoi je demande toujours Comment? » (49). La question renvoie moins au désordre du monde numérique qu’à une modestie explicite dans le texte : c’est parce que « [c]omment? est la question cent fois modeste » (2006: 49). C’est un changement de point de vue qui permet d’intégrer des objets délaissés. Féérie générale est très loin du lieu commun qui veut qu’Internet nous force à rester indéfiniment à la surface, à « surfer » sur les choses sans jamais les approfondir (Carr, 2008). Ici, au contraire, les éléments ont été prélevés au cours d’une immersion numérique prolongée. Le livre est le fruit d’une attention assidue aux discours et repose sur le lent travail d’une plongeuse.

Pour citer

BIRON, Charlotte. 2020. « Comment? est la question cent fois modeste », Captures, vol. 5, no 2 (novembre), section contrepoints « Périphériques ». En ligne : revuecaptures.org/node/4632

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Pireyre, Emmanuelle. 2012. Féérie générale. Paris : Éditions de L’Olivier, 247 p.
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Pireyre, Emmanuelle. 2006. Comment faire disparaître la terre?. Paris : Éditions du Seuil, 232 p.
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Richeux, Marie. 2013. Pas la peine de crier, entretien avec Emmanuelle Pireyre. France Culture, émission de radio, 21 mars.