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Section sous la responsabilité de
Christina Contandriopoulos
Suzanne Paquet
Victor Temprano, Native Land  (2015)  
Capture d'écran par Elaine Després, 20 mai 2020  
Image numérique | 1920 x 902 px  
Avec l’aimable permission de Victor Temprano  

Le site Internet Native Land, mis sur pied en 2015 par Victor Temprano, propose un outil cartographique participatif permettant une conceptualisation décoloniale des Amériques, du Groenland, de l’Australie et de la Nouvelle-Zélande. Ces colonies de peuplement peuvent ainsi être découpées selon trois filtres de visualisation : les territoires ancestraux, les familles linguistiques autochtones et les traités historiques et modernes. La lecture modulable de ces territoires — grâce à ces filtres translucides et superposables — révèle des espaces porteurs et générateurs de ce que la spécialiste en études de genre Mishuana Goeman (Tonawanda Seneca) appelle « [a] living and layered memory » (2008: 25). En effet, la carte interactive de Native Land représente un repoussoir anticolonial face aux outils de conceptualisation et de gestion territoriale dominants; ces derniers aplanissent et évacuent les réalités politiques, historiques et culturelles autochtones, tant ancestrales qu’actuelles. Le chevauchement dynamique de lentilles colorées (qui permet un floutage des délimitations étatiques et administratives), combiné à l’option d’effacement des noms de lieux, met en évidence la nature fluctuante et disputable des rhétoriques identitaires et historiques coloniales qui sous-tendent l’imposition de toponymes et d’hydronymes, de politiques linguistiques et de frontières.

En dialogue les uns avec les autres, les trois filtres mènent en outre à une réflexion critique quant aux relations et aux récits transnationaux autochtones pré et néocoloniaux qui se tissent et s’articulent à ce jour à travers ces terres ancestrales. Une résurgence de voix multiples s’exprime non seulement à travers la possible superposition de filtres — qui complexifie la lecture géopolitique et culturelle des zones sélectionnées —, mais aussi grâce à la dynamique participative et relationnelle sur laquelle s’appuient la production, la direction et la mise à jour constante de cet outil. En effet, les utilisateurs sont invités à enrichir, corriger et nuancer les informations qui y sont véhiculées. L’autorité et l’aura d’objectivité longtemps accordée à la cartographie officielle s’en trouvent ébranlées.

Une telle reconceptualisation géographique révélant une pluralité de voix invisibilisées rejoint le travail de nombreux artistes autochtones actuels, qui font éclater, souvent littéralement, des cartographies dominantes en les confrontant notamment aux épistémologies territoriales et aux toponymes ancestraux de leurs nations respectives. Par exemple, dans son œuvre Goodland (2014), l’artiste michif Christi Belcourt présente un face à face caustique entre deux cartes de la région des Grands Lacs. Elle oppose la logique impérialiste et capitaliste qui sous-tend divers aspects de la gestion des ressources de cette zone à un mode de conceptualisation holiste reliant tous les acteurs qui composent et animent cet espace. En encourageant la réflexion sur la présence souveraine des corps (physiques et politiques) autochtones à travers le territoire représenté de même qu’au sein du discours cartographique, ces productions artistiques et pédagogiques ont recours à une stratification visuelle et épistémologique afin de proposer une reterritorialisation dialogique et anticoloniale.

Pour citer

MARCOUX, Gabrielle. 2020. « Native Land. Cartographier la pluralité des voix autochtones », Captures, vol. 5, no 1 (mai), section contrepoints « Projections ». En ligne : revuecaptures.org/node/4310/