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Dossier sous la responsabilité de
Sylvain David
Sophie Marcotte
Michaël Trahan

Quelque chose se produisait mais quoi?
Boris Razon1

Le roman Écoute de Boris Razon, paru en 2018, raconte l’histoire de Vincent Lemasson, un policier chargé de surveillance électronique antiterroriste dans le treizième arrondissement de Paris. Caché dans une camionnette banalisée, il intercepte, à l’aide d’un dispositif nommé « IMSI-catcher », l’ensemble des émissions cellulaires d’un coin de rue achalandé à proximité de la place d’Italie tout en observant, par la fenêtre du véhicule, les passants anonymes dont il capture ainsi les flux de données. En parallèle, le texte narre le destin de Crospito Laganchuck, un jeune garçon lisboète né dans les années 50 qui apprend, tout au long de son évolution vers l’âge adulte, à se réinventer de l’intérieur pour changer d’existence et d’identité, inspiré en cela par les hétéronymes du poète Fernando Pessoa. L’une de ses vies parallèles le mènera, à la fin des années 80, à devenir un chanteur de death metal mythique en Scandinavie, dont le cri inhumain et le masque de cuir lui valent l’énigmatique nom de scène « Le Morse ». À ceci s’ajoutent les mésaventures de Miguel Tuschinsky, un avocat mexicain mandaté par un narcotrafiquant obèse pour l’aider à fuir ses ennemis en entreprenant un processus chirurgical et hormonal qui lui permettrait de devenir une femme fluette. Tous ces personnages convergent, de manière improbable, sur un trottoir parisien dans le présent du récit pendant que se trament les préparatifs, par une cellule anonyme, d’un attentat terroriste qui fera de nombreuses victimes.

Jeff Mermelstein, Sans titre (2020)  
Œuvre tirée du livre #nyc, Londres : MACK, 2020, 160 p.  
Impression sur papier teint en bleu | 19 x 14,5 cm  
Image numérique | 1701 x 2268 px  
Avec l’aimable autorisation de MACK et de l’artiste  

Avec sa trame narrative principale prétexte à une réflexion sur l’usage compulsif des téléphones portables, des messages textes et des réseaux socionumériques, Écoute s’inscrit dans des enjeux résolument contemporains. Il s’agit pourtant, non sans paradoxe, d’une réécriture partielle d’un texte plus ancien. Comme l’explique Boris Razon, à l’occasion d’une entrevue accordée au Monde :

Ce que j’ai voulu faire dans ce roman […], c’était quelque chose de proche de ce qu’a fait Georges Perec dans Tentative d’épuisement d’un lieu parisien […], en me disant que si je cherchais aujourd’hui à me poser à un endroit et à raconter ce qui s’y passe, je devrais prendre en compte la dimension cachée et numérique de ce que font les gens, ce qu’ils racontent sur eux-mêmes; sinon je passerais à côté de ce qui se trame là. J’avais ce désir de mettre au jour cette deuxième vie, ou cette vie double. (Dupays, 2018)

Que permet de comprendre une telle reprise, ou « transposition », selon les catégories élaborées par Gérard Genette (1982)? Au plan thématique, l’inclusion des communications électroniques comme pan désormais incontournable de la réalité parisienne (ou d’ailleurs) a pour effet de souligner leur omniprésence et leur influence sur les comportements. En cela, Écoute rappelle la célèbre remarque de Marshall McLuhan selon laquelle « [l]e “message” d’un médium ou d’une technologie, c’est le changement d’échelle, de rythme ou de modèles qu’il provoque dans les affaires humaines » (1968 [1964]: 26). Sur le plan de l’écriture, la transposition romanesque — et donc sur un mode narratif — d’un texte essentiellement descriptif entraîne un certain nombre de choix formels, liés au défi de mettre en scène un univers régi par le téléphone intelligent : l’approche strictement documentaire, fondée sur le regard, s’enrichit d’un vaste intertexte numérique; la focalisation simple, liée aux perceptions d’un sujet observant, se voit complémentée par une démultiplication des perspectives; le constat (et la neutralité qu’il suppose) cède le pas à une profusion de récits, si ce n’est de métarécits. Ces variations sur un même thème, ainsi que la part d’adaptation et d’innovation qu’elles impliquent, constituent le prétexte idéal pour réfléchir à l’évolution récente de l’écriture romanesque face à l’omniprésence de l’univers du numérique2.

Une réalité dédoublée

Tentative d’épuisement d’un lieu parisien (1975) consigne l’activité observée sur la place Saint-Sulpice pendant une période de trois jours. L’intrigue principale d’Écoute fait de même pour un coin de rue du treizième arrondissement, en l’espace plus restreint — tension narrative oblige — d’une seule matinée. L’observation, chez Perec, est motivée par une démarche littéraire, expérimentale. Chez Razon, elle renvoie à une enquête policière, dans le cadre d’un récit fictionnel. Un lien d’intertextualité entre ces œuvres hétérogènes est établi — mais aussi problématisé — de manière implicite dès l’incipit d’Écoute :

Paris, angle de la rue Philippe-de-Champagne et de l’avenue des Gobelins, 21 janvier, 9 h 45

— Dis, je nous cherche un resto pour ce midi, une bonne table. T’as une contrainte de zoning?

Vincent Lemasson observait simultanément la rue et son écran. Cela l’épuisait. Car la distance était trompeuse. Il avait l’impression qu’on lui demandait l’impossible, à superposer sans cesse deux paysages qui n’avaient en réalité rien de commun3. (15)

Les deux textes reposent sur l’idée d’un poste d’observation situé dans le temps et dans l’espace, de même que sur une volonté de noter systématiquement ce qui est ainsi aperçu. Mais, alors que, chez Perec, la visée consiste à consigner « ce que l’on ne note généralement pas » (1975: 10), dans le roman de Razon, il s’agit de donner à voir à la fois cette banalité du quotidien et les multiples couches de données numériques qui désormais l’accompagnent : « C’[est] l’autre paysage, précise la narration; [c]elui qui [vient] s’ajouter à l’avenue. » (2018: 19)

Jeff Mermelstein, Sans titre (2020)  
Œuvre tirée du livre #nyc, Londres : MACK, 2020, 160 p.  
Impression sur papier teint en bleu | 19 x 14,5 cm  
Image numérique | 1701 x 2268 px  
Avec l’aimable autorisation de MACK et de l’artiste  

Nonobstant cette ouverture — si ce n’est ce dédoublement — de la focalisation, la prise en compte de bribes de discours et de représentations n’est pas étrangère à Tentative d’épuisement. La description de la place Saint-Sulpice y débute par des éléments sémiotiques comme « [d]es lettres de l’alphabet, des mots » (10), « [d]es symboles conventionnels » (11), « [d]es chiffres » (11), « [d]es slogans fugitifs » (11). L’observateur alter ego de l’écrivain ne cherche cependant pas à interpréter ce qu’il consigne. De la même manière, chez Razon, les messages vocaux, textuels et iconographiques capturés sont reproduits tels quels, sans déchiffrement ni explication, ce qui génère quelques effets comiques. On a ainsi droit à des échantillons de langage contemporain : « T’as touillé la merguez ou quoi? » (16), « Les profs c 1 sal race » (25); à des descriptions de photos échangées : « [u]n plat de pâtes aux courgettes » (77), « [u]n sexe d’homme qui tend un caleçon » (18); et même à des retranscriptions verbales de séquences d’émoticônes, ce qui en sape d’emblée la signification : « [c]œur cœur lèvres rouges aubergine champagne » (18), « feu d’artifice cœur ballons qui s’envolent » (19), « Quart de lune Caca souriant Soleil » (78). Vu de la sorte, le texte actualise celui de Perec sans pour autant en trahir l’essence.

En dépit de cette cohésion d’ordre formel, le roman de Razon se distingue de Tentative d’épuisement dans la mesure où la narration souligne la disparité constante entre ces représentations de l’existence et la réalité elle-même. Le personnage de Lemasson observe, à son grand désarroi, que la majorité des communications électroniques qu’il intercepte servent à tromper le destinataire, que ce soit pour « se donner […] une identité » (19), c’est-à-dire offrir une image idéalisée de soi, ou pour « éluder, mentir, faire patienter » (21), afin de se ménager un fugace espace de liberté. Dès lors, la dynamique des téléphones portables, messages textes et autres réseaux socionumériques reposerait non pas sur l’affirmation, mais sur la dissimulation; elle vient « raconter une autre histoire que celle [que le policier] vo[it] face à lui » (21). De ce fait, contrairement à ce que recense l’observateur de Perec, Écoute insiste sur une scission fondamentale dans les données recueillies.

Outre leur caractère fréquemment indéchiffrable et leurs visées souvent trompeuses, les communications électroniques interceptées par Lemasson posent problème par leur déferlement et leur ampleur. Sa fonction de policier pousse le personnage à traquer le message véritablement suspect, l’indice qui permettra de déjouer un éventuel complot terroriste. Il ne peut néanmoins que constater sa profonde impuissance : « Il avait l’impression qu’une information cruciale était en train de lui échapper » (18); « il s’étouffait de peur de voir un indice s’enfoncer dans les marécages du flux, si vite qu’il l’aurait raté » (19). Perec, déjà, signalait les « [l]imites évidentes [de son] entreprise » (21), liées notamment à son incapacité à tout voir simultanément. Lemasson, encore davantage dépassé par son objet, ne peut, comme le souligne une précision récurrente, que se sentir d’emblée « épuisé » (23) par sa tâche. La perspective s’inverse alors : ce n’est plus, comme chez Perec, le sujet observant qui « épuise » la substance du réel, mais le réel, à la fois en lui-même et dans ses infinis reflets numériques, qui en vient à « épuiser » les capacités d’attention et d’intellection du sujet.

Cette dynamique de la surcharge d’informations peut paraître négative dans la perspective d’une comparaison avec Tentative d’épuisement, où le débordement factuel n’entrave pas pour autant le travail de l’observateur. Elle revêt toutefois une fonction davantage constructive lorsqu’on considère Écoute dans son ensemble. Le roman, il convient de ne pas le perdre de vue, est en effet constitué, à l’instar des innombrables messages qui émanent de la rue des Gobelins, d’une série de récits croisés. La logique de la donnée se voit ainsi supplantée, de manière révélatrice, par le principe du flux.

Des existences parallèles

Jeff Mermelstein, Sans titre (2020)  
Œuvre tirée du livre #nyc, Londres : MACK, 2020, 160 p.  
Impression sur papier teint en bleu | 19 x 14,5 cm  
Image numérique | 1701 x 2268 px  
Avec l’aimable autorisation de MACK et de l’artiste  

Le phénomène le plus singulier observé par Vincent Lemasson à partir de sa camionnette de surveillance est l’apparition d’un étrange individu dont le visage est dissimulé par une capuche et qui est le seul de l’avenue à ne pas posséder de téléphone portable ou, du moins, à n’émettre aucune donnée (75-83). Il s’agit de Crospito Laganchuck, maintenant dans la soixantaine, venu à Paris récupérer un rouleau de pellicule photographique documentant, de décennie en décennie, les diverses phases de ses métamorphoses existentielles (44). Crospito4 est éventuellement rejoint par Miguel Tuschinsky, désormais en froid avec son employeur narcotrafiquant, qui souhaite se prévaloir de ses services pour apprendre à son tour à se réinventer et à disparaître (244). Cumulées aux observations de Lemasson au sujet de la nature fondamentalement trompeuse des communications électroniques, ces intrigues parallèles viennent enrichir la réflexion sur les thématiques de l’identité et de la dissimulation à l’œuvre au sein de l’ouvrage.

Le principe de lecture croisée qu’implique le recours à un tel procédé choral se voit revendiqué par le roman lui-même à l’occasion d’une série de passages à dimension métatextuelle. Crospito, dans les années 70 — une époque où, précise le texte, les critères de rigueur étaient relâchés au profit de l’originalité —, dépose à l’Université de Lisbonne un mémoire liant le destin d’un martyr de l’Inquisition portugaise à celui du poète Fernando Pessoa, dont l’ampleur de l’œuvre commençait alors à être révélée (215-230). Cette étude comparatiste de deux existences que rien, a priori, n’autorise à rapprocher permet à Crospito de rappeler l’influence du marranisme sur l’histoire de son pays, dont la population juive, en apparence convertie au catholicisme depuis l’Inquisition, continuait de pratiquer sa croyance en secret, quitte à en travestir les rites pour les rendre invisibles à l’observateur extérieur. Un tel travail — présenté sous forme de paraphrase par la narration — vient, en un premier temps, expliquer la propension du poète Pessoa à constamment se dissimuler tout en se donnant à voir de façon décalée, par le biais de ses œuvres. De manière plus ambitieuse, le mémoire postule le caractère fondamentalement ambigu de la société portugaise, dont l’identité authentique reposerait derrière une série de leurres stratégiques. Transposé à l’échelle du roman de Razon, ce travail universitaire fictif vient justifier le fait de tirer des conclusions sociologiques et existentielles du cumul de destins fictionnels croisés; ou, en d’autres mots, de faire « [d]es rapprochements inédits et intrépides […] entre des histoires qui n’[o]nt rien de commun » (250). Il fait en outre écho aux observations de Lemasson sur le trompe-l’œil que représenteraient la majorité des échanges électroniques actuels : « un pays dont l’essence même [est] cachée » (218).

À l’instar des existences croisées étudiées par Crospito, le roman de Razon tire ses effets de sens moins des faits individuels — bien que ceux-ci aient une pertinence — que de leur cumul et de leurs recoupements. La réflexion autour des thèmes de l’identité et de la dissimulation se décline dès lors au travers d’une série de sous-exemples mis implicitement en résonance : l’autoreprésentation illusoire des usagers d’Internet fait écho, de manière péjorative, à la démarche de Pessoa, qui aurait « existé » davantage par ses multiples hétéronymes que dans la vie réelle; les réinventions profondes et intérieures de Crospito offrent une apparente inversion de la pratique des modifications corporelles ou du body art explorés par Tuschinsky pour le compte de son employeur; les légendes que laissent circuler à leur compte les narcotrafiquants pour mieux déjouer les forces de l’ordre rappellent les identités successives déployées par Crospito pour transcender un réel oppressant; la matérialité du rouleau de pellicule récupéré par Crospito vient s’opposer à l’évanescence de la photographie numérique; et ainsi de suite. La lecture croisée de ces exemples ne leur donne pas forcément un sens. Le fonctionnement textuel que leur organisation dévoile suggère cependant un effet qui repose davantage sur la masse — « une forme de dessein caché, des correspondances » (100) — que sur la singularité.

Jeff Mermelstein, Sans titre (2020)  
Œuvre tirée du livre #nyc, Londres : MACK, 2020, 160 p.  
Impression sur papier teint en bleu | 19 x 14,5 cm  
Image numérique | 1701 x 2268 px  
Avec l’aimable autorisation de MACK et de l’artiste  

Bien que les intrigues parallèles du livre de Razon — à teneur nettement plus romanesque que le récit de l’observation menée par Lemasson — éloignent le texte de Tentative d’épuisement d’un lieu parisien, le principe même du recoupement et de la possible systématisation vient paradoxalement rappeler la démarche de Perec. En effet, à l’occasion d’une suite de remarques secondaires qui apparaissent au fil du texte, l’auteur de Tentative d’épuisement évoque la tentation de distinguer certains principes organisationnels du réel : il commence à s’intéresser, de manière générale, aux « [t]rajectoires » (12) des véhicules; au « stimulus extérieur » (21) ou à la « motivation particulière » (22) d’un « mouvement d’ensemble » (21) de pigeons; à la possibilité d’« appliquer […] la théorie des vases communicants » (29) à la population des autobus; à l’élaboration d’un « théorème » (40) expliquant le mouvement des piétons; si ce n’est au « [p]rojet d’une classification » (46) des types de parapluies. Bref, si l’observateur de Perec ne cherche pas à interpréter les singularités du réel, il ouvre néanmoins à la possibilité d’organiser sa démarche d’épuisement selon des principes et des catégories logiques. Le roman de Razon paraît appliquer ce type de saisie raisonnée à son fonctionnement général, qui semble précisément inviter le lecteur à élaborer toute une série de recoupements et de classifications ou, pour reprendre les mots de Lemasson, à « dégager des lignes directrices et des biais pour comprendre ce qui [est] en train de se produire » (20).

Le principe, que l’on pourrait nommer « signification statistique », c’est-à-dire reposant sur un sens induit par une série de convergences et réitérations, s’il est possiblement inspiré du texte de Perec auquel Razon rend ouvertement hommage, renvoie aussi, de manière révélatrice, à l’univers du numérique, qui demeure le principal sujet d’Écoute. Internet, du page ranking de Google aux suggestions d’achats d’Amazon et d’iTunes, est en effet tout entier organisé autour des principes de la démultiplication et du lien. D’innombrables algorithmes hiérarchisent et ordonnent les données — « un afflux permanent qui se produi[t] à la nanoseconde » (18) — selon leur fréquence et leurs interactions. En conséquence, la signification individuelle n’est plus forcément un enjeu : ce qui compte avant tout est la densité des flux. L’univers, tel que saisi « de tweets en textos, […] de selfies en stories Snapchat » (29) ou réduit à « une centaine d’emojis aussi stupides que caricaturaux » (29), vaut moins pour son infinie variété que pour une série de tendances fortes. Le roman de Razon paraît s’inscrire dans une telle logique — une logique du (ou des) flux —, dans la mesure où ses personnages hautement colorés ne valent pas tant dans leur singularité que comme illustrations variées d’une même série de phénomènes. La narration remarque d’ailleurs, de manière inquiétante, que

[c]e n[e] [sont] plus des phrases, des images, des représentations qui circul[ent] mais un immense flux de métadonnées. Elles form[ent] une déferlante de fractales qui préc[ède] ou s[uit] un événement, on le sa[it] désormais. (156)

À la lumière de ces diverses observations, la question se pose donc : le texte de Razon, qui adopte en apparence un certain nombre des principes organisationnels de l’univers du numérique dont il traite, se veut-il un exemple d’une nécessaire reconfiguration des formes littéraires face à une réalité désormais surmédiatisée et augmentée? La réponse, et c’est ce qui fait tout l’intérêt d’Écoute, s’avère quelque peu ambiguë.

Un échec programmé

Jeff Mermelstein, Sans titre (2020)  
Œuvre tirée du livre #nyc, Londres : MACK, 2020, 160 p.  
Impression sur papier teint en bleu | 19 x 14,5 cm  
Image numérique | 1701 x 2268 px  
Avec l’aimable autorisation de MACK et de l’artiste  

L’évolution du présent de l’intrigue est révélatrice. Lemasson, dont la curiosité a déjà été piquée par le fait que Crospito n’émet aucune donnée, s’y intéresse encore davantage lorsque celui-ci attire bien malgré lui l’attention d’une bande de jeunes « métalleux » du lycée du quartier. Ceux-ci croient reconnaître le légendaire « Morse » de la scène death metal scandinave, disparu mystérieusement à la fin des années 80. Ils se mettent à diffuser sa photo, prise à la dérobée, sur Instagram et d’autres plateformes socionumériques pour informer le monde de leur découverte. L’information devient rapidement virale; son partage exponentiel éclipse toutes les autres communications électroniques de l’avenue (147-161). La situation prend une tournure grand-guignolesque au moment où affluent des gothiques de toute part, alertés par leurs fils d’information respectifs, et que surgit l’avocat Tuschinsky, lui-même poursuivi par une meute de sicaires mexicains voulant venger la trahison de leur employeur (233-245). Un « convoi exceptionnel » (234) bloque, au même moment, la vue de Lemasson, qui se trouve alors obligé de quitter sa camionnette — et, par le fait même, son dispositif d’écoute — pour assister, arme à la main, au déroulement de la scène dans le réel. Tandis que dégénère cette confrontation tendue — parodie des westerns spaghettis à la Sergio Leone filmée et diffusée en temps réel par une multitude de téléphones portables —, le véhicule gigantesque poursuit tranquillement sa route. Il servira à commettre un attentat meurtrier, inspiré de celui de Nice en 2016, une vingtaine de minutes plus tard (290). Moralité : le non-événement, amplifié par la caisse de résonance d’Internet et des réseaux socionumériques, aura involontairement éclipsé la menace réelle, celle que Lemasson avait pourtant pour mission de prévenir.

Une telle résolution de l’intrigue paraît condamner sans ambages les illusions de l’univers du numérique. Cette critique s’applique-t-elle, par extension, aux formes de fiction qui en sont inspirées? Le cumul des points de vue émanant des principaux personnages offre en fait une vision plus nuancée du problème. L’intrigue principale met l’accent sur l’incapacité de Lemasson à déchiffrer la réalité — tant empirique que virtuelle — qu’il observe. La narration souligne à plusieurs reprises la tendance du personnage à assimiler les données qu’il capture à la trame des fictions qui meublent ses loisirs : « C’était comme une pièce de théâtre, un genre de cirque » (101); « [u]n roman à ciel ouvert, désordonné et sauvage, éclaté en autant de personnages qu’il existait de personnes et d’applications » (100). L’échec du policier découle ainsi du fait qu’il applique intuitivement une grille de lecture traditionnelle — laquelle repose davantage sur la narrativité que sur la logique du (ou des) flux — à un corpus résolument contemporain. Lemasson en vient alors à comprendre « ce qui lui fai[t] défaut dans l’analyse des conversations » : il s’obstine à « traqu[er] des histoires et des indices là où il lui serait plus utile de trouver des repères et des faits » (19). Ce constat, doublé d’un besoin « de révélation […], de […] donner du sens à ce bazar » (25), le pousse à se rabattre, selon les protocoles de l’espionnage numérique, sur le principe du pic de données : soit un « volume […] trop important pour qu’on le considère comme anecdotique », « le signe d’une effervescence hors norme » (156). Cette approche, de prime abord, paraît pertinente dans la mesure où elle fait écho à la structure générale du roman, dans lequel les diverses intrigues parallèles valent moins en elles-mêmes qu’au travers de leurs échos réfractés. Selon un tel principe d’interprétation, la révélation « n’[est] pas dans les mots, mais dans ce que la communication elle-même gén[ère] » (26). Or, comme on l’a vu, ce choix mène le policier à rater le véritable événement, à privilégier la tendance générale aux dépens de la singularité. Les dérapages observables dans la diégèse paraissent dès lors contredire la dynamique de lecture suggérée par la construction même du texte.

Le roman de Razon insiste par ailleurs — et parallèlement — sur le refus de Crospito de toute forme d’identité fixe ou d’unicité, sur sa volonté métaphysique d’« [h]éberger le multiple en soi » (220). À l’occasion d’une réflexion qui intègre le principe de résonances sur lequel repose la construction d’ensemble du texte, le personnage fait un lien entre ses avatars existentiels et la profusion des communications électroniques, que pourtant il refuse :

Les mots étaient trompeurs, ils donnaient à la vie une illusion de continuité. Il faudrait tout hacher, tout interrompre, faire entendre un dialogue à huit voix pour rendre compte de [s]a vie […]. Quelque chose comme ces échanges par téléphone qui semblaient tous les accaparer. (89)

Le principe de juxtaposition d’Écoute souligne cependant l’apparente légitimité de la démarche de Crospito, qui cherche à se réinventer lui-même, par rapport à la facticité des « doubles numériques » (286) tels qu’observés par Lemasson. La fin du roman, ambiguë, laisse entendre que ces supposées réinventions de soi n’auraient été pleinement perceptibles que par le personnage lui-même : « Le garçon restait le même. Il vieillissait voilà tout. » (298) De ce fait, pendant que le policier recherche désespérément une ligne narrative dominante au sein des apparences hétérogènes diffusées par le réseau infini de téléphones portables, l’ancien étudiant lisboète, en quête de brouillage et de démultiplication, se voit bien malgré lui ramené à la trame unique, singulière, de son existence individuelle. Là encore, les principes d’interprétation suggérés par la forme du texte semblent démentis par les mésaventures de ses personnages, par la teneur même du récit.

On aboutit ainsi au paradoxe d’une intrigue où l’ensemble des démarches menées par les protagonistes — qu’elles soient de communication ou de déchiffrement, qu’elles visent l’affirmation de soi ou la dissimulation, qu’elles reposent sur des approches empiriques ou numériques — s’enlisent dans un commun échec. Que retenir alors d’une telle lecture? Le retour sur Perec, prétexte à la réflexion, offre peut-être quelques pistes de réponse à cet égard.

Un retournement significatif

Tentative d’épuisement d’un lieu parisien consigne « plusieurs dizaines, plusieurs centaines d’actions simultanées, de microévénements dont chacun implique des postures, des actes moteurs, des dépenses d’énergie spécifiques » (15). Si ce qui est recensé est de l’ordre de l’éphémère, l’ensemble ne paraît pas moins reposer — en tout ou en partie — sur une série de motifs ou de principes implicites. Après quelques séances d’observation, le narrateur de Perec en vient pourtant à se déclarer « [à] la recherche d’une différence » (35), afin de marquer la spécificité du moment présent et, possiblement, de rompre la monotonie. L’exemple banal d’une automobile qui peine à se garer l’amène à constater que l’inhabituel semble entraîner une implication (ou, du moins, une forme de spectature) de la part de passants autrement indifférents : « Cela suscite l’éveil, l’ironie, la participation de l’assistance » (38). Il en retient un principe fondamental pour sa propre saisie du réel : « ne pas voir les seules déchirures, mais le tissu (mais comment voir le tissu si ce sont seulement les déchirures qui le font apparaître […]) » (38). La suite du texte ne précise pas si cet objectif — avec les interrogations essentielles qu’il soulève — a véritablement été atteint.

Jeff Mermelstein, Sans titre (2020)  
Œuvre tirée du livre #nyc, Londres : MACK, 2020, 160 p.  
Impression sur papier teint en bleu | 19 x 14,5 cm  
Image numérique | 1701 x 2268 px  
Avec l’aimable autorisation de MACK et de l’artiste  

Écoute, du moins dans les scènes de surveillance, repose sur une démarche similaire d’observation urbaine. Au caractère éphémère de la déambulation ou du passage motorisé s’ajoute désormais l’évanescence des communications numériques, vouées à l’instant et emportées inéluctablement par le(s) flux. L’ensemble ainsi constitué ne s’avère pas moins convenu, prévisible : on y retrouve « des schémas récurrents, des formules toutes faites » (17), si l’on en croit le personnage de Lemasson. Le policier se met de ce fait à l’affût de l’inhabituel, qui, dans le cadre de sa mission, constitue un facteur potentiel de menace. Or, dans cette perspective croisée, l’achalandage monstre — tant réel que virtuel — entraîné par la présence incongrue de Crospito sur l’avenue des Gobelins à la toute fin d’Écoute ne va pas sans rappeler les effets de foule que suscite la « différence » dans la routine urbaine observée par Perec. Mais, contrairement à ce qui est postulé dans Tentative d’épuisement, cette « déchirure », loin de faire apparaître le « tissu » même du réel, contribue plutôt à en masquer les attributs, s’érige en leurre par rapport au véritable événement que constitue l’acte terroriste à venir. La résolution de l’intrigue ouvre-t-elle alors à une ambivalence de même type que celle laissée en filigrane dans le texte de Perec?

On pourrait avancer que, si le principe du ratage est clair sur le plan de la diégèse, où Lemasson délaisse en quelque sorte la proie pour l’ombre, il fonctionne de manière différente sur le plan du texte lui-même, qui projette sur son lecteur les ambivalences que pouvait avoir le personnage quant à l’usage intempestif des communications numériques observable chez ses contemporains. Le caractère « vieux jeu » (32) du policier permet à la narration d’insister sur le fait que les passants « émettent tous. Sort[ent] d’eux des volutes d’ondes, d’histoires, de photos qui s’imprim[ent] sur [l’]écran [de surveillance] comme une immense kermesse. » (80) Par conséquent, Lemasson a le souhait étrange « qu’on sonorise les gens pour qu’ils se rendent compte de tout ce qu’ils envo[ient], les appels, les sms, les photos, les vidéos, les tweets, les mails, la géolocalisation par leurs applis. » (81) Or, n’est-ce pas là précisément ce que fait le roman de Razon en renvoyant le lecteur contemporain lambda, par l’entremise de la surveillance policière, à son usage quotidien du numérique, si ce n’est à son rapport fusionnel avec le téléphone portable, tout à la fois « paravent, […] bouclier [et] talisman » (90)? Vu ainsi, l’échec apparent se convertit en réussite dans la mesure où, pour reprendre une fois de plus les termes de Perec, la « déchirure » que cause la présence de Crospito dans le « tissu » habituel des échanges par messages textes et autres réseaux socionumériques vient révéler un certain nombre de propriétés de celui-ci, autrement ignorées par indifférence ou par habitude.

Écoute suggère de surcroît, à travers ses intrigues secondaires, que la propension au mensonge ou à la bonification de soi par le biais d’une identité numérique demeurerait, à bien des égards, lacunaire, insuffisante. Si l’espionnage électronique de Lemasson — que vient complémenter son observation de l’activité réelle de l’avenue — met bien en évidence cette tendance, deux figures en offrent des contre-exemples parlants. D’une part, les démarches entreprises par l’avocat Tuschinsky pour le compte de son employeur (le narcotrafiquant qui souhaite échapper à ses ennemis) ont pour effet de rappeler l’important investissement personnel requis par tout changement d’identité. Confronté au cas singulier de cet homme obèse qui veut changer à la fois de sexe et de corpulence, un médecin passe outre les difficultés techniques de l’opération pour poser la seule question d’importance selon lui : le patient aura-t-il « la capacité à “occuper” ce corps, à l’accepter » (198)? Saura-t-il « retrouver l’accord entre [ses] sensations et leur enveloppe » (198)? D’autre part, la fuite en avant incessante de Crospito, qui aspire à constamment se réinventer — et ce, tant pour lui-même que pour autrui —, met l’accent sur l’ambition, voire l’inconscience, nécessaire pour mener à bien une telle démarche. Le roman laisse une part importante de ces avatars dans les blancs du texte, ce qui contribue à en entretenir le mystère. Une énumération rétrospective, à la toute dernière page du récit, n’en donne pas moins à imaginer le paradoxal romantisme, la part de poésie : « [Crospito] revenait transformé […]. À l’en croire, il était mort dans un marais, devenu une star du rock, un poète, un pirate grec, un espion du silence. » (298) L’éventuelle réussite de ces deux tentatives d’effacement ou de réinvention de soi demeure, bien évidemment, ambiguë. Mais, à l’instar de ce qui a été dit de l’échec de Lemasson, ces cas de figure ne produisent pas moins une « déchirure » révélatrice dans la trame symbolique des usages et des pratiques d’Internet.

Ce dernier aspect du roman a en outre pour effet de suggérer que les « vrais » récits, les « vraies » représentations — du moins celles qui valent la peine qu’on s’y attarde —, se trouvent peut-être ailleurs, hors de la sphère du numérique. Les paroles du médecin rappellent l’importance de la volonté d’immersion nécessaire à toute plongée dans une réalité autre que la sienne. L’aperçu alléchant offert des mésaventures de Crospito, qui ne vont pas sans évoquer l’inventivité et la démesure propres au feuilleton ou au récit d’aventures, souligne la nécessité de savoir se projeter hors des schémas convenus, étriqués. Où trouver, dans ce cas, ces fictions supposément essentielles, du moins selon les filigranes d’Écoute? Possiblement, si l’on suit la logique implicite du texte, dans la fiction littéraire elle-même ou, du moins, dans une certaine approche résolument contemporaine de celle-ci.

Une nouvelle prose du monde

Jeff Mermelstein, Sans titre (2020)  
Œuvre tirée du livre #nyc, Londres : MACK, 2020, 160 p.  
Impression sur papier teint en bleu | 19 x 14,5 cm  
Image numérique | 1701 x 2268 px  
Avec l’aimable autorisation de MACK et de l’artiste  

Alors que Tentative d’épuisement d’un lieu parisien repose sur une écriture minimaliste, qui vise à retranscrire de manière objective les observations de l’auteur (ou de son alter ego tel qu’il se donne à lire dans le texte), Écoute multiplie les focalisations narratives ainsi que les ouvertures génériques et formelles. L’observation que fait Lemasson des événements se déroulant sur l’avenue des Gobelins est complétée par le commentaire en direct qu’en offrent les dizaines d’utilisateurs de téléphones portables qu’il espionne à leur insu. Ce présent du récit est lui-même remis en perspective par les intrigues parallèles, qui en viennent cela dit à se rejoindre. À ceci s’ajoute, sur le plan de la construction romanesque, une intégration de divers sujets d’actualité aux thématiques hétéroclites : les attentats terroristes en France (tout particulièrement celui survenu à Nice en juillet 2016); le développement des dispositifs de surveillance électronique qui en découle; le narcotrafic latino-américain, remis au goût du jour par la télésérie Narcos (Chris Brancato, Carlo Bernard et Doug Miro, 2015-2017) ou l’arrestation médiatisée de Joaquín « El Chapo » Guzmán; les dérives spectaculaires de la scène death metal norvégienne (meurtres, incendies d’églises) au début des années 90; et bien d’autres. Cette somme hétéroclite de sujets se voit complémentée par un jeu similaire des formes, qui se multiplient : narration romanesque et prose électronique, bien sûr, mais aussi, dans le désordre, poésie moderniste (références constantes à l’œuvre de Pessoa), récit historique (le marranisme portugais), roman d’aventures (les déboires de Crospito, ceux des bandits mexicains), polar (l’enquête policière), sans oublier l’intertexte, ouvertement revendiqué par l’auteur, que constitue le livre de Perec.

À l’image de ses personnages qui convergent, pour la scène finale, sur l’avenue des Gobelins, Écoute prend ainsi forme par le rassemblement d’éléments disparates. Par-delà le brouillage entre réel et fiction, typique du genre romanesque, le recours à ce procédé laisse entrevoir, de manière plus subtile, une confrontation constante entre fictions du quotidien (tout ce qui émane des communications électroniques interceptées par Lemasson) et fictions littéraires (l’entièreté de l’intertexte lettré convoqué par le roman). Un tel principe de cumul dynamique de discours et de représentations est, depuis ses débuts, à la base du genre romanesque. Or, de manière révélatrice, il constitue également la trame (ou le « tissu », pour parler comme Perec) d’Internet, soit précisément ce que le texte de Razon cherche à représenter, voire à critiquer. Un effet intéressant de mise en abyme semble alors se profiler : le roman de Razon, dans sa diversité et son éclatement, adopte, par cette construction même, la principale caractéristique formelle de l’univers numérique — et donc de la soi-disant « réalité » contemporaine — qu’il vise à mettre en scène.

Pareille approche est significative en ce qu’elle s’inscrit dans une tendance forte de la littérature française actuelle quant au traitement d’Internet et des réseaux socionumériques, tout en paraissant, à certains égards, la dépasser. La romancière Emmanuelle Pireyre, notamment, s’intéresse beaucoup aux possibilités d’écriture offertes par les données issues du Web, sans pour autant se départir d’une fondamentale méfiance à leur égard. Dans un article où elle se demande « Comment ne plus être data victim? » (2014: 35), elle insiste sur le fait que les données ne sont jamais neutres, mais toujours préalablement orientées, mises en forme. Elles constituent de ce fait « une sorte de poids mort du réel » (37), ce qui fait qu’« on a toujours raison de les soupçonner » (37). Dès lors, la fonction de l’écrivain consisterait à défaire ces constructions idéologiques, à en proposer un traitement réducteur, démystifiant : « les faire entrer assez largement dans le texte littéraire […], mais avec l’objectif constant de les décaler, les tordre, les rudoyer, les réinterpréter… bref, de leur nuire. » (43) Une telle approche neutralisante ne va pas sans rappeler, à certains égards, l’« épuisement » textuel pratiqué par Perec face à l’agitation, bien tangible celle-là, de la place Saint-Sulpice.

44, avenue des Gobelins, Paris (2019)  
Capture d'écran prise sur Google Street View le 19 août 2019  
Image numérique | 2538 × 1666 px  

Razon partage apparemment de telles inquiétudes face à l’omniprésence des données numériques, comme le suggèrent les réactions du personnage de Lemasson. La recombinaison ludique qu’Écoute opère à partir d’éléments issus du Web — réel ou fictif — comporte d’ailleurs une dimension critique similaire à celle que revendique Pireyre pour son propre travail. Or, en insistant sur la dimension narrative des communications détournées par le policier, en confrontant celle-ci à d’autres formes de récits ou de mises en scène issues du quotidien, le roman paraît aspirer à fondre l’ensemble de ces fictions — de soi comme du monde — en un immense métarécit. Il s’agit ici moins d’ériger la littérature comme rempart lettré contre les excès du numérique que de profiter du dynamisme et du foisonnement des données qui y circulent pour alimenter et prolonger la grande tradition de la fiction romanesque. La figure de Crospito, envers symbolique de Lemasson, incarne, au sein du texte, les modalités d’un tel retournement. Comme le résume un apophtegme final qui rend un hommage intradiégétique aux espoirs du personnage, à sa démarche : « Il va[u]t mieux imprégner le monde de sa folie que de se laisser envahir par le chaos. » (298)

Écoute réussit-il pour autant à se montrer à la hauteur d’une telle ambition? Le roman de Razon parvient-il à projeter sur l’univers, tant réel que virtuel, une part de sa fantaisie? Une observation, certes anecdotique, suggère que l’objectif est (du moins en partie) atteint. Lorsqu’on entre, dans la barre de recherche de Google Street View, l’adresse « 44, avenue des Gobelins », laquelle correspond au magasin « Jouets Gobelins » face auquel se déroule la confrontation finale entre les divers personnages, la devanture du commerce est cachée par un immense véhicule qui rappelle, à bien des égards, le « camion jaune aux roues épaisses surmonté d’une grue » (234) décrit par la narration5. Ledit camion, tel que saisi par Google, sert manifestement dans le cadre de travaux d’entretien de l’avenue. Rien n’interdit toutefois, en une projection à rebours de l’univers du texte sur la plateforme numérique qui en est pourtant le sujet, d’y voir l’annonce paradoxale d’une catastrophe à venir.

  • 1. RAZON, Boris. 2018. Écoute. Paris : Stock, p. 157.
  • 2. Une présentation plus détaillée du cadre théorique sur lequel repose la présente analyse figure dans l’introduction du dossier, cosignée avec Michaël Trahan. Nous n’avons pas estimé nécessaire d’en reprendre les éléments ici.
  • 3. Les italiques, dans cette citation comme dans celles qui suivent, sont dans le texte original. Leur usage n’est cependant pas le même chez Razon et chez Perec. Dans Écoute, les italiques servent à signaler les déictiques de temps et de lieu, ainsi que les paroles et les écrits interceptés par le dispositif de surveillance. Dans Tentative d’épuisement, ils distinguent les intertitres qui structurent les observations, mais aussi certaines réflexions, entre parenthèses, que l’auteur se fait à lui-même.
  • 4. Crospito, contrairement aux autres personnages, est généralement qualifié par son seul prénom dans la narration. Nous respectons ici cet usage.
  • 5. La photographie à laquelle il est fait référence date de juin 2018. Elle a depuis été remplacée par un balisage de l’avenue plus récent.
Pour citer

DAVID, Sylvain et Sophie MARCOTTE. 2020. « Tentative d'épuisement d'un flux parisien », Captures, vol. 5, no 2 (novembre), dossier « Fictions du numérique. Représentations d’Internet et des réseaux sociaux dans le roman contemporain ». En ligne : http://www.revuecaptures.org/node/4888/