Il n’y avait personne en lui; derrière son visage […] et derrière
ses discours, qui furent nombreux, fantastiques et agités, il
n’y avait qu’un peu de froid, un rêve que personne ne rêvait.
Jorge Luis Borges1.
[I]l se bricola un masque qui lui fit la peau et avec lequel il
écrivit des livres; le masque lui avait si bien collé à la peau que
quand peut-être il voulut le retirer il ne trouva plus sous sa
main qu’un mélange ineffable de chair et de carton-pâte […].
Pierre Michon2.
Michel Houellebecq, ou la littérature comme produit culturel de masse
Au cours de l’été 2015, alors que les remous liés à la parution de Soumission quelques mois plus tôt (le 7 janvier — autrement dit, le jour de l’attaque meurtrière perpétrée contre Charlie Hebdo3) tendent à s’estomper, Michel Houellebecq défraie de nouveau la chronique. Tapageusement, il dénigre et déclare non autorisé le travail de la journaliste Ariane Chemin, qui se proposait de lui consacrer une vaste enquête en six épisodes dans les pages du prestigieux quotidien Le Monde. Il n’en reste pas là : dans la foulée, il décide, en guise de représailles, d’accorder cinq rencontres exclusives au Figaro Magazine, hebdomadaire de grande diffusion dont la ligne éditoriale ne s’accorde pas vraiment (c’est le moins qu’on puisse dire) avec celle du Monde. Ces deux « séries d’été » concurrentes, que leur ancrage dans la presse généraliste destine à un très large public, placent Houellebecq sous le feu des projecteurs; mais ce n’est pas tout : dans les derniers jours du mois d’août, un passage quelque peu imprévu (parce qu’indépendant de toute actualité littéraire) dans l’émission d’infotainment à grande audience On n’est pas couché précède de peu les poursuites judiciaires finalement amorcées par le lauréat du Goncourt 2010 à l’encontre du Monde. Ces péripéties médiatiques, ainsi que les nombreux commentaires auxquels elles ont donné lieu, illustrent à merveille certains des aspects les plus saillants du devenir de la littérature en contexte contemporain.
Auteur de best-sellers qui cherchent à concilier leur potentiel commercial avec une forme de crédibilité symbolique, Michel Houellebecq s’est peu à peu métamorphosé au cours de sa carrière, qu’il l’ait voulu ou non, en produit culturel de masse — son omniprésence médiatique s’expliquant notamment par sa capacité à sonder les angoisses de son temps, par sa facilité à attiser la polémique, et enfin par la nature protéiforme de ses activités : il cumule les casquettes de romancier, de poète, d’essayiste, de chanteur, de musicien, de photographe, d’acteur, de réalisateur, de commissaire d’exposition et de critique d’art. Houellebecq s’impose ainsi avant tout comme un people touche-à-tout, comme une superstar ultra-visible dont il serait facile, somme toute, d’oublier le statut d’auteur4. À ce titre, le « cas Houellebecq » semble emblématique d’un certain état du champ littéraire5 — et c’est précisément ce rapport d’exemplarité qu’il s’agira ici de questionner, en revenant sur un objet culturel récent : un long-métrage intitulé L’Enlèvement de Michel Houellebecq, qui prolonge à l’écran la réflexion en actes que Houellebecq mène par ailleurs sur les processus interactionnels régissant la construction de son image publique.
L’écrivain et la visibilité : la fabrique de la persona
Théâtre de bouleversements technologiques qui se traduisent notamment par une prolifération inédite d’images, l’extrême contemporain s’ingénie à ébranler, voire à relativiser les privilèges autrefois dévolus à l’écrit et au verbal dans le déploiement du fait littéraire — ce qui ne va pas sans affecter les modalités selon lesquelles s’opèrent les actes de création (montages plus ou moins hybrides de textes, d’images fixes ou animées, de musiques, pratiques de la performance) et de réception, mais aussi la conservation et la transmission des œuvres ainsi produites (méthodes d’édition, d’archivage, de diffusion, d’exposition). L’expérience littéraire telle qu’elle se module aujourd’hui rompt ainsi en partie avec cette littérature absolutisée, cette « littérature en majesté » (Maingueneau: 147) qui guidait les usages et les représentations depuis l’avènement de l’âge romantique à la fin du XVIIIe siècle : désacralisée par son inscription dans l’économie spectaculaire qui régit la production culturelle contemporaine, sévèrement concurrencée et privée de l’emprise symbolique qu’elle exerçait jusqu’à il y a peu sur l’ensemble des arts, la littérature compose désormais, comme pratique artistique parmi d’autres, avec l’importance croissante prise dans nos sociétés par le paramètre audio-visuel.
En matière de notoriété des personnes, ce renversement coïncide avec l’avènement d’un régime nouveau, cartographié par la sociologue Nathalie Heinich et caractérisé, selon ses dires, par le glissement d’une forme conventionnelle de célébrité centrée sur le nom à ce qu’elle appelle la visibilité, qui associe au nom un visage. Cette situation, note-t-elle, ne va pas sans exercer une influence profonde sur les mœurs du champ littéraire; alors que celui-ci tenait autrefois la visibilité pour une « anti-valeur » (Heinich: 158) (un stigmate, ou une « valeur négative » [158]), l’écrivain contemporain s’avère de plus en plus appelé à s’exposer6 et, partant, à contester « le discrédit [autrefois] attaché à la visibilité dans le monde littéraire » (161). À l’instar de n’importe quel autre individu doté de certains talents ou compétences en attente de reconnaissance7, il offre son corps et son visage en pâture plus souvent qu’à son tour — en effet, dans l’environnement médiatique saturé qui caractérise l’époque contemporaine, les certificats d’excellence ne s’accordent pour la plupart qu’aux écrivains consentant à soutenir leurs textes en se montrant. En d’autres termes, ainsi que le professait déjà Philippe Lejeune en 1980, « [o]n consomme aujourd’hui l’image et la voix de “l’auteur” souvent avant d’avoir lu une seule ligne de lui » (Lejeune: 103) — c’est l’ère des écrivains peopolisés (Ducas, 2013) et de la littérature « publicisée » (Lahire, 2010).
Bien que cette configuration particulière de l’institution littéraire dont Houellebecq paraît exemplaire renonce partiellement sur certains plans à la doxa romantique, elle la prolonge à d’autres niveaux — par exemple, en insistant sur la dimension nécessairement spectaculaire de l’activité littéraire (Meizoz, 2015; Carnevali, 2013). L’impératif de visibilité qui assujettit les écrivains aujourd’hui ne fait en effet qu’accentuer un état de choses dont José-Luis Diaz a montré qu’il était en vigueur depuis la fin du XVIIIe siècle (Diaz, 2000; 2011) — c’est à ce moment, alors que naît l’auctorialité moderne caractérisée par la recherche de l’originalité, l’affirmation de la singularité et la poursuite individuelle de l’authenticité, que l’écrivain se convertirait en « personnage public engagé dans un processus de théâtralisation » (Dhondt et Vanacker, 2013) et faisant de sa vie une œuvre. De fait, performer en représentation, l’écrivain actualise par ses comportements des schèmes prélevés dans un « répertoire historique de conduites auctoriales » (Meizoz, 2004) possibles : autrement dit, il adopte une posture (Meizoz, 2007; 2011); en ce sens, il ne saurait paraître et exister sur la scène sociale sans sa persona, ce masque de comédien qui se confond avec sa face publique, et dont le modelage dépend pour une part non négligeable de l’ensemble des médiateurs qui assurent la cohésion du champ littéraire — médias, bien sûr, mais aussi lecteurs, éditeurs, universitaires, etc. L’écrivain qui consent à paraître ne fait donc, en définitive, avec toute l’ambiguïté que cette expression recèle, que se produire — comme on le dirait d’un comédien s’exposant, dans des rôles définis collectivement, à des bouleversements réellement vécus. Du poème, Valéry disait qu’il était « hésitation prolongée entre le son et le sens » (Valéry, 1943: 79); de la visibilité de l’écrivain, on pourrait dire qu’elle ouvre à un autre type de suspens irrésolu — entre l’hypothèse du jeu, de la comédie, et celle de l’authenticité, ou, pour le dire autrement, entre le personnage, masqué, et ce qu’on présuppose comme son envers, la personne.
Houellebecq et les médias : un brouillage systématique de la frontière entre fiction et réalité
C’est précisément cette hésitation qu’incarne la trajectoire médiatique de Houellebecq. L’écrivain lui-même semble en effet prendre beaucoup de plaisir, depuis ses débuts, à cultiver l’incertitude entre ce qui appartient à la réalité et ce qui relève des diégèses qu’il met en place dans ses romans. En 1998, pour la parution des Particules élémentaires, il pose ainsi en couverture des Inrockuptibles affublé d’une blouse de laborantin que n’aurait pas reniée l’un des protagonistes de son roman, un biologiste auquel il donne par ailleurs son prénom — Michel Djerzinski. On pourrait multiplier longtemps les exemples attestant ce brouillage systématique; nous nous contenterons d’en mentionner un supplémentaire, déterminant dans le parcours de Houellebecq. En 2001, au cours d’interviews accordées aux magazines Lire et Profil, il reprend à son compte le discours violemment xénophobe du narrateur de Plateforme (ce qui ne l’empêchera pas, plus tard, de se réfugier derrière le paravent de la fiction8) — ces propos lui vaudront en 2002 un procès retentissant, initiant le rapport agonistique qu’il entretiendra dès lors avec les médias, dont il dénonce avec virulence l’influence néfaste dans le processus de façonnement de sa persona9. Sur ce point précis, il constatait déjà en 2000, à l’occasion de la sortie de son disque Présence humaine : « le décalage entre ce que je lis de moi et ce que je suis est devenu énorme sur certains points » (Beauvallet, 2000)10. En 2010, Houellebecq bouclait lui-même la boucle avec La carte et le territoire, roman sacré par le prix Goncourt où intervient un personnage nommé… Michel Houellebecq. C’est cet alter ego de papier dont il est impossible d’évaluer précisément la charge fictive que le héros de La carte et le territoire, l’artiste Jed Martin, soupçonne de « joue[r] un peu [son] propre rôle » (Houellebecq, 2010: 141), c’est-à-dire de se comporter de manière à ratifier son image publique.
L’enlèvement de Michel Houellebecq, un objet hybride
Jouer son propre rôle, c’est ce que Michel Houellebecq, le Michel Houellebecq de chair et d’os, fait littéralement dans L’enlèvement de Michel Houellebecq, un téléfilm réalisé par Guillaume Nicloux en 2014. Cet objet cinématographique hybride repose sur une anecdote réelle : le 13 septembre 2011, des médias belges annoncent la disparition de Michel Houellebecq (anonyme, 2011a; 2011b; 2011c). Réputé fiable et assidu dans ses contacts avec son lectorat, l’écrivain ne s’est présenté ni aux Pays-Bas, ni en Belgique — deux pays qu’il devait visiter dans le cadre de la tournée de promotion de La carte et le territoire. Très vite, la rumeur enfle : la presse relaie l’inquiétude de ses éditeurs, et on évoque même, sur les réseaux sociaux, l’hypothèse d’un enlèvement par Al-Qaïda (anonyme, 2011d). Quelques jours plus tard, au terme d’un épisode qui ne va pas sans évoquer la performance de Chris Burden intitulée Disappearing11, l’écrivain réapparaît, mettant un terme aux conjectures : « J’étais alors en Espagne. Je n’avais pas reçu mes billets d’avion pour rentrer en France. Et sur place, je vivais sans internet ni téléphone. Tout s’est passé sans que je ne m’en rende compte » (Houellebecq cité par Monnier, 2014). Sur base de cet incident, Guillaume Nicloux met au point un dispositif étonnant et quelque peu paradoxal : pour raconter, sur le mode de la fiction, ce qui aurait pu se passer durant ces quelques jours où Houellebecq demeurait introuvable, il mobilise des codes hérités du cinéma documentaire. Sur base d’une « ossature scénaristique » (Nicloux cité par Cusseau, 2014) réduite, le cinéaste veille en effet à filmer en continuité et en temps réel (Moreault, 2015), tout en laissant libre cours aux facultés d’improvisation de ses comédiens — qui, interprétant tous leur propre rôle, révèlent peut-être aussi, mais rien n’est moins sûr, une part d’eux-mêmes, au-delà ou en deçà du jeu. Nicloux confesse ainsi avoir cherché à concevoir « un récit dont le héros serait Michel Thomas12 […], et non Michel Houellebecq, l’écrivain public » (Nicloux, 2014); en d’autres termes, L’enlèvement s’emploie explicitement à capter non pas la figure médiatique, mais bien l’individu, l’être civil, la personne, c’est-à-dire cette instance qu’on suppose tapie derrière le masque — derrière la persona. L’argument qui structure le film est simple : l’écrivain Michel Houellebecq est enlevé par trois malfrats, aussi désorganisés que fervents adeptes du combat rapproché. Dans l’attente du versement d’une rançon qui tarde à être payée, l’auteur apprend à connaître ses ravisseurs et les parents de l’un d’eux, chez qui il est détenu.
Portrait de l’auteur en quidam
Pour l’essentiel, le film de Nicloux relate donc une captivité dont les motifs restent obscurs : autrement dit, il fait peu de place au mouvement et se concentre sur le piétinement et les temps morts (l’enlèvement lui-même n’a d’ailleurs rien de spectaculaire). Houellebecq n’y est montré au travail, en train d’écrire, que très brièvement; la majeure partie de l’action relève plutôt du petit marasme de l’existence quotidienne dont l’écrivain s’est fait l’analyste détaillé dans ses textes. En dépit du programme qu’il s’est fixé, Nicloux reconduit, dès les premiers plans de son film, l’image de la figure publique telle qu’elle s’est largement diffusée, notamment dans les médias (Meizoz, 2014) : Houellebecq apparaît en être banal et solitaire, un brin amorphe, reclus au sommet de sa tour surplombant le Chinatown parisien, snobé par les taxis, errant dans les rues comme n’importe quel quidam, et s’épongeant le nez d’un revers de main bien peu élégant. À l’encontre de la doxa romantique, la revendication par Houellebecq, depuis ses débuts en littérature, de sa platitude et de sa médiocrité (notamment sur le plan de l’écriture elle-même — du « style13 ») constitue paradoxalement le cœur de sa légende ou de son mythe : c’est ce qui, en le singularisant malgré tout, le rend immédiatement reconnaissable. La silhouette fatiguée, avachie, quelconque, et l’allure négligée qu’il présente aux caméras de Nicloux réactivent à ce titre le souvenir de certaines de ses interventions télévisées : même démarche empruntée, même débit vocal apathique, même léthargie résignée, même tabagie frénétique, même goût de l’alcool, même « laideur assumée14 » — pour reprendre une expression de Jérôme Meizoz (2014). Très tôt dans le film se trouve également évoquée, à deux reprises, la question de ses contacts avec les médias — que Houellebecq vilipende plus souvent qu’à son tour et dont il disait encore tout récemment, dans Le Figaro Magazine, qu’ils étaient le « véritable inconvénient de la célébrité » (Van der Plaetsen, 2015).
L’enlèvement : la mise en images métaphorique d’un certain rapport aux médias
Que les médias occupent une place de choix dans les premières minutes du film de Nicloux n’a rien d’un hasard : dès l’enlèvement, tout se passe effectivement comme si les ravisseurs personnifiaient cette sphère dont l’écrivain voudrait se passer dans l’élaboration de sa persona, mais dont il est dépendant — qu’il le veuille ou non. Son emprisonnement prend alors un tout autre sens : ce qui retient Michel Houellebecq captif, si l’on fait crédit à cette lecture, c’est sa propre mise en visibilité massive — à laquelle il consent, certes, mais qui reste fondamentalement affaire d’interaction, négociation dont l’issue incertaine s’avère à l’origine de bien des soucis.
Peu après le kidnapping, l’écrivain hagard, menotté et cigarette à la main, est invité à poser à côté d’un quotidien dont la date prouverait, en cas de demande de rançon, qu’il est bel et bien indemne; notamment parce qu’elle concentre, d’une certaine manière, tout ce qui a fait et fait encore la singularité de son image banale, cette séquence cruciale offre de sa destinée médiatique une sorte de synthèse (18:47-19:46). Le shooting improvisé par les malfaiteurs s’appréhende ainsi comme un simulacre de séance photo promotionnelle, ce que souligne la présence d’un exemplaire de Libération, dont Houellebecq a fait plusieurs fois la couverture (au moins trois). Pour l’instant, les ravisseurs ont l’initiative; aussi influents à ce titre que les acteurs du champ médiatique dont l’écrivain a dénoncé les pouvoirs à plusieurs reprises, ce sont eux qui lui dictent ses comportements et modèlent son image : regarder l’objectif, éteindre sa cigarette — injonction typique d’une époque qui, dans les images qu’elle diffuse, réprouve de plus en plus le tabagisme, au grand dam de celui qui a déjà pris plusieurs fois position sur le sujet (Delhommais, 2014: 58). Certains traits étroitement associés à la persona de l’auteur font également dans cette scène l’objet d’un rappel : sa fiabilité notamment, évoquée dans la presse à l’époque de sa supposée disparition (Maras, 2011). Quant à la stratégie de la « laideur assumée » dont parlait Jérôme Meizoz, Houellebecq la décline ici sous la forme d’une impudeur malsaine face à la dégradation de sa propre santé; rien n’est épargné de ce qui, d’ordinaire, reste cantonné à la sphère privée : le traitement de son glaucome, ses douleurs aux oreilles font écho sur ce point à ce qu’il a déjà pu dévoiler ailleurs, par exemple, de son eczéma (Houellebecq, 2008: 14-15). Si elle semble totale et pourrait, en ce sens, laisser croire à la révélation du for intérieur de l’écrivain, la mise en visibilité qui s’opère ici mobilise des éléments qui relèvent déjà de sa persona; la suite de la séquence, qui le montre sur le point de passer sa première nuit sous la garde de ses ravisseurs, confirme cette impression : dans la chambre, lieu de l’intimité par excellence, il s’affirme à nouveau parasité par sa propre image. On n’assiste pas, dans ces plans, au coucher d’un homme laissant tomber le masque, mais bien à une nouvelle comédie, à une énième mise en scène de soi : il fume de l’étrange manière qui le caractérise (la cigarette mollement maintenue entre l’annulaire et le majeur), boit, et, surtout, porte ces vêtements fonctionnels — parka et chemise bleue — dont on sait qu’ils ont, en tant qu’accessoires, contribué à façonner sa légende15. En d’autres termes, le projet de Nicloux, peut-être volontairement naïf dans sa formulation, paraît voué à l’échec : Houellebecq n’existe ici qu’en tant que personnage, façonné en partie par cet espace médiatique qui le retient littéralement en otage, enchaîné, rivé à sa propre image. Sans médias, pas de persona, pourrait-on dire; et sans persona, pas de voix — c’est-à-dire pas d’œuvre : telle est la captivité de Houellebecq, telle est sa véritable dépendance, bien plus piégeuse que l’alcool et le tabac. Cette lecture métaphorique de l’enlèvement trouve à se conforter dans une seconde séquence, qui file le trope en se présentant cette fois comme un simulacre d’entretien, au cours duquel le supposé expert en écriture donne à son interlocuteur, qui s’enquiert de sa méthode, des réponses décevantes voire inaudibles, qui attestent une fois de plus sa banalité, et figurent les incompréhensions jalonnant son parcours médiatique — incompréhensions qui, ici, prennent la forme d’une inadéquation entre les attentes démesurées du questionneur et la réalité triviale de la création, du point de vue du créateur.
La thématique de la mésentente et le problème de l’attribution des voix dans les œuvres de Houellebecq (Baroni, 2014) constituent le cœur d’une autre séquence (37:29-40:45), qui peut être perçue comme l’anamorphose, sur le mode de la comédie, des profondes divergences de vue qui ont opposé l’écrivain à certains agents de la sphère médiatique. Cette scène a pour objet l’essai que celui-ci a consacré, au début de sa carrière littéraire, à l’écrivain américain Howard Phillips Lovecraft (1991); articulée autour d’une méprise (le texte que Luc, le kidnappeur, mentionne n’est pas de Houellebecq, mais de Stephen King, qui signait là une préface honorant le travail de l’auteur des Particules élémentaires), elle rejoue en quelque sorte les désaccords et les mésententes interprétatives parfois violentes qui ont jalonné le parcours médiatique du Goncourt 2010, « personnage public » (selon les mots de Maxime, l’un des ravisseurs) qui, entre deux bouchées de poulet, livre sans doute le fin mot de toute cette histoire : « Tout est faux dans la biographie. […] C’est comme si tu croyais que les journalistes disent la vérité. » De fait, le champ médiatique ne fait que participer à la négociation pour l’écrivain d’une image, d’une figure dont l’authenticité ne saurait être définie une fois pour toutes. Le rapport compliqué mais nécessaire que l’auteur des Particules élémentaires entretient avec les médias trouvera un peu plus loin dans le film de Nicloux deux autres illustrations : la première sous les espèces d’une séance de lutte (58:26-01:00:48), simulée (c’est-à-dire codifiée et ritualisée), mais engageant néanmoins la vulnérabilité de ses intervenants; la seconde sous la forme d’une nouvelle querelle où Houellebecq, significativement affublé d’un masque (01:04:11-01:05:35), essuie à nouveau, dans la fiction de Nicloux cette fois, les injures (« Facho, réac’! ») dont la presse, à tort ou à raison, l’a déjà gratifié par le passé, notamment au moment de la publication des Particules élémentaires.
Derrière le masque?
Le film de Nicloux tire donc parti de la renommée de Michel Houellebecq, ainsi que du pouvoir de fascination qu’il exerce auprès d’un très large public. Entreprenant de contourner le mythe ou la légende pour révéler la personne, L’enlèvement de Michel Houellebecq ne fait pourtant que les revivifier16. En 2005, lors d’un passage dans l’émission de Thierry Ardisson intitulée Tout le monde en parle, l’écrivain confie à l’animateur qui l’interroge sur ses rapports tendus avec les médias, dont seuls quelques-uns restent alors autorisés à l’interviewer : « J’ai l’impression que je suis à un stade où quoi que je fasse, ce sera d’abord perçu comme très, très malin : “Holala, qu’est-ce qu’il est fort ce Houellebecq, il fait énormément d’interviews!”, ou alors :“Qu’est-ce qu’il est fort, il fait rien” ». C’est dire qu’en définitive, tout semble faire signe et venir nourrir la persona; la mise en visibilité de Michel Houellebecq a atteint au fil des ans une telle ampleur que même ce qui relève de l’intimité la plus extrême (son délabrement physique, par exemple) finit par être perçu comme l’un de ces « attributs d’acteur » (Borges: 111) alimentant la manière d’être qui s’est imposée comme sa marque de fabrique — sa posture ou son image publique. Mais si l’image tyrannise ainsi la réalité en inclinant à la confondre avec ce qui procède de la fiction, c’est aussi en raison des options propres au travail littéraire de l’écrivain, qui, en adepte de l’ambivalence, innerve ses diégèses d’une part de vécu indéterminée — ainsi qu’il l’affirme lui-même dans une de ses lettres à Bernard-Henri Lévy : « […] j’ai […] adopté pour mon propre compte cette voie moyenne qui est celle des romanciers classiques. Qui utilisent leur propre vie, ou la vie d’autrui peu importe, ou qui inventent, ça revient au même, pour construire leurs personnages » (2008: 32). Vampirisé par un personnage qu’il a contribué à élaborer mais qui en est venu, notamment sous l’influence des médias et en raison de son travail d’écriture, à s’autonomiser et à s’imposer à lui17, Michel Houellebecq s’avance désormais vers son public en tant que fiction incarnée, c’est-à-dire : sertie d’un imprécisable poids de réalité. Tout juste lui est-il permis de modifier imperceptiblement, de-ci, de-là, les traits du masque sous lequel il se présente — et qui lui colle à la peau. En d’autres termes, il se retrouve dans la situation de la rock-star Iggy Pop, telle qu’il la commentait au début des années 2000 : « J’imagine bien qu’Iggy Pop existe en vrai, mais je n’arrive pas à me faire à l’idée qu’il est réel » (Houellebecq cité par Beauvallet, 2000). Un tel doute ne laisse évidemment indemne ni l’idée d’authenticité personnelle chère au paradigme romantique ni le motif contemporain du « trésor intérieur » qu’il s’agirait de travailler à révéler.
- 1. BORGES, Jorge Luis. 1982 [1960]. « Everything and nothing », in L’auteur et autres textes, traduit par Roger Caillois. Paris : Gallimard, p. 95.
- 2. MICHON, Pierre. 2002. Corps du roi. Lagrasse (France) : Verdier, p. 20-21.
- 3. Ce « frappant télescopage », pour reprendre une formule de Raphaëlle Leyris (2015), semble inciter certains observateurs à approfondir, dès janvier 2015, l’image déjà prégnante d’un Houellebecq tellement en prise avec son temps qu’il en anticipe la marche; emblématiques de cette image, la couverture du numéro de Charlie Hebdo paru le jour de l’attentat, caricaturant l’écrivain en mage, ainsi qu’une longue interview de celui-ci, publiée dans la Revue des deux Mondes en juillet 2015, dans le cadre d’un dossier intitulé « Les écrivains prophètes » (De Viry, 2015). Sur l’éventuel potentiel prémonitoire des écrits de Houellebecq, on consultera notamment Azra, 2002.
- 4. Cette survisibilité fournit souvent aux détracteurs de Houellebecq contestant la valeur littéraire de ses textes une munition commode à mettre au service de leur argumentaire. Cet article n’a pas pour vocation de contribuer à ce débat qui, la plupart du temps, reste fondé sur la douteuse mais implicite conviction qu’un individu médiatisé est par nature indigne de tout véritable crédit symbolique, et qu’une œuvre couronnée d’un succès commercial massif relève forcément d’un sous-ensemble parasitaire, en marge de la « bonne » littérature, ou de la littérature « authentique ».
- 5. Certes, on pourrait objecter qu’un Sartre, par exemple, se distinguait lui aussi, en son temps, par sa polyvalence et son omniprésence médiatique; Houellebecq semble néanmoins approfondir cette tendance, en investissant des espaces et des réseaux naguère hors d’atteinte pour les énoncés à prétention littéraire et leurs pourvoyeurs : on l’a ainsi vu récemment, dans les pages du numéro 1073 des Inrockuptibles (Siankowski, 2016), rencontrer Karine Le Marchand, animatrice de l’émission de téléréalité L’Amour est dans le pré, diffusée en France sur M6. Si ce type d’interactions inattendues peut avoir lieu, c’est que le champ culturel repose aujourd’hui sur un principe de dé-hiérarchisation des pratiques qui n’a sans doute jamais été aussi flagrant (Swirski, 2005).
- 6. Même si, comme toute règle, celle-ci connaît des exceptions : par exemple, Réjean Ducharme au Québec, ou J. D. Salinger et Thomas Pynchon aux États-Unis — qui ont cependant tous trois bâti l’essentiel de leur renommée à une époque où l’impératif de visibilité n’avait pas cours aussi intensément qu’aujourd’hui.
- 7. « [C]e n’est pas la vedette qui est à l’origine de la multiplication de ses images (car à l’origine, il n’y a qu’une personne dotée de certains talents), mais ce sont ses images qui en font une vedette » (Heinich: 21).
- 8. Après ces interviews, il adresse à l’Agence France Presse, par l’intermédiaire des éditions Flammarion, un communiqué paru notamment dans Le Monde accusant « certains journalistes » de confondre les propos qui lui seraient justement imputables avec ceux que tiennent ses « personnages de roman » (2001).
- 9. En conflit plus ou moins déclaré avec une bonne part de la sphère médiatique, Houellebecq accuse fréquemment les représentants de celle-ci de diffuser une image biaisée de lui-même. Dans cette perspective, il y aurait un désaccord de fond entre les éléments posturaux dont le façonnement, teinté de mauvaise foi et animé d’intentions malfaisantes, incombe aux médiateurs, et ce que l’auteur se sait être, en son for intérieur. Entretenir des relations difficiles avec l’un des principaux relais de son œuvre auprès du public permet néanmoins à l’écrivain de cultiver une posture de réprouvé ou d’incompris susceptible de le distinguer, et, donc, de le rendre digne d’attention et de reconnaissance. Par ce positionnement, Houellebecq active indirectement le stéréotype du poète maudit, dont le malheur s’érige en gage de légitimité (Brissette, 2005).
- 10. Dans le sillage de cette déclaration, la correspondance avec Bernard-Henri Lévy (Houellebecq, 2008) poursuit une réflexion passionnante sur les notions proustiennes de « moi social » et de « moi profond ».
- 11. Du 22 au 24 décembre 1971, l’artiste américain disparaît sans crier gare. Une trace de cette performance est aujourd’hui conservée au Metropolitan Museum of Art, à New York, sous la forme d’un cartel renseignant : « Disappearing / December 22-24, 1971 / I disappeared for three days without prior notice to anyone. / On these three days my whereabouts were unknown. » L’hypothétique kidnapping de Michel Houellebecq convoque également le souvenir de la disparition en avril 1982 de Jean-Edern Hallier, qui, on l’apprendra plus tard, avait lui-même commandité son « enlèvement » (Simonnot, 1997).
- 12. L’identité civile de Michel Houellebecq, avant qu’il ne prenne pour pseudonyme le nom de sa grand-mère maternelle.
- 13. Dans l’autoportrait pétri d’autodérision qui ouvre sa correspondance avec Bernard-Henri Lévy, Houellebecq se présente ainsi en « [a]uteur plat, sans style » n’ayant accédé « à la notoriété littéraire que par suite d’une invraisemblable faute de goût commise, il y a quelques années, par des critiques déboussolés » (8). Si, dans cette description, l’écrivain ne fait que reprendre à son compte, avec ironie, les accusations récurrentes d’une partie de la critique, il n’en demeure pas moins convaincu que le « style », en littérature, importe peu; c’est du moins ce qu’il affirmait à l’aube de sa carrière dans un essai très personnel consacré à Lovecraft, dont il loue l’écriture clinique, sans fioritures, digne, selon lui, d’un « compte rendu de dissection » (Houellebecq, 1991: 90): « Si le style de Lovecraft est déplorable, on peut gaiement conclure que le style n’a, en littérature, pas la moindre importance; et passer à autre chose » (107). Ceci dit, il est évident qu’aucune écriture, même celle qui revendique la plus froide objectivité, ne peut évacuer complètement la notion de « style ».
- 14. Au fil des ans, cette espèce de jubilation masochiste face aux ravages du temps que Houellebecq éprouve ou feint d’éprouver s’est convertie en véritable stratégie médiatique, au grand bonheur des journalistes et photographes, qui peuvent commenter à loisir, ainsi que le fait Michel Guerrin dans le Monde, la spectaculaire métamorphose entre 2010 et 2014 d’un auteur qui a rejoint au panthéon des « gueules » de la littérature les Artaud, Céline et autres Léautaud.
- 15. Dans La carte et le territoire, l’écrivain va jusqu’à ironiser sur cet aspect de son image, par la voix de son alter ego de papier (166).
- 16. Bien sûr, il se pourrait que Houellebecq, au lieu de servir le projet de Nicloux, l’instrumentalise expressément dans le but de déplacer ou d’approfondir le stéréotype de l’artiste maudit, en se présentant en écrivain dévoré par sa légende, fictionnalisé, transmué en Verbe incarné. Dans un bref texte intitulé « Borges et moi », Jorge Luis Borges met en scène cette dissociation qui voit peu à peu l’auteur prendre le pas sur l’individu : « Au demeurant, je suis condamné à disparaître, définitivement, et seul quelque instant de moi aura chance de survivre dans l’autre. Peu à peu, je lui cède tout, bien que je me rende compte de sa manie perverse de tout falsifier et exagérer. » (111.)
- 17. À moins qu’il ne s’attache avec brio à jouer, consciemment et consciencieusement, cette partition de l’auteur-comme-œuvre, à chacune de ses apparitions publiques. Sur ce point, on consultera l’analyse que fait Christophe Meurée de l’entretien accordé par Houellebecq au magazine Lui (Meurée).