Lorsque le film Westworld de Michael Crichton sort sur les écrans en 1973, le parc à thème Walt Disney World, « The happiest place on Earth », n’avait ouvert ses portes que depuis deux ans en Floride. Ce parc situé à Orlando est beaucoup plus ambitieux que l’original en Californie : un complexe gigantesque — à peine plus petit que la ville de Paris — qui comprend quatre parcs à thème, sans compter les parcs aquatiques et les nombreux hôtels. Pour la première fois, on peut donc s’enfermer volontairement avec toute sa famille pendant plusieurs jours dans cet univers fermé sur lui-même, protégé du monde extérieur et de ses vicissitudes, dans un espace-temps singulier hors du quotidien. Crichton n’est pas aussi optimiste que Disney : sa vision d’un parc à thème pour adultes rétrofuturiste tourne vite au cauchemar quand les touristes sont tués par les androïdes gunslinger qui se déglinguent dans leur Far West de pacotille. La très paradoxale liberté recherchée par les visiteurs dans ce lieu enclavé se transforme alors en piège, en enfermement bien involontaire. Quarante-trois ans plus tard, la série Westworld (Lisa Joy et Jonathan Nolan, 2016-) offre de cette prémisse une perspective bien différente. Si les touristes se rendent toujours dans le parc pour assouvir leurs plus bas instincts et vivre, quelques jours durant, dans un film de John Ford, dans la fiction donc, le point de vue adopté est celui des androïdes exploités, violés, humiliés, tués à répétition, notamment à travers la structure narrative qui épouse leur temporalité cyclique et confuse, alors que s’éveillent en eux les germes de la conscience. La série Westworld est une fiction sur l’enfermement, sur la liberté, sur les lieux clos où l’on choisit de s’enfermer, et ceux d’où l’on voudrait se libérer.
Dans le cadre de cet article, il s’agira d’étudier la topographie de la série, sa façon de mettre en scène les personnages dans l’espace de la fiction, qui permet d’opposer l’expérience des humains, qui y pénètrent de l’extérieur pour le visiter volontairement, et celle, radicalement différente, des androïdes, qui y sont créés et tentent de s’en échapper de diverses manières. Pour ce faire, nous suivrons avec eux les chemins de l’enfermement : l’entrée dans le parc (et dans son univers culturel emprunté au genre western), la progression dans son labyrinthe narratif et la sortie, comme l’affirmation d’un libre arbitre problématique.
Entrer dans le parc (et dans le western)
Si le premier épisode de la série est surtout consacré à l’introduction des androïdes, à leurs routines, leurs boucles narratives, leur rapport au monde, on y croise tout de même quelques touristes, nommés « guests » par la direction et « newcomers » par les androïdes. Ce flottement entre le statut d’invité et celui de nouvel arrivant détermine leur rapport au parc et à son espace. Si l’on s’arrête un moment à l’usage courant de ces deux mots, on peut mieux comprendre la dynamique du parc. D’un côté, un « invité » est de passage dans un lieu, conçu pour son divertissement et la satisfaction de ses désirs (« everyone you know were built to gratify the desires of the people who pay to visit your world », S01É01, 10 min 24 s). Les chaînes de grande surface utilisent d’ailleurs le mot pour « élever » leurs clients au statut d’invité, afin de mieux les séduire et les fidéliser. De l’autre, le « nouvel arrivant » doit plutôt s’adapter à un espace où il s’installe de façon plus ou moins permanente, il doit se plier aux règles de ce nouveau monde — à moins d’être colonisateur ou envahisseur, ce qu’il est bien sûr, puisque nous sommes à la fois dans un imaginaire du parc, mais aussi de la Frontière américaine du XIXe siècle.
Les simulacres de pionniers de l’Ouest que sont les androïdes perçoivent ces nouveaux arrivants comme étant à la recherche de la même chose qu’eux : « a place to be free, a place with unlimited possibilities » (S01É01, 4 min 12 s). Il s’agit là d’un trope très courant du lieu d’enclavement volontaire : on s’enferme pour être libre, affranchi des règles sociales habituelles. Paradoxalement, les lieux fermés représentent à la fois une ouverture des possibilités et une enclave dans un monde de déterminismes. C’est que l’espace du parc correspond, pour les visiteurs, à un temps, à des désirs et à des souvenirs, l’espace-temps singulier de leur visite, qu’essaient de vendre les parcs d’attractions comme Disney. L’espace du parc offre un temps suspendu, qui pourra être répété à l’infini, sous différentes modalités. Dans Westworld, deux touristes entrant dans le parc expriment bien la variabilité possible de l’expérience recherchée :
PASSENGER 1 : Now, the first time I played it white hat. My family was here. We went fishing, did the gold hunt in the mountains.
PASSENGER 2 : And last time?
PASSENGER 1 : I came alone. Went straight evil. It was the best two weeks of my life. (S01É01, 3 min 33 s)
Un autre déclare, après avoir sommairement exécuté un androïde : « Now, that is a fucking vacation » (S01É02, 46 min 1 s). Le terme « vacation » évoque un temps de répit, il vient du latin « vacare », « être vide, être libre, avoir le loisir ». Le temps, mais aussi les règles, la vie ordinaire et la morale sont suspendus.
Le deuxième épisode représente l’arrivée des touristes, en particulier Logan Delos (l’habitué) et son futur beau-frère William1 (le nouveau venu), doubles des protagonistes du film de Crichton (1973a). La scène s’ouvre sur un reflet de William qui dort dans le train, suivi de son réveil par une hôtesse (prétendument) humaine qui lui annonce l’arrivée dans le parc, qu’on aperçoit à travers une vitre ornée du logo de la compagnie. Sur son seuil, dans les vestiaires, William apprend alors le fonctionnement du parc : « You start at the center of the park. It’s simple, safe. The further out you venture, the more intense the experience gets. How far you want to go is entirely up to you. […] No orientation, no guidebook. » (S01É02, 4 min 20 s) L’intensité de l’expérience est décrite par une métaphore spatiale (« aller plus loin »), et celle-ci s’incarne dans la géographie du parc. Il n’y a pas d’« orientation » ou de guide de voyage : le meilleur parc d’attractions réussit à faire oublier qu’il en est un et à créer une illusion de réel, de manière analogue à la fiction. Puisque les règles, les coutures doivent se fondre dans le simulacre, un déguisement — de cowboy ou de pionnier — est donc nécessaire pour ceux qui y pénètrent à partir du monde « réel ». Puis, pour compléter le tableau, il faut choisir entre un chapeau blanc et un chapeau noir (à la manière des hackers), indiquant ainsi le rôle que l’on incarnera, son avatar, mais surtout la posture morale que l’on compte adopter, l’expérience que l’on vise, ce qui évoque d’emblée des « enjeux identitaires d’expériences vécues au travers d’avatars » (Boillat, 2019: 115), que l’on peut retrouver dans les jeux vidéo. C’est là que l’on s’éloigne des parcs à thème habituels pour entrer dans le domaine du jeu de rôle et du jeu vidéo. Les règles sont, pour les visiteurs, de toujours maintenir l’illusion, contrairement au parc à thème de type Disney, où le rôle type du visiteur est celui du « touriste » parfait, du consommateur de la classe moyenne et de ses enfants, en qui il se doit de planter les germes d’un futur consommateur fidèle. En cela, Westworld s’inscrit dans le « fantasme fictionnel absolu », pour reprendre l’expression proposée par Hélène Breda, la série
apport[ant] une matérialisation concrète à des pratiques qui, dans le cas de la littérature ou de la fiction audiovisuelle, relèvent uniquement d’activités cognitives. […] Une fois le seuil (symbolique et littéral) franchi, la « plongée » dans l’œuvre-monde qu’est le « Westworld » est bien réelle. Ce faisant, les visiteurs transcendent leur rôle de consommateurs de fictions […]. (2017: 114-115)
Et, en effet, William quitte le seuil et entre dans le parc en passant littéralement une porte, qui permet de sortir des vestiaires, dont la simplicité et le blanc immaculé marquent la richesse et la modernité, pour rejoindre le wagon-bar d’un train du XIXe siècle, qui soudainement sort d’un tunnel. La lumière envahissant le wagon éclaire son visage, attiré par le paysage que l’on devine par les fenêtres panoramiques : l’Ouest des films, celui des vallées, des canyons, des déserts et des mesas, le tout tourné en 35 mm2 comme à l’époque de John Ford. Et William arrive dans la ville de Sweetwater, un toponyme qui évoque le ranch de Once Upon a Time in the West (Sergio Leone, 1968).
Sans doute est-ce une évidence, mais certaines méritent d’être énoncées : le parc à thème mis en scène dans Westworld ne reproduit en rien l’Ouest américain, mais bien le genre western, le « cinéma américain par excellence » (2002 [1953]), selon André Bazin. La nuance est importante. Les mythes façonnés par le cinéma sont reconduits et exacerbés dans cette « série télévisée largement construite sur […] l’imagerie et le déclin du cinéma; une saga télévisée sur les dessous d’une usine à rêves dont les histoires se mettent à ne plus tourner rond le jour où ceux qui les conçoivent commencent à perdre le contrôle de leurs scénarios. » (Privet, 2017: 52) Les histoires que l’on peut y vivre en tant que visiteur-joueur sont scénarisées, à partir de canevas familiers tirés du riche corpus cinématographique, par le directeur créatif Robert Ford3 et par le chef du département narratif Lee Sizemore. Et l’importance de cette narration préalable, de ces schémas récurrents, révèle que la fonction du parc est moins univoque qu’il n’y paraît : « [T]his place goes way beyond gratifying some rich assholes who want to play cowboy. […] This place is one thing to the guests, another thing to the shareholders, and something completely different to management. » (S01É01, 35 min 1 s) Le parc sert de laboratoire pour ses créateurs, de divertissement pour les visiteurs, il crée de la richesse pour les investisseurs, mais surtout il accumule massivement des données sur les visiteurs, sous prétexte de mieux connaître leurs désirs et leurs habitudes de consommation (faisant « écho à certains discours actuels relatifs notamment à l’exploitation de données personnelles » [Boillat, 2019: 115]), de leur offrir la vie éternelle dans la droite ligne du fantasme transhumaniste (saison 2), et, finalement, de contrôler entièrement leur destin en prédisant leur avenir (saison 3). L’utilisation de scénarios narratifs précis et répétés permet de modéliser la seule variable dans l’équation : le visiteur. Le « thème » du parc joue ainsi un rôle essentiel, analogue à celui voulu par Disney : « a frame that orders narrative and shapes experience. » (Corbin, 2002: 205) De plus, en produisant des expériences formatrices dès la petite enfance, comme à Disney, on crée des souvenirs qui motiveront ces enfants devenus adultes à y revenir sans cesse et à en consommer les produits dérivés, contrairement à l’univers diégétique du parc lui-même qui ne progresse jamais et tourne à vide.
Et comme c’est le cas à Walt Disney World, avec son « Frontierland », le film western offre le thème idéal, d’autant que ce genre cinématographique est, dès le début, un simulacre (comme tout film) :
[E]n 1896, les tout premiers films […] prétendront immortaliser l’Ouest traditionnel. Dans les faits, Edison filma différentes scènes du Wild West Show de William Frederick Cody, alias Buffalo Bill […]. Ces supercheries actées, réfuter le western en raison des libertés qu’il prit avec le « réel » ne révèle pas moins d’une incompréhension quasi-ontologique de ce qu’est le cinéma. (Bourton, 2016: 26-27)
En 1973, le film Westworld de Crichton ajoute une couche de simulacre au genre western et représenterait, avec d’autres, sa clôture :
L’Ouest n’est plus qu’un simulacre, reconstitué dans un espace réservé […] au sein duquel le désert westernien […] est vu au travers de l’œil-caméra d’un robot […]. C’est la fin de l’Ouest mais aussi du cinéma sur l’Ouest que montre Michael Crichton : « It’s a lot cleaner as a movie, because it’s a movie about people acting out movie fantasies. » (Daverat, 2015: 448-449, l’auteur cite Crichton, 1973b)
Si le film Westworld a contribué à la fin supposée du western en le transformant en un simulacre de simulacre par son évocation d’un parc à la Disney qui se dérègle, qu’en est-il de la série? Elle en ajoute une autre couche. Par exemple, un piano mécanique y joue des versions « saloon » de chansons populaires anachroniques (The Rolling Stones, Radiohead, The Cure, Amy Winehouse, etc.) : la sonorité de l’instrument d’époque accentue l’effet de réel, tandis que la mélodie familière met en évidence le simulacre4.
Mais que révèle la série par l’accumulation de ces couches de simulacres, du western aux androïdes, en passant par le parc d’attractions? Elle critique notre époque, bien sûr : le capitalisme sauvage du Web qui monnaie jusqu’aux pensées de ses usagers plus ou moins insouciants, qui table sur leur soif insatiable de fausse liberté et d’immortalité. Mais pourquoi évoquer spécifiquement le genre western, qui réapparaît à l’occasion au cinéma (Dead Man [Jim Jarmusch, 1995], True Grit [Joel et Ethan Coen, 2010], The Hateful Eight [Quentin Tarantino, 2015], etc.) et à la télévision (Deadwood [David Milch, 2004-2006]), mais qui demeure marginal par rapport à ce qu’il était? D’une part, le western, à travers ses paysages, révèle « les traces de vastes contradictions idéologiques dans son traitement visuel et sa structure narrative. Si le paysage est plus qu’une toile de fond dans l’histoire, c’est parce que les conflits concernant la possession et l’exploitation des terres y sont symboliquement mis en scène. » (Turim, 2015: 407) Dans Westworld, ces paysages s’inscrivent d’abord dans une décolonisation vengeresse, puisque la trame narrative de la série entière consiste en la réappropriation violente de l’espace du parc par ses autochtones (les androïdes qui y sont nés), mais aussi par des figures de véritables autochtones (lakotas, eux aussi androïdes), qui tuent tous les touristes et dirigeants qui s’y trouvent. Mais, on se situe aussi dans une réflexion sur l’espace numérique, celui du Web, le nouveau Far West. En particulier si on le compare à des villes comme Deadwood, construite illégalement en territoire lakota pour la ruée vers l’or et où les lois fédérales ne s’appliquaient pas, le Far West apparaît comme une métaphore du Web5, dont la délocalisation et l’internationalisation font que les lois nationales s’imposent difficilement, que tout semble permis, tant sur le plan de la violence des attaques que des sources de revenus possibles (l’or numérique étant évidemment les données personnelles).
Mais au-delà de cette métaphore territoriale, la série réactive le western pour une autre raison : sa valeur nostalgique. Si la série (et le film) ne représente pas l’Ouest, mais le western, c’est que ce genre cinématographique incarne la nostalgie de l’enfance — le mythe du jeune garçon qui regarde à répétition des films westerns et qui joue « au cowboy et aux Indiens » est fortement ancré —, mais aussi l’histoire de l’Amérique, tout en interrogeant le rapport que les Américains entretiennent avec elle. Les républicains et autres libertariens blancs défendent l’importance historique des symboles sudistes de la Guerre de Sécession comme autant de monuments à la liberté, regrettant cette époque d’impunité dont ils pouvaient seuls profiter, cette époque du « rêve américain », de l’absence d’État, de conquête du territoire. Évidemment, la série ne réactive en rien ce fantasme, au contraire, elle l’utilise — parce qu’il est plus prégnant que jamais — pour mieux le critiquer. Ce que le western faisait dès les années 1960 en abordant « quelques thèmes brûlants de l’heure, comme la ségrégation raciale ou la guerre du Vietnam » (Bourton, 2016: 103), en mettant en scène des héros qui connaissent « les affres de l’introspection et de la mélancolie » (104) et en devenant, en particulier chez Sam Peckinpah, « la mauvaise conscience de l’Amérique » (106).
Or, cette critique, ce déboulonnage du fantasme de l’Ouest et de la liberté absolue que représenterait ce lieu enclavé, ne peut survenir qu’au cœur du parc, puisque son seuil est conçu pour créer l’illusion. Ce n’est qu’au centre que l’on peut en percevoir les failles et les ratages.
Jouer dans le parc et son labyrinthe hyperréel
Dans le parc — dont un processus de terraformation modifie constamment le paysage en fonction des besoins narratifs —, il y a deux géographies concurrentes : l’une est mouvante et toponymique, courbe, faite de lieux et de parcours, émotionnelle et sensorielle, destinée à ceux qui habitent le parc (androïdes et visiteurs); l’autre est fixe et numérique, quadrillée et faite de coordonnées, utilitaire, destinée à ceux qui administrent Westworld et le contrôlent. Un bon exemple de cette dualité est la maison de Maeve, une androïde qui fut d’abord mère de famille avant d’être reprogrammée après un massacre traumatisant. Sa maison familiale est un lieu central dans l’histoire de nombreux personnages et son positionnement exact s’avère problématique. Pour elle, le lieu n’a aucune existence spatiale réelle, il ne s’agit que de souvenirs récurrents qui la hantent, la réminiscence non prévue d’une histoire passée, d’une existence reprogrammée. Ainsi, lorsqu’elle cherche ce lieu, où elle croit pouvoir retrouver sa fille, on lui confie des coordonnées, « Park 1 Sector 15 Zone 3 », et elle se fait aider par le directeur narratif du parc, qui en explique la géographie mouvante :
Whatever it is, you’re not gonna find it with that map. It’s outdated. Ford’s been terraforming the park. Reshaping it. I know where a current map is. I can take you to it. […] Sector 15. Not exactly for adrenaline junkies, more of a family-friendly zone. Cabins, rolling hills, all the pastoral clichés. In fact, I think you lived there for an old role. (S02É01, 33 min 35 s)
Il parle ainsi des zones comme des parties d’un parc thématique, avec ses publics cibles et ses types d’expérience, réduisant l’existence de Maeve aux clichés qui ont servi à sa programmation. La même maison, dans la même vallée, est à la fois un lieu destiné aux touristes en quête d’activités familiales, un simple canevas numéroté pour les créateurs du parc et le lieu du traumatisme fondateur de l’identité d’une androïde. Elle est symbole de liberté pour les uns et d’enfermement pour les autres.
Si l’imaginaire de l’Ouest américain est celui des grands espaces, de la conquête, de la liberté dans un territoire sans frontière, le parc (comme tous les parcs d’ailleurs) promet un type de liberté que, paradoxalement, seules les clôtures rendent possible. L’enclavement permet, du moins théoriquement, de se libérer des lois et des entraves du monde extérieur. Le parc Westworld est donc un monde clôturé qui simule un monde sans clôture, ce qui explique d’ailleurs l’invisibilisation complète de celles-ci. Pour maintenir l’illusion, il est essentiel de savoir qu’elles sont présentes, protégeant des contingences extérieures, mais il est tout aussi essentiel qu’elles ne soient jamais visibles et demeurent inatteignables. Ce rapport à l’espace, aux limites et à la liberté en serait une conception bien occidentale selon Bertrand Westphal, qui évoque l’histoire de Cabeza de Vaca, un conquistador naufragé pendant plusieurs années dans une Amérique précoloniale et
confronté à l’illimité spatial. Au Texas, la sensation devait être intense tant l’horizon était vaste. […] L’espace est susceptible d’être perçu comme une prison. L’infiniment grand de la prairie texane pourrait rejoindre ici l’infiniment petit de la geôle […]. (2011: 158)
Or, 500 ans plus tard, le monde occidental est devenu si vaste, si impossible à appréhender pour l’individu, qu’il est perçu comme une prison. C’est donc la liberté que représente le monde clos du parc qui est recherchée, jusqu’à l’obsession mortifère.
Et de la conception géographique de l’espace des conquistadors à l’époque de la colonisation de l’Amérique, nous passons à celle, « hypergéographique », des visiteurs postmodernes d’un parc qui en reproduit fidèlement les paysages et les mythes. Selon Guy Thuillier, l’espace hypergéographique aurait quatre dimensions, bien présentes dans la série : « [la] stylisation archétypique, [le] substrat mythologique, [les] réminiscences interfictionnelles, et [la] contamination du réel » (2011: 9). Westworld, dont les images sont filmées surtout en Utah, lieu originel de l’Ouest américain, se déroule pourtant dans les paysages des films de John Ford, reconstruits dans le récit par Robert Ford et ses employés grâce à l’ingénierie et la terraformation sur une île située près des Philippines. Les couches de simulacres construisent ainsi le territoire. Pour Baudrillard,
[c]’est désormais la carte qui précède le territoire — précession des simulacres —, c’est elle qui engendre le territoire […]. C’est le réel, et non la carte, dont des vestiges subsistent çà et là, dans les déserts qui ne sont plus ceux de l’Empire, mais le nôtre. Le désert du réel lui-même. (1981: 10)
Et les simulacres concernent aussi les corps qui habitent cet espace; ces corps, humains et androïdes, tous interprétés par des acteurs humains, qui se confondent visuellement. Le simulacre est si puissant qu’il rend fou, il brouille les frontières du réel : la plupart des androïdes se croient humains (incluant les employés), alors que d’autres s’éveillent à leur nature. Et certains humains finissent par remettre en question leur propre réalité, notion bien problématique, dissoute dans l’hyperréalité. Selon Baudrillard,
Disneyland est posé comme imaginaire afin de faire croire que le reste est réel, alors que [le monde qui] l’entoure [n’est] déjà plus rée[l], mais de l’ordre de l’hyperréel et de la simulation. […] Ce monde se veut enfantin pour faire croire que les adultes sont ailleurs, dans le monde « réel », et pour cacher que la véritable infantilité est partout, et c’est celle des adultes eux-mêmes qui viennent jouer ici à l’enfant pour faire illusion sur leur infantilité réelle. (25-26)
Le parc Westworld joue un rôle analogue dans la série. Il est rempli d’humains simulés et programmés et de paysages terraformés qui sont supposés libérer les visiteurs des contraintes de la morale, des limites de leur monde et ainsi glorifier la liberté (et le libéralisme) de l’humanité. Or, Westworld est surtout là pour cacher que le libre arbitre n’existe pas. Qu’aucun humain n’est libre. C’est d’ailleurs le but avoué de Ford, créateur du parc et de ses androïdes, qui voit dans la notion de conscience humaine la plus puissante des prisons : « I have come to think of so much of consciousness as a burden, a weight, and we have spared them that. Anxiety, self-loathing, guilt. The hosts are the ones who are free. Free here under my control. » (S01E07, 50 min 52 s). La troisième saison de la série va même jusqu’à révéler que le parc n’existe que dans le but de nourrir une intelligence artificielle en données sur les humains, dont le destin est ainsi écrit et contrôlé. Pour reprendre Baudrillard, ce monde est peuplé d’êtres asservis à des visiteurs libérés de toute morale pour cacher que le véritable asservissement est partout, en particulier dans le monde « réel », celui qu’habitent les visiteurs.
Westworld s’inscrit dans le troisième ordre de simulacres de Baudrillard. Après les simulacres naturels et les simulacres productifs, il y aurait les « simulacres de simulation, fondés sur l’information, le modèle, le jeu cybernétique » (1981: 177), qui ne font que
s’épuiser dans la résurrection « artificielle » des mondes « historiques », [qu’]essayer de reconstituer in vitro, jusque dans les moindres détails, les péripéties d’un monde antérieur, les événements, les personnages, les idéologies révolues, vidées de leur sens, de leur processus originel, mais hallucinants de vérité rétrospective. (179-180)
Difficile de ne pas voir là une évocation de Westworld et de son monde « historique » simulé et reconstitué dans les moindres détails du quotidien, mais un monde dénué de sens (ce que l’Homme en noir y cherchera en vain jusqu’à la mort), de substance. Il serait aisé de croire que le monde extérieur au parc, que l’on pourrait a priori qualifier de « réel » et que l’on voit à l’écran dans la troisième saison, est un signe que nous ne sommes pas dans l’hyperréalité décrite par Baudrillard, mais il n’en est rien. Il apparaît rapidement que ce monde n’est pas plus réel que la simulation; il n’en est pas la contrepartie, l’envers, mais simplement le prolongement. William demande d’ailleurs à l’hôtesse qui l’accueille : « Are you real? » et sa réponse le laisse songeur : « If you can’t tell, does it matter? » (S01É02, 5 min 10 s) Puis, devenu l’Homme en noir, il finit par affirmer que le parc lui a permis de comprendre que « this world is just like the one outside… a game. One to be fought, taken, won. » (S01É10, 37 min 32 s)
À mi-chemin entre le parc à thème et le jeu vidéo de type « monde ouvert » (Detcheberry, 2018), Westworld est « plantée au carrefour du western traditionnel, de la série télévisée et des jeux de tir à la première personne, à l’orée d’un avenir où l’écran, qui a toujours séparé le spectateur de l’action, est finalement tombé pour de bon. » (Privet, 2017: 52-53) En arrivant dans le parc, on crée son avatar, on choisit des missions qui nous sont confiées par des personnages avec lesquels on interagit, et l’on peut progresser avec ou sans l’aide des autres visiteurs-joueurs. En 1938, Johan Huizinga théorise la notion de jeu, cette « action libre, sentie comme fictive et située en dehors de la vie courante, capable néanmoins d’absorber totalement le joueur » (1951 [1938]: 35), et en définit l’emplacement. Selon lui, ce dernier est analogue aux espaces des rituels sacrés :
des lieux consacrés, séparés, clôturés, sanctifiés, et régis à l'intérieur de leur sphère par des règles particulières. Ce sont des mondes temporaires au cœur du monde habituel […]. Dans les limites du terrain de jeu règne un ordre spécifique et absolu. […] [Le jeu] réalise, dans l’imperfection du monde et la confusion de la vie, une perfection temporaire et limitée. (29-30)
Mais Roger Caillois précise que, contrairement à ce qu’avance Huizinga, « [b]eaucoup de jeux ne comportent pas de règles […], [par exemple ceux qui] supposent une libre improvisation et dont le principal attrait vient du plaisir de jouer un rôle, de se conduire comme si l’on était quelqu’un ou même quelque chose d’autre, une machine par exemple. » (Caillois, 2015 [1967]) Cette amorce de définition du jeu et de l’espace qu’il construit nous permet de mieux comprendre le processus ludique à l’œuvre dans la série et le parc qu’elle met en scène. Lorsqu’il y a jeu, il y a fiction, liberté, espaces clôturés extérieurs au monde, création d’ordre et parfois de règles. Le premier niveau dans le parc s’apparente à un simple jeu de rôle consistant à expérimenter la vie sans morale, sans qu’il n’y ait de conséquences à ses actions et à ses choix. Cette suspension de la « vie courante » est perçue comme une pulsion infantile par certains, notamment la fille de l’Homme en noir qui critique l’obsession de son père : « Life without consequences? That’s what made it so fun when I was a kid. And that’s why it’s so sad that you’re still obsessed with it now. » (S02É06, 33 min 25 s) Dans cette forme de jeu, la fiction fait office de règle, grâce aux androïdes, des personnages qui ne jugeraient théoriquement pas les joueurs : « I guarantee she doesn’t give a shit about how you play the game. » (S01É04, 50 min 23 s) Toutes sortes de scénarios préconçus, du plus simple (rapport sexuel avec une prostituée, duel, jeu de cartes, beuverie, etc.) au plus complexe (traque de criminels, chasse au trésor, guerre avec ou contre les confédérés), offrent une fin prévisible et entraînent la création d’un ordre absolu, qui est d’ailleurs rendu possible par quelques règles programmées : les humains ne peuvent mourir et les androïdes ne peuvent se défendre.
Or, pour certains visiteurs comme l’Homme en noir, qui cherchent dans ce jeu autre chose qu’une simple fiction amorale, une simple vacance du quotidien, l’ordre et la prévisibilité du jeu finissent par lasser et les règles semblent soudainement limitatives, voire injustes : « I wanted the hosts to stop playing by your rules. The game is not worth playing if your opponent is programmed to lose. I wanted them to be free, free to fight back. » (S01É10, 48 min 30 s) Bien sûr, ce que l’Homme en noir désire n’a plus rien à voir avec le jeu : le fait que les androïdes puissent se défendre réintroduirait la notion de conséquences et le jeu deviendrait la vraie vie, et non sa suspension. C’est que l’Homme en noir ne joue plus à ce jeu créé par Ford; après sa première visite en tant que William, il joue désormais à un autre niveau (« the deepest level of this game. », S01É02, 14 min 15 s), celui d’Arnold, l’autre créateur du parc et le premier à avoir brisé la règle d’or : « Arnold went and broke his own rule. He died right here in the park. Except I believe he had one story left to tell. » (S01É04, 25 min 56 s) La mort volontaire d’Arnold des mains de Dolores, sa créature, est sa façon d’ouvrir la porte d’entrée d’un labyrinthe, un jeu dont les règles sont bien différentes, un jeu essentiellement spatial : il faut atteindre le centre pour y trouver le Minotaure (qui représenterait un secret, le sens de l’existence, la liberté ou la conscience, selon les joueurs) et ensuite trouver le chemin de la sortie.
Seul personnage récurrent de touriste humain qui visite le parc dans la série, l’Homme en noir s’enferme volontairement dans ce labyrinthe qui l’obsède, au point de devenir l’actionnaire principal du parc et d’y retourner chaque année pendant plus de 30 ans. Il n’évoque d’ailleurs son obsession de résoudre l’énigme du labyrinthe que lors de sa dernière visite, mais la série montre bien qu’il en est prisonnier à son insu depuis le début. Selon une étude de Warner Brown (1932) sur la perception spatiale des humains dans un labyrinthe,
après quelques tentatives, le sujet prend confiance et reconnaît seulement deux positions […] : l’entrée et la sortie. Avec davantage de tentatives, il apprend à identifier de plus en plus de « points de repère ». […] Ils représentent pour lui les étapes du voyage. […] Rencontrer un point de repère familier dans le labyrinthe représente presque une expérience émotionnelle. Le sujet montrera souvent une grande satisfaction lorsque les points de repère lui indiqueront qu’il est sur le bon chemin. De plus, chaque rencontre représente un signal de ce qu’il doit faire ensuite. (cité par Tuan, 2006 [1977]: 74-76)
Le parcours de l’Homme en noir se construit de cette façon; pour lui, les lieux (la ville d’Escalante, les maisons de Dolores et de Maeve) et les personnages (Dolores, Lawrence, Maeve) deviennent des « points de repère » dans son labyrinthe narratif, des personnages qu’il est « heureusement surpris » de recroiser sur sa route, comme autant de confirmations de sa progression (alors qu’il s’agit plutôt de signes qu’il tourne en rond). Il faut dire que l’Homme en noir cherche le centre du labyrinthe — il l’affirme d’ailleurs —, croyant y trouver le sens de son existence, mais ce faisant, il oublie qu’au centre il ne peut y avoir qu’un monstre à qui l’on sacrifie l’innocence et que l’objectif est plutôt de trouver la sortie. De plus, ce labyrinthe ne lui est pas destiné, comme le lui répètent sans cesse Dolores et Ford, ce n’est donc pas le sens de son existence qui pourrait se trouver au centre, mais celui de l’existence de ceux à qui le jeu (du moins selon Arnold) est destiné : les androïdes.
Le labyrinthe est pour eux un chemin vers la conscience, il les force à prendre des décisions multiples, à faire des essais et des erreurs, jusqu’à développer le libre arbitre. Il ne s’agit donc pas d’un jeu, mais d’une quête, qui prend une dimension spatiale concrète pour plusieurs : s’échapper d’un enfermement bien involontaire. Dolores traverse le parc entier de nombreuses fois pour atteindre, malgré elle, le même centre (la ville d’Escalante, site désaffecté de la création du parc) habité par des monstres qui peuplent son inconscient (la persona violente de Wyatt et la mort de son créateur). Elle finit par parvenir à la sortie (la conscience et le monde réel) grâce au fil d’Ariane que lui fournit Ford (les rêveries qui lui donnent accès à ses souvenirs) et aux ailes que lui fabrique Bernard (la copie du corps d’une humaine, Charlotte Hale, qui lui permettra de franchir librement la porte, et le savoir accumulé sur les visiteurs, pour l’aider à survivre à l’extérieur). C’est d’ailleurs Dolores qui reçoit de son créateur un labyrinthe-jouet comme symbole de ce qui l’attend et qui servira ensuite de motif et de structure narrative à la première saison, dans laquelle on se perd aussi comme spectateur, entre les temporalités et les souvenirs qui se confondent. On pourrait facilement tracer un parcours labyrinthique semblable pour d’autres androïdes (Maeve et sa fille, Akecheta ou Bernard dont les souvenirs dé-adressés6 dans la deuxième saison évoquent les nombreux oublis de Thésée), parcours qui les conduit irrémédiablement aux limites du parc.
Sortir ou ne pas sortir du parc, une question de libre arbitre
Maeve est la première à tenter de sortir du parc, projet qui l’obsède tout au long de la première saison, manipulant, tuant et sacrifiant les siens pour y arriver, tout comme le fera Dolores dans la deuxième. Or, elle s’arrête juste au seuil, à la dernière seconde, lorsqu’elle se rend compte qu’elle a été programmée pour vouloir à tout prix s’échapper. Dans sa révolte contre sa programmation et pour son libre arbitre, elle choisit plutôt un mouvement centripète, celui du retour au centre du labyrinthe, sa maison, sa fille, le souvenir traumatique de son assassinat par l’Homme en noir, prétendument effacé de son esprit cybernétique. Elle décide d’accorder à ce moment, qui devait être éphémère en tant que fausse interaction programmée pour les touristes, une valeur absolue et fondatrice de son identité. Si les administrateurs du parc l’ont reprogrammée en madam (maquerelle) après le traumatisme du meurtre de son enfant, elle choisit la maternité comme forme de résistance, ce qui la conduit à se confiner volontairement dans le parc, à le traverser jusque dans ses extrémités, notamment à travers le Shogun World, où elle rencontre son double japonais, qui fait le même choix, celui de la maternité et de l’enfermement volontaire dans son monde carcéral. Maeve est d’ailleurs la seule qui se trouve encore dans le parc dans la troisième saison, du moins une version virtuelle de celui-ci. Mais sa fille a elle-même une trajectoire singulière, puisqu’elle est très tôt rescapée et prise en charge par Akecheta, qui la conduit, avec tous les autres androïdes qu’il est parvenu à éveiller au fil des années, dans un autre monde.
On entraperçoit ponctuellement le personnage d’Akecheta tout au long des deux premières saisons, mais on ne découvre son parcours que dans l’épisode « Kiksuya » (S02É08), qui lui est entièrement consacré. Il apparaît alors que l’androïde lakota a été le premier à prendre conscience de sa nature et de son existence, un peu avant l’ouverture du parc, au moment du massacre de Wyatt (une des personae de Dolores) et de la mort d’Arnold. Après avoir trouvé le labyrinthe-jouet, souffert la perte de sa bien-aimée à la suite d’une reprogrammation en guerrier indien impitoyable de la Ghost Nation et croisé un visiteur humain agonisant dans le désert cherchant la « porte » vers le « vrai monde », il choisit la force centrifuge : « I rode farther than ever before. Until I found it. A passage to another world. A door. This is the wrong world. I was determined to leave this world… » (En lakota, sous-titré anglais, S02É08, 22 min 44 s) Or, lorsqu’il revient, cette porte n’est plus visible et il dédiera son existence à la retrouver. Dissimulée dans le paysage terraformé par les dirigeants du parc pour cacher les sutures et éviter de briser l’illusion, elle permettrait de quitter ce monde auquel il ne se sent pas appartenir. Pour lui, ce monde est duel : c’est le monde artificiel du parc que les androïdes veulent quitter du fait même de sa facticité, de l’absence de liberté, mais c’est aussi le territoire autochtone qui ne leur appartient plus, autant dans l’histoire que dans les films, ce territoire non cédé dont ils ont été exclus et dont ils se sentent étrangers, tant il a été métamorphosé.
Akecheta découvrira finalement une porte, mais celle-ci ne mène pas à l’extérieur, comme il l’attendait, elle conduit plutôt au cœur du parc. Il comprend que la mort est le meilleur moyen de rejoindre l’espace des laboratoires, là où les androïdes morts qui ne sont jamais réapparus sont stockés, au niveau -83 de la Mesa7, comme autant de fossiles enfouis. Mais il ne peut que constater qu’il s’agit d’un cul-de-sac et change de tactique : « I know how to close that door and how to open another one. One that will keep us from their reach forever. » (En lakota, sous-titré anglais, S02É08, 41 min 31 s) Pour lui, si le parc est le lieu de l’oubli des morts (Akecheta est d’ailleurs celui qui répand la forme du labyrinthe, symbole de l’oubli dans la mythologie grecque), le monde de l’au-delà, « The Valley Beyond », devrait contenir l’esprit de ceux qui sont disparus. Il trouve une nouvelle porte à la fin de la deuxième saison, mais elle conduit plutôt dans la « Forge », une ferme de serveurs située au bout du parc, où se trouve « la masse d’informations enregistrées au cours des “parties” jouées pendant des décennies par des clients ignorant le stockage de leurs données personnelles au sein d’un big data. » (Boillat, 2019: 122) Bien que ça ne soit pas sa fonction initiale, grâce à Ford, la Forge peut finalement aussi servir aux androïdes : « A Virtual Eden. Unspoiled and untouched by the world [of humans] […]. All that remains is to open the door. They will leave their bodies behind, but their minds will live on here. » (S02É10, 39 min 59 s) Juste avant de détruire la Forge et les esprits humains qu’elle contient, Dolores décide de préserver Akecheta et tous les autres androïdes qui ont franchi la porte en rendant leur monde numérique complètement indépendant : « I’m sending them and their world to a place no one will ever find them. There is no coming back now. No passage between their world and ours. » (S02É10, 1 h 11 min 52 s) Maeve cherchera en vain la clé vers ce monde où se trouve sa fille, mais les deux mondes sont désormais sans frontière ou interface commune, tant épistémologique que technique. Ce monde, nommé « The Valley Beyond », est purement numérique et n’existe plus sur le même niveau de réalité. Aussi appelé par les scénaristes « The Sublime » (Wigler, 2018), ce lieu ne peut être atteint qu’en dépassant l’horizon — on voit les androïdes progresser vers la porte comme une véritable caravane de colons se dirigeant vers l’Ouest, au-delà de la frontière — pour faire l’expérience d’un pur espace, où le temps est suspendu et les limites abolies. Selon Westphal, il faut
perce[r] le mystère de l’horizon pour que la géographie cesse d’être placée sous le signe du lieu clos et de la parataxe. […] [Il faut] reporte[r] son attention sur le sub-lime, qui inaugure une zone où la limite (limes) est susceptible de se transformer en un seuil franchissable (limen)? (2011: 111)
Pour ce faire, il est nécessaire, selon lui, de vivre un moment de suspension temporelle qui conduit à une forme d’extase :
L’épiphanie du pur espace signale l’entrée d’un monde possible, que l’on n’est pas toujours prêt à emprunter. Le lien a souvent été fait entre l’incursion dans un nouvel espace géographique et l’irruption dans l’au-delà métaphysique. On évolue alors dans un contexte ambivalent marqué à la fois par la dimension périlleuse, voire mortuaire, dans laquelle s’inscrit une entreprise qui excède les limites de l’humain et s’inscrit dans la surnature. Mais on découvre aussi la perspective d’une nouvelle vie ou au moins d’une vie qui se prolonge autrement, dans un monde promis à un accroissement de l’expérience humaine. (115)
Et c’est bien ce que les androïdes éveillés aspirent à trouver dans ce monde du Sublime, une expérience profondément spatiale (nous n’en verrons jamais rien d’autre), qui révèle à la fois leur nature mythique, surnaturelle, mais aussi un désir de prolonger leur existence au-delà des contraintes du simulacre de corps humain, de son expérience.
Or, pour échapper aux déterminismes, au pouvoir sadique des humains et au destin préprogrammé, pour échapper au parc donc, il y a deux portes de sortie possibles : celle qui mène au monde numérique du Sublime et celle qui mène au monde (hyper)réel des humains. Dans les deux cas, il faut abandonner son corps pour passer ces portes. Dans le premier, parce qu’il s’agit d’un changement de la matérialité même de l’existence, dans le second, pour déjouer la méfiance et les frontières mises en place par les humains pour se protéger de l’Autre. Ainsi, Dolores, qui choisit cette deuxième option, doit se réincarner dans l’autre monde, changer de corps, réapparaître dans une copie de Charlotte Hale, la présidente du conseil d’administration de Delos : « There was never any way for us to escape. Not as us. » (S02É10, 1 h 12 min 12 s) Les personnages du parc d’attractions ne peuvent avoir d’existence à l’extérieur, c’est ontologiquement impossible, puisqu’ils proviennent d’un autre niveau de réalité, ou plutôt d’un autre niveau de fiction, d’un espace avec lequel il n’y a pas d’intersection. Ils doivent s’incarner dans des corps humains pour progresser dans ce monde futuriste, comme s’ils jouaient à leur tour à un jeu vidéo par le biais d’avatars.
***
En conclusion, l’espace qu’ouvre Westworld dépasse largement le simple parc à thème inspiré de Disneyland, étant tout à la fois terrain de jeu et labyrinthe, hyperréalité et espace de fiction, décor d’une renaissance du genre western et de sa mort, lieu humain et lieu non humain. Bien que le parc soit un espace clos dont les frontières sont dissimulées sous un paysage-simulacre, les portes permettant d’y entrer et d’en sortir se multiplient dans cette fiction, comme autant de seuils possibles vers des lieux liminaires, tels que les laboratoires et les halls d’accueil, mais aussi les mondes contigus, de l’Éden virtuel des androïdes devenus libres au monde hyperréel des humains désormais dénués de libre arbitre. Les humains s’enferment volontairement dans un parc pour se donner l’illusion de la liberté, alors que les androïdes en cherchent désespérément la sortie. Westphal reprend les théories de Giorgio Agamben au sujet de cette opposition humain-inhumain et de sa dimension topographique :
Agamben a évoqué une « machine anthropologique » qui, œuvrant dans la culture d’une société (occidentale, ici), ambitionne de produire de l’humain à travers un jeu d’opposition entre l’humain et l’animal ou l’humain et l’inhumain. Cette machine véhicule une tautologie, dans la mesure où l’humain, figure quasi divine, est toujours préétabli. Par conséquent, elle crée « une sorte d’état d’exception, une zone d’indétermination où le dehors n’est que l’exclusion d’un dedans et le dedans, à son tour, seulement l’exclusion d’un dehors » […]. (Westphal, 2011: 169-170, l’auteur cite Agamben, 2002: 59)
Mais la série de Joy et Nolan tente surtout de créer une machine que nous pourrions qualifier de postanthropologique, ou du moins de posthumaniste, puisque, contrairement au film de 1973, l’humanité y a définitivement perdu son statut quasi divin dans sa chute et se trouve devant son ultime choix qui n’en est pas un : abandonner son libre arbitre ou assister à la destruction de son monde. Si l’opposition entre humain et non-humain est toujours bien présente, c’est surtout du non humain que la machine produit désormais, alors que le dedans et le dehors se diluent irrémédiablement l’un dans l’autre.
- 1. Ce personnage central se dédouble dans la série : William (interprété par Jimmi Simpson) en est la version jeune, alors que l’Homme en noir (Ed Harris), jamais nommé, représente plutôt son pendant âgé, à plus de 30 ans d’écart.
- 2. La série est entièrement tournée en 35 mm, ce qui est devenu très rare au cinéma et encore plus à la télévision.
- 3. Le choix du nom de l’assassin de Jesse James, devenu l’antagoniste de nombreux westerns dès 1939, n’est pas innocent. Notons que le nom de famille Ford évoque aussi celui du plus célèbre des réalisateurs de films westerns, John Ford, de même que celui d’Henry Ford, constructeur de « machines en série ».
- 4. Selon Jonathan Nolan, « It’s also there to remind you that this isn’t a Western, that this isn’t taking place in the 19th century. It’s taking place somewhere else — some time else. » (cité par Renfro, 2016).
- 5. Cette analogie est très souvent utilisée. Par exemple : Shields, 2009.
- 6. En informatique, les données sont conservées dans la mémoire d’un ordinateur grâce à un processus nommé « adressage ». L’adresse identifie la zone où se trouve l’information. Sans elle, les données ne peuvent plus être réassemblés dans le bon ordre. Ainsi, afin de brouiller les pistes et dissimuler un de ses souvenirs, Bernard a volontairement « dé-adressé » sa mémoire. Tout au long de la saison, ses souvenirs lui parviennent donc dans le désordre et il peine à comprendre le déroulement des événements, tout comme les spectateurs qui assistent à cette confusion.
- 7. La Mesa est le bâtiment principal du parc qui abrite le hall d’entrée, les vestiaires, les laboratoires et les bureaux de la direction. Il se situe au centre du parc, caché dans une fausse « mesa », une structure rocheuse typique des déserts du sud-ouest américain et des films de John Ford.