Loading...
Dossier sous la responsabilité de
Jeremy Hamers
Lison Jousten
Frédéric Monvoisin
Dick Tomasovic
Caroline Glorie, Yeux mauves (2024)  
Pastel tendre sur papier | 21 x 29,7 cm  
Avec l’aimable autorisation de Caroline Glorie  

Une chose ratée, si tu la changes de place, peut être une chose réussie.
Robert Bresson1

En art, comme dans d’autres domaines, le ratage apparaît au premier abord comme un simple échec ou comme un dysfonctionnement dans la réalisation d’un ouvrage, qu’il conviendrait nécessairement de prévenir, sous peine de voir le processus créatif échouer et de ne pouvoir partager l’œuvre ainsi ratée. Marqué du sceau de l’insuccès public, de la panne créatrice ou du fiasco économique, le terme recouvre pourtant de multiples opérations, procédés, mécanismes ou actes de création qui ne peuvent être réduits au seul écart à un déroulement efficace ou vertueux, ou à l’objet non conforme que le ratage engendre. L’histoire de l’art contemporain et des industries culturelles est ponctuée par de multiples moments et occurrences de ratages devenus célèbres ou, au contraire, tombés dans l’oubli.

C’est à quelques-uns de ces ratages que le présent dossier entend se consacrer en prenant la notion à contrepied de la disqualification qu’elle présume d’ordinaire. Contre la réduction du ratage au résultat échoué qu’il semble présupposer, les contributions qui composent ce numéro s’emparent en effet d’un ensemble hétérogène d’opérations et de fruits du ratage inscrits dans les champs du cinéma, de la bande dessinée, du spectacle vivant, des arts visuels, de l’architecture et du jeu vidéo, autant d’objets, de processus et de dispositifs qui dépassent le constat, jugement de valeur ou de goût, pour approcher ce qui, précisément, résulte d’un geste qui aura été, malgré tout, poussé jusqu’à son aboutissement. Effectuant ainsi un pas de côté par rapport à sa stricte assimilation à l’échec, ce dossier examine le ratage en tant que révélateur critique de mécanismes et de normes formelles ou institutionnelles (Emmanuel Béhague; Damien Darcis; Emmanuel D’Autreppe et Marie Sordat), moteur de la création artistique (Livio Belloï et Fabrice Leroy; Jean-Michel Durafour), levier d’un processus de création collective (Fanny Barnabé), ou encore comme finalité surjouée de l’acte de création lui-même (Maud Hagelstein). Ces articles tracent ainsi les contours épistémologiques possibles de multiples variations esthétiques du ratage, résolument placées sous le signe de la surprise, de la réécriture, de la déviation ou encore de la dérision. Chacun à leur façon, ils opèrent et encouragent un changement de perspective. Penser le ratage au-delà du raté, pour être en mesure de le saisir dans toute sa richesse et sa complexité, commence peut-être comme un exercice de montage entre les images, les textes, les pensées et les regards. C’est, du moins, la proposition au fondement de ce numéro.

Caroline Glorie, Le saut bleu (2024)  
Pastel tendre sur papier | 21 x 29,7 cm  
Avec l’aimable autorisation de Caroline Glorie  

Emmanuel Béhague (cinéma, télévision, performance) et Damien Darcis (urbanisme et architecture) interrogent les potentialités esthétiques et politiques du ratage. Le premier se penche sur l’œuvre protéiforme du dramaturge, réalisateur et provocateur allemand Christoph Schlingensief, dont les happenings politiques, débats télévisés et films entendent visibiliser et représenter les perdants, laissés pour compte et ratés de la République fédérale allemande après la réunification. Si le projet politique de l’artiste est d’emblée et volontairement voué à l’échec dans ses concrétisations les plus visibles (programmes, meetings, assemblées générales, élections), Emmanuel Béhague montre que l’enjeu politique est ici avant tout l’interrogation des normes sociales et politiques, non pas malgré l’échec à venir, mais grâce au ratage systématique de tout ce que Schlingensief entreprend. Damien Darcis s’intéresse quant à lui au singulier travail architectural de Patrick Bouchain, dont les interventions et chantiers visent à favoriser l’élaboration d’une œuvre collective, impliquant notamment les habitant·e·s précarisé·e·s de lieux sinon condamnés à la destruction par les pouvoirs publics. Par l’analyse de quelques réalisations de Bouchain, l’auteur met ainsi en évidence que pour affranchir l’architecture du pouvoir, il s’agit avant tout d’en « détraquer » les fondements structurels et méthodologiques institués. Travaillant à rebours d’une architecture au service du pouvoir, Bouchain réinvestit les compétences collectives sans lesquelles toute réhabilitation d’un lieu se solde nécessairement par un échec humain, social et politique.

Relevant d’une tout autre approche, à la fois essayiste et flâneuse, la contribution écrite à quatre mains par la photographe Marie Sordat et le médiateur culturel Emmanuel d’Autreppe, par ailleurs tous deux commissaires, se penche sur la problématique de l’erreur photographique, longtemps redoutée et dédaignée par les photographes professionnels. Des origines de la photographie aux générations virtuelles des intelligences artificielles, les auteur·e·s montrent que les imperfections techniques et conceptuelles (flous, surimpressions, cadrages imprécis…) constituent un ensemble complexe et paradoxal, mais possiblement riche de sens et d’interprétations. Ainsi, ces erreurs conduisent-elles à imaginer une histoire alternative de la photographie, parallèle à celle désormais institutionnalisée, dont l’épineuse question du ratage invite à explorer les enjeux sociaux et esthétiques.

Caroline Glorie, Passage (2024)  
Pastel tendre sur papier | 21 x 25 cm  
Avec l’aimable autorisation de Caroline Glorie  

Le ratage est aussi un puissant levier de création. Dans un article prolongeant un travail de longue haleine, Livio Belloï et Fabrice Leroy s’intéressent à l’artiste plasticien et dessinateur de bande dessinée français Pierre La Police, dont les œuvres s’inscrivent dans ce que d’aucuns ont nommé l’art idiot ou l’esthétique de la malfaçon. Ils se penchent plus particulièrement sur l’ouvrage Top Télé Maximum, paru dans sa première version aux éditions Cornélius en 1993, dans lequel le dessinateur parodie la presse de télévision en recourant de manière volontaire au ratage, tant sur la forme que sur le fond. Dépassant le registre du pastiche, cette entreprise, paradoxale, de maîtrise de l’incompétence interroge les usages et les composantes du média pris pour cible par l’artiste trublion. Bien moins attendu dans cette section est le nom de Carl Theodor Dreyer, que les cinéphiles associent spontanément à l’idée de perfection tant ses films se sont distingués dans l’histoire du cinéma par la très grande maîtrise des éléments esthétiques et narratifs. L’intérêt du texte de Jean-Michel Durafour est de contourner les discours stéréotypés sur la virtuosité et l’exigence du cinéaste en redéfinissant la notion de ratage, loin des conceptions réductrices d’accident ou d’imprévu. Revenant sur la biographie du réalisateur, mais aussi sur l’importance de la théologie dans sa vision artistique, Durafour identifie le ratage comme un moteur intime de la création, établissant sa proximité avec la notion de miracle, essentielle à la compréhension de l’œuvre du célèbre cinéaste danois.

Dans le domaine vidéoludique, l’échec est reconnu comme une composante centrale du médium, nécessaire à son fonctionnement et définitoire de son esthétique. Dans son article sur l’erreur comme support d’une mise en spectacle du jeu vidéo, Fanny Barnabé étudie l’échec et ses fonctions de cohésion en analysant l’activité de la streameuse HortyUnderscore sur Twitch.tv et le processus de création et de réception collectives qui en découle. Alors que l’activité du joueur ou de la joueuse engage en principe la performance pour venir à bout des péripéties offertes par le jeu vidéo, Horty propose une scénarisation autre, reposant sur la mise en scène des situations d’échec et de ratage. Barnabé montre comment cette exposition d’« incidents narratifs », produisant des récits alternatifs, détourne l’objet de sa fonction première et permet de créer une communauté, autant par l’usage des ressorts comiques pouvant accompagner le ratage que par la puissance performative du direct à même de produire des surgissements, passant notamment par la mise en danger de la performance elle-même.

Enfin, pour clôturer le dossier, Maud Hagelstein aborde la question du ratage comme possible finalité artistique, portant son regard sur l’œuvre de Cy Twombly, l’un des grands rénovateurs de la peinture américaine après le mouvement des expressionnistes abstraits, pour s’interroger sur le pouvoir d’attraction visuel d’une œuvre qui apparaît de prime abord désordonnée, confuse, maladroite et même sale. Libéré des apprentissages, des conventions et des automatismes, le peintre assume l’hésitation, l’inabouti et la rature pour développer une esthétique du gribouillage et du brouillon. S’appuyant sur la pensée de Roland Barthes, Hagelstein révèle l’intelligence tactique du trait « dysgraphique » du peintre pour mieux saisir l’intensité de ses ratages.

Caroline Glorie, Faux portrait (2024)  
Pastel tendre sur papier | 21 x 29,7 cm  
Avec l’aimable autorisation de Caroline Glorie  

Un ensemble de propositions artistiques, regroupées dans la section de contrepoints « Syncopes », complètent ce dossier en faisant jouer la notion de ratage dans la matière même des mots, des récits, des supports et des techniques.

La poésie de Karel Logist, discrète et délicate, intime mais pudique, combine les incises comiques et les vers graves, pour entremêler le regard nostalgique et l’observation attentive du monde contemporain. Comme à son habitude, c’est sous une fausse apparence de légèreté qu’il ouvre quelques abîmes sous les pieds des lectrices et lecteurs en acceptant ce travail de commande sur le thème du ratage. Intitulé Ctrl-Alt-Delete, ce poème inédit, écrit à la première personne comme une invitation à chausser nos propres lunettes, feuillète nos déceptions muettes et le revers de nos rêves.

Fruit inattendu d’un enchaînement de déconvenues, la proposition du collectif LABORARE (Raph Dely et Marine Theunissen), Du mauvais usage de la sérigraphie, démontre la dimension critique et la puissance créatrice pouvant émerger du ratage, dès lors que celui-ci est accueilli à bras ouverts. Les images fixes et animées proposées ici par les artistes découlent d’une succession d’accidents qu’iels remettent au travail. Le ratage, ré-œuvré et peaufiné jusqu’à se faire méthode, devient le geste par lequel le collectif offre une représentation de territoires engloutis par la montée du niveau des eaux à la temporalité trouble — entre projection et effacement, entre simulation et imaginaire.

La série visuelle de Fanny Pluymers, Ne pas partir, et le récit d’Alexander Kluge, L’histoire de l’homme-médecine vengeur, abordent tous deux la (sur)vie d’images issues de projets échoués. La première propose un ensemble de variations autobiographiques en prenant appui sur un vaste corpus d’images de son père qui, à son décès, lui a laissé des milliers de négatifs et de tirages de son jeune temps de photographe documentaire d’abord, de sa carrière de photographe de commande ensuite. L’artiste augmente cet ensemble de plusieurs images personnelles, pour nous confronter à cette question : peut-on hériter d’un ratage? Fanny Pluymers y répond en faisant jouer entre elles quelques-unes des multiples significations de la notion : comme référent primaire; sous les traits d’un processus technique échoué ou inachevé; en tant qu’axe narratif de la série. La photographe met ainsi ces images à l’épreuve d’un nouveau geste artistique et démontre in fine qu’interroger l’héritage d’un ratage est le premier moyen de l’émanciper de l’échec. Le texte d’Alexander Kluge, inédit en français, revient sur une succession d’anecdotes dont la documentarité, comme souvent dans l’œuvre du réalisateur et écrivain allemand, n’est pas l’enjeu central. En évoquant des rushes que Rainer Werner Fassbinder aurait destinés à la destruction pour se venger d’un amant qui s’y trouvait représenté, l’écrivain construit le récit d’une disparition impossible. Le ratage de la destruction d’un peu de pellicule dont la survie semble dépendre d’une succession d’échecs dessine le contour d’une idée que l’auteur a placée au cœur de son œuvre littéraire et cinématographique et qui fonde pour une part ce qu’il a appelé le « principe cinéma » : toute image est prise dans un rhizome mouvant d’histoires, d’expériences et de récits qui en font échouer tout autant qu’ils les nourrissent continuellement les innombrables destins.

Caroline Glorie, Fond rouge (2024)  
Pastel tendre sur papier | 21 x 29,7 cm  
Avec l’aimable autorisation de Caroline Glorie  

L’ensemble du dossier est accompagné par les dessins de Caroline Glorie. Réalisés au pastel tendre sur papier, ils offrent au numéro une escorte visuelle qui redéploie les interrogations et enjeux soulevés dans les articles qui le composent. L’artiste pose ici délibérément la précipitation et l’inachèvement au fondement des conditions de production de son travail. En s’imposant un temps réduit (quelques secondes à peine par dessin), des outils qui révèlent les irrégularités texturées de son support, et l’hétérogénéité de couleurs qui jamais ne se mélangent, Caroline Glorie érige l’esthétique de l’esquisse en finalité même de ses œuvres. Les traits vifs de ses dessins explorent ainsi la beauté qui réside au cœur même d’un ensemble de figures rapides, mal léchées, raturées ou saturées, comme autant de traces d’un geste qui s’élabore sous nos yeux, sans pour autant s’échiner à faire oublier les tentatives avortées dont le dessin est l’aboutissement. À cet égard, ces pastels disent, avec une grande économie de moyens, une des intuitions qui étaient à l’origine de ce numéro, dont il faut à présent refermer l’introduction pour découvrir quelques réflexions sur la richesse des esthétiques du ratage.

  • 1. BRESSON, Robert. 1975. Notes sur le cinématographe. Paris : Gallimard, p. 54.
Pour citer

HAMERS, Jeremy, Lison JOUSTEN, Frédéric MONVOISIN et Dick TOMASOVIC. 2024. « Présentation du dossier », Captures, vol. 9, no 1 (mai), dossier « Esthétiques du ratage ». En ligne : revuecaptures.org/node/7585/

Bresson, Robert. 1975. Notes sur le cinématographe. Paris : Gallimard, 144 p.