Clarice Lispector (1920-1977) est sans nul doute l’une des écrivaines les plus importantes du Brésil. Dans le champ littéraire du pays tropical, elle jouit d’un statut patrimonial quasi mythique, et sur la scène internationale, l’on fait abondamment circuler ses écrits qui ont été traduits dans plus de dix langues. Si l’on encense surtout cette autrice pour ses écrits en prose — comme L’heure de l’étoile (1977) ou La Passion selon G.H. (1964) — qui révolutionnent le modernisme brésilien, peu savent qu’elle a également rédigé plusieurs textes jeunesse, récemment republiés avec de nouvelles illustrations par la maison d’édition brésilienne Rocco1. L’un de ces albums se distingue du lot par sa facture visuelle. Il s’agit d’A mulher que matou os peixes — ou La femme qui tuait les poissons2 — écrit originellement en 1968 et republié en 2017 accompagné par les étonnants collages photographiques de Mariana Valente (1987-).
D’entrée de jeu, il nous faut souligner que Valente n’est nulle autre que la petite-fille de Clarice Lispector. La teneur symbolique et affective qui sous-tend cette collaboration artistique familiale contribue déjà à singulariser l’album, d’autant plus que, par une étonnante tournure du destin, le texte original avait été dédié par Lispector à ses fils et à ses futurs petits-enfants3; Valente n’était pas encore née que le texte qu’elle allait illustrer lui était déjà offert. D’ailleurs, signalons au passage que les illustrations de La femme qui tuait les poissons sont loin d’être l’unique travail visuel que Valente greffe à l’œuvre de Lispector. L’artiste carioca est en effet souvent contactée par diverses institutions pour mettre en image des projets liés à l’héritage littéraire de sa grand-mère. Au courant des dernières années, elle a notamment créé un timbre à son effigie pour le service postal national brésilien (s.a., 2020), un portrait graphique pour l’entreprise Google en l’honneur de son centenaire4, et même une collection d’objets en porcelaine inspirés par la Passion selon G.H. (Costa, 2020). À chaque fois, l’on reconnaît au premier coup d’œil la signature de Valente, son esthétique très particulière qui, puisant dans les techniques du collage, met en scène des univers flamboyants et ludiques. Les collages photographiques dans La femme qui tuait les poissons s’insèrent donc tout naturellement dans cette constellation d’œuvres visuelles lispectoriennes que Valente présente au public depuis une dizaine d’années.
Outre ce constat anecdotique, ce qui nous intrigue plus précisément dans la réédition de l’album et ce qui constituera le fil rouge de notre réflexion est le renouvellement artistique opéré par les collages photographiques. De fait, ces derniers viennent réactualiser le texte de l’écrivaine brésilienne, ajoutant de nouvelles couches de sens à l’œuvre. Deux enjeux particuliers nous occuperont dans cet article : la dimension subversive des collages, qui engagent un dialogue complexe et non sans paradoxes avec le texte de Lispector, et le maniement de l’image de l’écrivaine à travers la réutilisation de ses portraits photographiques dans certains collages de Mariana Valente. Nous verrons alors en quoi ce matériau archivistique altéré contribue à reconfigurer la posture littéraire de l’écrivaine brésilienne.
De la dimension subversive des collages de Valente
Avant d’examiner les intrications entre les collages de Valente et le texte de Lispector, il nous paraît pertinent de revenir sur les grandes lignes du récit. La femme qui tuait les poissons se présente comme une confession. La narratrice, qui dit s’appeler Clarice et qu’on peut par conséquent associer librement à l’écrivaine elle-même, prend la parole pour faire un aveu : elle a accidentellement tué deux poissons rouges. Elle s’en repent d’emblée et hésite à donner les détails de l’incident. Pour repousser le temps de sa confession, elle raconte plutôt des anecdotes de nature réaliste sur les divers animaux domestiques ou sauvages qu’elle a côtoyés au cours de sa vie. Certaines de ces bêtes sont dénigrées en raison de leur nature repoussante, et d’autres au contraire ont été très aimées par la femme. Ainsi, l’histoire est fragmentée en une série de micro-récits (Alonso, 2013) qui ne se suivent pas chronologiquement dans la diégèse et qui ont très souvent des dénouements tragiques mais réalistes : les animaux sont abandonnés, tombent malades, rendent l’âme ou encore, sont exterminés lorsque leur présence n’est pas désirée dans la maison. Ce n’est qu’à la toute fin, après la série de digressions, que la narratrice fournit des éclaircissements sur son crime : elle aurait oublié de nourrir les poissons rouges de son fils, trop occupée qu’elle était à écrire des livres, et demande humblement aux lecteur·trice·s d’être pardonnée pour sa distraction.
Il y a indéniablement quelque chose de déstabilisant dans ce conte pour enfants. L’écrivaine aborde frontalement et avec un prosaïsme parfois mordant les thèmes de l’abandon et du deuil animalier. Elle montre le cycle à la fois délicat et cruel de la vie quotidienne, ses aléas incontrôlables et le rôle forcément éphémère qu’ont les animaux dans la vie des humains. La femme qui tuait les poissons est une leçon de vie douce-amère que Lispector propose aux enfants, un récit qui, malgré la tendresse de la voix narrative, prend le pari d’inculquer des vérités crues à travers l’enchâssement d’anecdotes diverses.
Mariana Valente a eu la tâche de mettre en image le récit de Clarice Lispector une quarantaine d’années après son écriture. Les collages qu’elle a créés pour l’accompagner ont une architecture fine et complexe, possédant une richesse symbolique indéniable qui peut fasciner un lectorat de tout âge. Le collage est pour elle un processus expérimental et intuitif, qui est étroitement lié au flux de conscience. Dans un entretien, elle compare son processus de création à celui de sa grand-mère, dont les textes pour adultes sont beaucoup plus bruts. Il s’agit pour elle, finalement, d’arriver à resignifier l’image au sein du collage (Valente, 2017), tout comme Clarice Lispector resignifiait le signifiant au sein de la phrase. Pour ce faire, elle mêle le collage manuel et les modifications numériques, qu’elle utilise par exemple pour agrandir ou rapetisser des images et en altérer les couleurs. Elle travaille à partir de matériaux épars — principalement des photographies et des illustrations tirées de revues, de pamphlets et de journaux vintage et modernes — qu’elle décontextualise en les rassemblant. Certaines images en noir et blanc semblent tout droit venues de l’ère victorienne, tandis que d’autres, en couleur, sont récupérées des années 1950, 1960, voire de l’ère contemporaine. Tout ce matériau est mis sur un pied d’égalité dans ses créations visuelles. En outre, pour La femme qui tuait les poissons, Valente a puisé du matériau dans les archives de l’écrivaine. On retrouve, par exemple, l’une de ses cartes d’identité (Lispector et Valente, 2017: 23), des portraits photographiques, et même, au début du récit, la dédicace originelle du livre (5). Les archives s’immiscent assez discrètement dans les collages, n’en formant pas le matériau principal, mais leur amenant tout de même une charge nostalgique, affective et historique importante, qui leur confère un caractère entièrement idiosyncratique.
L’on se retrouve donc avec un univers visuel extrêmement composite, dont l’esthétique éclectique semble à la fois héritière des collages dada et surréalistes et des albums victoriens. Qui plus est, l’artiste a parfois recours à du ruban adhésif pour lier ses collages entre eux, ce qui rappelle dans son travail les techniques du scrapbooking et de l’album de famille; ces renvois formels à ces autres pratiques artistiques confèrent une charge plus intimiste aux collages ludiques. Enfin, on note un leitmotiv visuel dans le travail de Valente : les référents visuels tropicaux. La nature luxuriante, présente sous forme d’illustrations ou de photographies découpées, foisonne dans l’univers de La femme qui tuait les poissons. Elle contamine les images-matrices, les arrachant à leur contexte initial souvent européen ou américain pour les réinscrire dans un espace géographique indéfini, mais évoquant le Brésil, terre d’origine de Clarice Lispector et de Valente elle-même.
C’est ainsi que se déploie dans l’album, aux côtés du texte de Lispector, un univers visuel anachronique, insituable, fantaisiste, où plusieurs espaces-temps se rencontrent dans une même page. Les images triées par Valente, décontextualisées et remontées ensemble, contribuent à la création non d’un réel mais d’un surréel inventé de toutes pièces. De cette manière, leur agencement véhicule efficacement l’idée d’un flux de conscience qui se laisse dériver.
Si ces collages peuvent certainement être rapprochés du style littéraire de Lispector dans ses écrits pour adultes, ils achoppent pourtant dans le récit jeunesse réaliste et grave qu’est La femme qui tuait les poissons. Les illustrations, plutôt que de se subordonner au texte lispectorien, ouvrent des brèches de sens dans la diégèse; l’imaginaire propre à Valente s’engouffre alors dans l’espace de l’objet-livre et confronte, à plusieurs égards, le texte. Pour explorer en profondeur la relation subversive qui lie les collages au récit textuel, nous nous basons sur les réflexions de Sophie Van der Linden sur l’album jeunesse. Dans ses travaux, cette dernière a identifié trois pôles autour desquels peut s’articuler la relation entre une image et un texte : la redondance, cette sorte de « degré zéro du rapport texte/image » (2007: 120) quand leur mise en rapport ne produit pas de sens supplémentaire, la collaboration, lorsque le « sens n’est contenu ni dans l’image ni dans le texte » mais « émerge de leur mise en relation » (121), et enfin la disjonction, lorsque texte et image entrent partiellement ou entièrement en contradiction. L’interaction entre les mots et les images est sans cesse mouvante dans La femme qui tuait les poissons, au point où il est impossible de la cantonner à un seul de ces rapports. Néanmoins, nous verrons à travers l’examen de quelques exemples qu’elle oscille entre la collaboration et la disjonction.
Il appert que le récit de Lispector se déploie dans un monde plutôt réaliste. Certaines allusions poétisent la psyché animale dans le but de rendre les histoires plus attrayantes pour un public enfantin — comme lorsque la narratrice raconte qu’un chien « se promenait tout seul en se lamentant sur la mort de Max [un autre chien] qui était son seul ami » (1990 [1968]: 44) — mais toutes les scènes s’ancrent dans la vie quotidienne. En contrepartie, le travail visuel de Valente vise avant tout à faire naître un monde qui tient du merveilleux. À travers des techniques telles que la condensation de référents anachroniques au sein d’une même page, le non-respect des proportions du corps et des objets, et la mise en scène de situations impossibles entre bêtes et humains, le lectorat est visuellement plongé dans un univers où tout semble possible. C’est un monde où les lapins peuvent jouer une partie d’échecs avec des enfants (2017: 16) et où ces derniers peuvent embarquer sur le dos d’hippocampes géants dans l’océan (40). Ces animaux sont certes évoqués dans le texte, mais pas dans ces scènes fantaisistes; la narratrice mentionne à peine qu’elle a adopté deux lapins, et qu’elle serait incapable de manger du lapin comme d’autres adultes le font puisqu’ils sont ses « amis » (1990 [1968]: 20), et raconte vaguement que son amie a été « reçue par un hippocampe pendant qu’elle se baignait » dans la mer (51). Prenant appui sur ces allusions, l’artiste collagiste imagine des interactions entre humains et animaux qui n’entrent pas nécessairement en contradiction avec le texte, mais ne s’y subordonnent pas non plus; elles font plutôt apparaître dans l’album une narration parallèle qui fleurit à côté des mots. Si l’harmonie entre animaux et humains semble être un thème important pour Lispector dans plusieurs des micro-récits du conte, elle est exagérée par Valente dans ses mises en scène où les animaux sont véritablement des compagnons de jeux pour les enfants. L’on constate ainsi que les collages ont parfois ce que Van der Linden appellerait une fonction d’amplification; ils étendent le propos du texte en « apportant un discours supplémentaire ou en proposant une interprétation » (2007: 125).
L’usage subversif du merveilleux dans les collages peut également faire preuve de disjonctions plus frappantes avec le texte, notamment lorsque l’artiste visuelle humanise les bêtes dont parle la narratrice. Il est par exemple question d’une infestation de cafards chez Clarice, qui raconte être en guerre contre eux et avoir embauché un exterminateur pour les faire disparaître de sa maison. Alors qu’elle brosse un portrait répugnant des cafards, qui sont « très laids et très vieux [et] ne font de bien à personne » (1990 [1968]: 14), et qu’elle les fait tuer sans culpabilité puisqu’ils sont venus « sans être invités » (16), Valente propose une interprétation ludique et contradictoire de la scène aux pages 12 et 13 : une photographie moderne d’un exterminateur masqué et revêtu d’une combinaison de protection est juxtaposée au collage d’un cafard costumé en aristocrate dégustant un thé dans un salon miniature d’allure anglaise. Au sein d’une double page, Valente condense des contraires : le cafard, insecte symboliquement associé à la souillure et à la crasse, devient raffiné et délicat, voire attachant, tandis que le maniérisme de l’époque victorienne côtoie la chimie agressive des temps modernes. Du même coup, l’acte radical et violent qu’est l’extermination est amoindri par le ludisme des oppositions réunies. Le collage s’insère ainsi dans une relation de contrepoint (Van der Linden, 2007: 124) avec le texte, entrant en décalage avec la narration de Clarice. La vision des bêtes chez Valente est, en ce sens, plus bienveillante que celle de la narratrice; ses collages tendent à nous les montrer plus attachantes que nature en mettant en relief leur part d’humanité insoupçonnée.
Enfin, le merveilleux est aussi utilisé subversivement par l’artiste visuelle pour amoindrir la part tragique de plusieurs micro-récits. Les illustrations de l’anecdote sur le singe exemplifient bien cette fonction thérapeutique de l’image. Clarice raconte que Lisete, le singe adopté par sa famille, étant tombé gravement malade, avait dû passer la nuit chez le vétérinaire. La situation était critique : la narratrice attend chez elle « le cœur vide » et « [a]vant de dormir, [elle] [a] prié Dieu pour qu’il sauve [Lisete] » (1990 [1968]: 34). Le collage que Valente crée pour illustrer cette scène se détache du ton dramatique du récit : le singe est tendrement emmitouflé comme un poupon dans les bras d’une infirmière alors que d’autres infirmier·e·s l’entourent pour lui prodiguer des soins. La photographie en noir et blanc qui sert de matrice au collage semble tout droit venir des années 1950 si l’on se fie à l’accoutrement médical des personnages. Valente superpose à la chambre d’hôpital des photographies d’éléments tropicaux : des bananes jaune vif pendent du lit, du feuillage vert fluorescent émerge d’une bonbonne à oxygène et la tête du singe est ornée de bijoux et de fleurs, comme si l’animal était humain. Ces détails colorés tranchent avec l’image-matrice qui se décline en niveaux de gris, et, par leur apparition incongrue dans l’espace inquiétant qu’est l’hôpital, ils chassent l’ombre de la mort qui plane dans le texte.
On peut dès lors tirer une première conclusion au sujet des collages de Valente : si le texte lispectorien construit une tension tragique et parfois violente autour des thèmes de la maladie et de la mort animale, les illustrations de l’artiste carioca, tout en flamboyance et en contrastes, la neutralisent avec efficacité. Les grandes leçons de vie de Clarice Lispector sont amenées, au final, de manière plus douce par sa petite-fille. La disjonction tantôt partielle tantôt entière entre le texte et l’image rend sans nul doute la lecture de l’album plus complexe, et le lectorat serait en droit de se demander si c’est le texte ou bien l’image qui a primauté sur le sens de l’album. Le dispositif visuel subversif de Valente bouleverse la lecture de l’album, qui doit dès lors être double : comme c’est le cas dans plusieurs livres, c’est une lecture au long de laquelle « le lecteur effectue alors un rapide va-et-vient entre le texte et l’image » (Van der Linden, 2007: 122) ces dernières interagissant simultanément.
Les collages de Mariana Valente sont aussi subversifs dans la mesure où ils altèrent le suspense du récit. La confession de la narratrice au sujet de la mort accidentelle de ses poissons est liée à l’écriture. Rappelons que c’est à cause de ses occupations d’écrivaine que Clarice oublie de nourrir les poissons rouges de son fils. Et comme nous l’avons déjà précisé, sa confession mortifiante se fait attendre jusqu’aux dernières pages, et les anecdotes animalesques racontées servent à retarder sa venue. Pourtant, un examen attentif des illustrations de Valente montre que l’artiste laisse présager le cœur de la confession au fil des pages à l’aide d’un leitmotiv visuel bien précis : la machine à écrire, qui s’incruste subtilement dans plusieurs collages. On en voit une, par exemple, sur un fauteuil dans le salon du cafard (2017: 13), dans une bibliothèque de la maison de la narratrice (15), et même sur la page frontispice de l’album, entre la narratrice éplorée et un bocal à poissons vide. Ces motifs discrets, qui souvent se fondent imperceptiblement parmi une masse d’autres éléments collés, ont une fonction d’amplification intéressante puisqu’ils permettent d’insister sur l’importance de l’écriture dans la tragédie domestique. Ce clin d’œil de l’illustratrice, paradoxalement, échappe à la première lecture et n’est repérable qu’à celles subséquentes pour les lecteur·trice·s les plus perspicaces. Encore une fois, le dispositif visuel de Valente complexifie le mode de lecture de l’album. Les images qui accompagnent le texte, loin de se soumettre passivement aux mots de Lispector, sont à bien des égards équivoques. C’est ainsi dans un double plan, celui de la forme et celui de l’interaction avec le texte, que se déploie le talent de l’artiste collagiste.
Clarice Lispector mise en image(s)
Nous nous arrêtons maintenant à un second axe de réflexion, qui s’articule autour des portraits photographiques de Clarice Lispector qui sont disséminés — parfois subtilement, parfois de manière plus évidente — à travers l’album. Valente réutilise précisément trois clichés en noir et blanc de Lispector, qu’elle modifie par sa pratique du collage. Cette réappropriation artistique des portraits de la femme de lettres a deux impacts importants : le premier sur la diégèse et l’identité de la narratrice, le deuxième, plus vaste, touche à la posture littéraire de Lispector qui est totalement renouvelée par l’esthétique de sa petite-fille.
D’entrée de jeu, l’utilisation des portraits de l’écrivaine au sein même des collages permet à Valente d’associer intrinsèquement la narratrice à la véritable Clarice Lispector. Sur le plan théorique, si l’on reprend la terminologie développée par Dominique Maingueneau dans Le discours littéraire, ce dispositif visuel permet d’illustrer, sans aucune équivoque, que la personne — « l’individu doté d’un état-civil, d’une vie privée » — et l’écrivain — « l’acteur qui définit une trajectoire dans l’institution littéraire » (2004: 107-108) — qu’est Clarice Lispector sur les scènes privée et publique est également l’inscripteur, soit l’énonciatrice du texte particulier qu’est La femme qui tuait les poissons. Un certain pacte autobiographique était déjà tissé implicitement par le texte : la narratrice qui a tué les poissons dit se prénommer Clarice, révèle être écrivaine et dévoile des informations que l’on sait véridiques sur la femme de lettres, comme celles sur les voyages qu’elle a effectués et celles qui alludent à sa bibliographie. L’utilisation des portraits de l’écrivaine renforce ce pacte et montre sans aucune ambigüité que le je qui s’exprime ne peut être que la fameuse écrivaine brésilienne : Valente transforme visuellement sa grand-mère en personnage d’album.
Ce choix artistique, s’il concorde avec ce que la narratrice révèle sur elle-même dans l’œuvre, est tout de même surprenant compte tenu du fait que La femme qui tuait les poissons s’adresse à un public jeunesse. Rappelons que lorsqu’on considère ses œuvres phares telles qu’Água-Viva (1973) ou L’heure de l’étoile (1977) qui sont écrites pour un lectorat mature, Clarice Lispector est une écrivaine exigeante, qui demande la confiance et le laisser-aller de ses lecteur·trice·s. Son écriture à la fois extrêmement transparente et hermétique résiste à l’interprétation univoque, repoussant sans cesse avec virtuosité les limites du langage. Son œuvre et la réception qu’elle a connue ont contribué à lui façonner une posture littéraire des plus singulières. Nous reprenons le concept théorique de posture au sociologue Jérôme Meizoz, qui la définit dans de nombreux travaux comme
la présentation de soi d’un écrivain, tant dans sa gestion du discours que dans ses conduites littéraires publiques. Le meilleur équivalent à cette notion serait le terme latin de persona qui désigne le masque de théâtre : étymologiquement, ce à travers quoi l’on parle (per-sonare) instituant tout à la fois une voix et son lieu social d’intelligibilité. (2009)
Toute personne n’existe comme auteur·trice « qu’à travers le prisme d’une posture, historiquement construite et référée à l’ensemble des positions du champ littéraire » (2009). Qui plus est, la posture littéraire est un processus dit interactif, puisqu’elle est « co-construite, à la fois dans le texte et hors de lui, par l’écrivain, les divers médiateurs qui la donnent à lire […] et les publics » (2009). Bref, c’est une « image collective », et celle de Lispector, tant dans le champ littéraire brésilien que le champ international, est imposante. Retenons comme exemple l’éloge grandiloquent que lui fait Hélène Cixous dans L’heure de Clarice Lispector, qui abonde en ce sens :
Clarice Lispector, on a peine, mais aussi joie, à croire qu’elle ait pu exister, tout près de nous […]. Si Kafka était femme. Si Rilke était une Brésilienne juive née en Ukraine. Si Rimbaud avait été mère, s’il avait atteint la cinquantaine. Si Heidegger avait pu cesser d’être allemand, s’il avait écrit le Roman de la Terre. (1989 [1979]: 117)
L’écrivaine française la compare à ces grands noms pour « essayer de dessiner le parage, [car c’]est par là que Clarice Lispector écrit. Là où respirent les œuvres les plus exigeantes, elle avance. Mais ensuite, là où s’essouffle le philosophe, elle continue, plus loin encore, plus loin que tout savoir » (117). Clarice Lispector s’est ainsi forgée, en tant qu’écrivaine, une place culte, voire sacralisée, dans les bibliothèques et les discours.
À la lumière de ces considérations sur la posture littéraire imposante de la femme de lettres, force est de constater qu’il existe un décalage intrigant entre la réappropriation ludique de ses clichés par sa petite-fille et son image publique courante. Valente réutilise dans l’album trois portraits photographiques de Lispector, les intégrant dans des dispositifs de collage complexes. L’un d’entre eux, où l’autrice, méconnaissable, se couvre entièrement le visage de ses mains est utilisé sur la page frontispice. Un autre, où elle pose pensivement, illustre sa biographie à la fin de l’album (2017: 47). Le troisième, qui nous paraît le plus intéressant pour sa posture littéraire et son image d’autrice, accompagne les premières lignes du récit (6). Nous nous attarderons précisément à ce collage, qui exemplifie le mieux le processus de métamorphoses matérielles de Valente.
C’est l’immense visage de Lispector qui inaugure l’album, sur la page de gauche; sur cette photographie, contrairement à celle de la couverture, on la reconnaît sans équivoque. Le cliché original que Valente a réutilisé a été pris en 1955 par un photographe de l’agence Miller of Washington. La femme de lettres y est immortalisée à 35 ans. Son visage est lumineux mais froid. Les sourcils sont arqués, les yeux regardent au loin, fixement, comme pour ne pas se faire déchiffrer. Il émane d’elle une forme d’élégance distante mais solennelle. Dans leur ouvrage séminal Iconographie de l’auteur, Jean-Luc Nancy et Federico Ferrari mentionnent qu’un portrait d’écrivain représente typiquement « l’idiosyncrasie de l’œuvre », ou bien alors « son iconographie en ce sens bien précis : la graphie de l’œuvre — son “écriture”, sa manière, sa propriété insubstituable — y devient icône — emblème figural, hypostase, visage […] l’auteur forme ou contient le caractère de l’œuvre » (2005: 36). Considéré ainsi, l’on peut dire que l’on reconnaît dans ce portrait sérieux l’écrivaine insaisissable dont parle Hélène Cixous. Par le biais du collage, Valente opère pourtant des métamorphoses radicales au portrait, le modernisant et l’arrachant du monde réel. Lispector est magiquement entourée par des plantes tropicales et luxuriantes qui remplacent sa chemise à carreaux et émergent de sa tête à la place de sa chevelure. Un petit navire dérive le long de son col — symbole qui résonne avec l’esthétique du voyage mise en images par Valente tout au long des pages. Il y a en outre une serrure au-dessus du col de sa chemise — icône mystérieuse qui semble nous indiquer qu’il y a un sens à déverrouiller à cette image, qui ne se dévoile pas entièrement au premier coup d’œil. En vérité, l’élément clef du collage, sur lequel nous souhaitons insister, est l’image de la machine à écrire qui est posée, surnaturellement, sur la tête de l’écrivaine, comme une coiffe. Et, bien étrangement, ce n’est pas une feuille dactylographiée qui en émerge mais un manuscrit, le brouillon d’un véritable discours que l’écrivaine a prononcé lors d’un congrès à Bogota (Mendes Gomes, 2015: 94). Dans ce discours, Lispector parle de la création et de son aspect magique. On parvient à déchiffrer, si l’on regarde de très près, que la création, pour elle, émerge du « je » le plus profond de chaque être humain, de l’inconscient personnel, collectif et cosmique. L’insertion de ce discours sur la création dans ce dispositif visuel est loin d’être anodine; au sein même de la diégèse, au même titre que les images de machines à écrire dissimulées dans les pages de l’album, il sert subtilement à préfigurer les raisons de la mort des poissons. Mais plus encore, il donne sens aux modifications que Valente apporte par le collage : la nature luxuriante qui foisonne autour de l’écrivaine est l’inspiration même, la force mystique, inconsciente, de la création, cette création qui est si puissante qu’elle fait dérailler les tâches domestiques de Clarice et vient causer, indirectement, la mort des poissons. Sollicitons encore les écrits de Nancy et Ferrari pour aller plus loin. Ils mentionnent avec justesse que « la figure de l’auteur ne représente rien d’autre que l’idée de la création : l’auteur est celui qui détient la puissance et la grâce propres qu’il est nécessaire de supposer à l’origine de l’œuvre » (17). En d’autres termes, ils mettent en lumière l’idée selon laquelle cette figure de l’auteur est comme « le témoignage visuel d’une création accédant à l’immanence d’un corps » (21). Mariana Valente, on le voit bien, amplifie le potentiel de l’iconographie de l’auteur avec ce collage où l’écrivaine, dès les premières pages du livre, est immergée en pleine création, en pleine fusion avec sa créativité effervescente.
Dans cet album jeunesse, l’écrivaine devenue personnage a donc une identité visuelle bien marginale, totalement différente des portraits photographiques sérieux que l’on retrouve généralement de Lispector. Les enfants qui la lisent découvrent une femme inspirée, atemporelle, et surtout indissociable de son métier d’écrivaine. En ce sens, elle est mythifiée par sa petite-fille, qui la réinscrit à sa manière dans le patrimoine littéraire brésilien et offre à un lectorat jeunesse une image ludique et fraîche de la femme de lettres. Cette esthétique visuelle désormais associée à Lispector reconfigure, du même coup, sa posture littéraire. Si Valente cherchait à resignifier l’image au sein du collage, elle est aussi parvenue à re-signifier la persona de Clarice Lispector par le biais de son travail artistique. Les portraits d’elle, colorés et éclectiques, divergent des représentations usuelles de l’écrivaine, où elle paraît toujours sérieuse et grave, mais divergent aussi des textes épiphaniques et hermétiques qu’on lui connaît. À travers le regard de la collagiste, l’écrivaine nous paraît moins distante, plus approchable. Ce décalage, au fond, laisse le lectorat songeur et contribue à épaissir le mystère que demeure Clarice Lispector, qui continue à fasciner des générations de lecteur·trice·s. C’est une toute nouvelle facette de l’écrivaine qui naît dans cette récente édition de La femme qui tuait les poissons.
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La nouvelle édition de La femme qui tuait les poissons, qui incorpore les collages photographiques de Mariana Valente, est un album riche de sens qui permet une toute nouvelle lecture de l’œuvre et donne à voir une identité visuelle inédite de l’écrivaine devenue personnage. D’une part, les collages engagent un dialogue subversif avec le texte lispectorien, marqué par un rapport de disjonction tantôt partiel, tantôt total; se détachant du réalisme de l’œuvre pour s’évader dans un imaginaire merveilleux, où les bêtes sont humanisées et où la maladie et la mort animales semblent somme toute moins graves, ils incitent à une lecture double de l’album, tout en parsemant des indices sur le dénouement de l’œuvre. D’autre part, Mariana Valente parvient à modifier la posture littéraire de la femme de lettres par le biais de ses portraits trafiqués par le collage. Elle met en lumière la toute-puissance de la création dans la vie de Lispector, tout en lui conférant une aura tropicale et fantasque qui saura plaire à un jeune lectorat et introduire, lentement et tout en ludisme, celui-ci à l’œuvre d’une femme de lettres mythique. D’ailleurs, tout porte à croire que cette nouvelle esthétique visuelle associée à Lispector risque de devenir de plus en plus présente; Valente poursuit ses projets artistiques sur l’héritage et l’œuvre de sa grand-mère. Récemment paraissait notamment aux éditions Siruela l’album Casi de Verdad. Cuentos para niños (2021), recueil de contes de Lispector traduits en espagnol et illustrés par les collages photographiques de l’artiste carioca. Visiblement, les projets de Valente ont un rayonnement international et nous laissent imaginer qu’ils seront de plus en plus diffusés dans l’espace littéraire public. Il restera à observer, au fil du temps, dans quelle mesure la figure-phare qu’est Lispector dans le canon littéraire brésilien sera modifiée par le travail de sa petite-fille, et quelles autres relectures de ses œuvres pourront voir le jour consécutivement.
- 1. Ces albums sont A mulher que matou os peixes (2017), Quase de verdade (2014), A vida íntima de Laura (2022), O mistério do coelho pensante (2013), Doze lendas brasileiras (2014) et Como nasceram as estrelas (2011).
- 2. Pour les citations en français, nous nous référons à la traduction de Séverine Rosset et de Lúcia Cherem, parue en 1990 aux éditions Ramsay. Notons que cette édition ne comporte aucune illustration.
- 3. La dédicace est reproduite en fac-similé dans l’album de 2017 (5).
- 4. Voir à ce sujet l’article de Xoán Costa (2020).