Est-il société humaine qui n’ait éprouvé le besoin de se représenter l’espace qui l’environne? Pour des questions de survie tout d’abord, à des fins d’exercice du pouvoir ensuite, en raison également d’un attrait pour la connaissance des lieux dans lesquels nous vivons aussi bien que de ceux qui nous sont plus étrangers, sont nés et ont évolué au cours des siècles non seulement les cartes, mappemondes et autres formes de représentation des territoires, mais aussi les récits de voyage et les guides touristiques, qui nous en apprennent sur des ailleurs plus ou moins lointains et accessibles. Au sein des représentations du monde, le « portrait de pays » a ainsi pour finalité de développer et de rendre disponible la connaissance de lieux déterminés, de cerner leur identité, et éventuellement de favoriser le désir de les découvrir, en donnant à voir l’apparence géographique de ces pays, régions ou villes, ainsi que les réalisations humaines qui contribuent à leur donner leur physionomie propre (monuments, architecture vernaculaire, aménagement du territoire…), ainsi que les modes de vie, us et coutumes de leurs habitants, tous ces éléments donnant potentiellement accès à leur histoire, en fonction de l’inclination de celles et ceux qui conçoivent ces portraits.
Sans doute en raison de son apparente simplicité, ce genre est demeuré largement méconnu comme tel, aussi bien au sein de la recherche qu’auprès de ceux qui s’y sont livrés — écrivains, éditeurs, artistes, photographes, cinéastes ou encore commissaires d’expositions — et ont produit un véritable continent enfoui, qui sur un plan historique s’étend de l’Antiquité à nos jours. Une récente publication a pourtant été consacrée à ce thème, dans sa dimension polymédiatique. Portraits de pays. Textes, images, sons (Lécole-Solnychkine, 2024) regroupe les textes issus de communications données lors d’un colloque organisé à Cerisy-la-Salle en 2019. Au cœur de cette semaine d’échanges et d’écoutes, rendue sensibles par un beau témoignage sonore de Joachim Glaude, quelques chercheurs se réunirent autour du son. Lors de ces journées, Alexandre Galand, David Martens et Pauline Nadrigny développèrent quelques pistes pour penser ce que pourrait être une forme sonore du portrait de pays. Ils souhaitèrent poursuivre cette piste et en amplifier le signal. Ils organisèrent ainsi à Bruxelles, en partenariat avec Point Culture, une conférence internationale sur les « Portraits sonores de pays », alternant exposés, tables rondes, moments d’écoutes commentées et concerts. Ce dossier est la publication remaniée d’une partie des interventions faites lors de cet événement. Extension acoustique d’un colloque polymédiatique, ce « Portraits sonores » a donc changé trois fois de « pays » : de la Normandie à Bruxelles, pour s’achever au Québec1.
Qu’en est-il donc du portrait sonore, esthétique, documentaire, et en quoi ce format peut-il nous parler d’une réalité géographique, politique et affective, telle que celle du pays? La recherche menée depuis une dizaine d’années a pu montrer que le paradigme du portrait de pays informe différents champs de création, de la littérature au cinéma en passant par l’art contemporain. Il s’agissait dès lors de poursuivre cette étude en considérant ce qu’il en est du côté du son, notamment dans les usages que l’enregistrement en permet2.
À première vue, le champ de la création sonore semble se montrer quelque peu rétif devant cette notion, tant les créateurs et créatrices eux-mêmes que les chercheurs et chercheuses qui commentent leurs productions. Notre hypothèse est que cette réticence est propre à un domaine en voie de gestation et de légitimation, protégeant de ce fait ce qu’il entend faire apparaître comme son autonomie, en premier lieu à l’égard des arts de l’image dont, précisément, le portrait comme genre est issu. De fait, l’autonomie des arts sonores est loin d’être acquise. La projection de paradigmes visuels, notamment picturaux, sur l’art des sons, participe de son histoire au XXe siècle. La plus connue est celle du paysage sonore (soundscape) qui a permis au son de s’imposer, sur les plans académique, artistique et institutionnel, comme un sensible pertinent pour penser l’environnement. En instaurant ce terme dans les années 1970, R. Murray Schafer proposait, grâce aux marches d’écoute et au développement de l’enregistrement de terrain (field recording), d’étudier un monde encore peu pensé et de remédier à un déséquilibre lié à l’ère post-industrielle et à l’essor des technologies électroacoustiques (2010 [1977]). Il abordait alors l’environnement acoustique dans une forme d’analogie avec le genre du paysage. Le couple avant-plan/arrière-plan se transposait en signaux sonores/tonalités fondamentales, les bornes délimitant visiblement les parcelles devenant des bornes sonores distinguant des identités acoustiques déterminées.
Or la notion de paysage sonore, telle qu’elle a été ainsi initiée par R. Murray Schafer en collaboration avec les membres du World Soundscape Project, a été, depuis, largement commentée et critiquée. Comme le note Jean-François Augoyard, le paysage est un habit mal taillé pour penser la spécificité métabolique de l’expérience sonore (1991). Le modèle poursuivrait, n’en déplaise à Schafer, une longue histoire dans laquelle le son est appréhendé à partir du modèle de la lisibilité (devenue alors une audibilité). D’autres acteurs des arts sonores, comme Francisco López April, soulignent aussi combien cette notion reste tributaire d’une logique d’identification (ici encore, ancrée dans une saisie visuelle). En contraste, l’expérience sonore telle que l’enregistrement nous invite à l’appréhender peut être l’occasion d’une forme d’abstraction à l’égard de la source des sons (López April, 1997).
Dans cette mesure, on voit d’abord mal en quoi la notion de « portrait sonore », dans son origine éminemment visuelle et, encore une fois, picturale, ne présenterait pas les mêmes limites. Ce dossier tend, nous l’espérons, à montrer qu’il n’en est rien : le portrait est un format qui diffère de celui du paysage et permet d’appréhender le phénomène sonore avec une certaine justesse. Aussi, il semble que dans toute la complexité de la pratique de l’enregistrement de terrain (voyage, choix du matériel et des lieux de prise, composition, diffusion et distribution dans le contexte d’œuvres documentaires, mais aussi partiellement fictionnelles, radiophoniques ou non), les problèmes quelque peu abstraits que soulève la généricité de ces œuvres se dissipent. À l’encontre du caractère surplombant du paysage, le portrait fait état de la singularité d’une touche, celle du preneur de son, du compositeur, de l’artiste sonore, comme on souhaitera l’appeler, mais aussi vise à rendre compte de l’identité de lieux déterminés en fonction d’un prisme particulier : les sons qui en émanent ou sont mobilisés pour les évoquer. Mais il ne s’agit pas uniquement de prendre en considération la facture proprement sonore des œuvres. Il y a aussi le recours ponctuel à cette terminologie du portrait, utilisée de façon informelle par des créateurs aussi bien que par ceux qui décrivent et commentent les œuvres, afin de spécifier l’identité d’une pièce. En recourant à une telle terminologie générique, ils signalent la façon dont ces œuvres doivent être appréhendées selon ceux qui les produisent et les diffusent.
Serge Cardinal montre que la palette des aspects de la sonorité susceptibles d’être pris en considération à l’occasion d’un portrait sonore est particulièrement étoffée. En analysant Y Bush Corrida (2001), œuvre dans laquelle Michel Neault livre un portrait nocturne d’une gare de triage située dans un quartier résidentiel de Montréal, il montre que portraiturer un lieu par ses sons implique toutes les interactions, verbales notamment, entre les personnes qui s’y activent ainsi que leur propre appréhension de cet espace sonore complexe. Là encore, le portrait du lieu en passe par celui du groupe qui façonne la teneur sonore de l’environnement par sa manière de l’animer et d’y œuvrer.
Loin de réduire le portrait sonore du pays à celui des personnes, les textes présentés dans ce numéro tendent aussi à prendre acte des présences sensibles fixées par l’enregistrement. Le format « portrait » est une question lancée aux vies qui s’y nichent : ainsi Julie Michel, dans une démarche étho-poétique, se demande-t-elle, en étudiant l’art de Knud Viktor, ce qu’est exactement le pays de la cigale, du lapin, du vers. Nid, terrier, repère : le pays dont Knud Viktor propose la « peinture sonore » (lui qui vient initialement des arts visuels) est rendu audible par le biais du microphone. L’enregistrement questionne les échelles vitales, ce à partir de quoi (en termes d’identité remarquable, d’intensité et de centre) il est possible de parler « pays ».
Cette interrogation sur la définition sonore de ce qui fait « pays » se poursuit avec les recherches de Pauline Nadrigny au sujet du projet de Peter Cusack sur la zone d’exclusion de Tchernobyl. Ici encore, le son permet d’appréhender, peut-être mieux que la vision, la teneur d’un pays qui n’est, justement, pas qu’une « zone » : contre l’oubli et la décomposition, contre, surtout, la fascination trouble que le spectacle de Tchernobyl produit dans nos consciences contemporaines, l’œuvre sonore de Cusack rend la zone aux vivants qui l’habitent encore et à son humanité, par le jeu de l’enregistrement, de la composition et de l’écoute.
Enfin, le dernier texte de ce dossier renoue la piste sonore avec d’autres médiums, en particulier avec les dimensions textuelles et iconographiques qui, le plus souvent, accompagnent les créations sonores. Soulignant que ces œuvres ne sont jamais livrées « nues », sans discours ou images, David Martens note que si l’emploi du terme de « portrait » pour désigner leurs productions est relativement rare chez les créateurs d’œuvres sonores, qui disposent d’une autre panoplie générique pour rendre compte de leur travail, il n’en reste pas moins ponctuellement mobilisé dans les titres et autres discours présentant ces œuvres au public.
Toutes ces approches esthétiques et affectives du pays, à l’inverse de la vision-paysage, restent ancrées dans une expérience d’immersion, d’arpentage et de circulation. À cet égard, le texte de Christophe Deleu, dans la section « Document », commentaire de deux fictions sonores dans l’espace public, revient sur la figure du « promeneur écoutant », chère à Michel Chion : confrontation entre l’expérience solitaire de l’écoute au casque et l’accès à l’espace commun, entre le documentaire et la fiction, entre le monde réel et la doublure électroacoustique de son récit. À travers une déambulation dans la ville de Strasbourg, l’auteur souligne combien le sonore rend sensible la stratification virtuelle de l’expérience d’un lieu.
Enfin, les contrepoints de la section « Phonoscopies » ouvrent de nouvelles portes vers les formes de la portraiture sonore des lieux. Stéphane Marin nous présente les enjeux de son projet d’Observatoires phoNographiques sensibles : brosser un portrait paysager de la Garonne par l’auscultation et l’enregistrement de sa biophonie, de sa géophonie et de son anthropophonie. L’anthropologue Patrick Romieu déploie une libre réflexion sur le tremblement sonore produit dans « le ventre de la montagne » par le crash de l’A320 de la Germanwings le 24 mars 2015. À travers une étude de Kitnabudja Town de Lionel Marchetti, François Lacombe analyse un cas précis de portrait de pays, sous la forme d’une composition où se conjuguent enregistrements et sources radiophoniques diverses. Dans un deuxième texte, ce même auteur aborde la manière dont les portraits sonores peuvent être l’occasion d’une résilience, à travers l’étude du travail de Carlos Casas auprès de trois générations de pêcheurs confrontés à l’assèchement progressif de la mer d’Aral. Dans cette section, les formes plus populaires de la composition musicale ne sont pas en reste. Marianne di Benedetto se penche sur une chanson de Clair et Philippe Katerine, qui dépeint avec une ironie douce le littoral vendéen, tandis que Julien Sampson enquête sur le cheminement qui mène Gil Scott-Heron du « New York City » de 1976 à celui de 2010, de l’attachement à la menace.
Au terme de ce parcours, le modèle générique du portrait apparaît comme un format pertinent pour faire entendre, voire faire sonner un pays, un format qui guide aussi bien la création que l’écoute d’œuvres sonores consacrées à des territoires particuliers. C’est à la variété d’une pratique de la découverte du monde audible que la notion fait appel, tout aussi bien qu’à la singularité des entités que l’on y rencontre ou que l’on y figure : qu’il s’agisse de celles, globales, des phénomènes climatiques, des bruits rémanents de nos environnements (machiniques ou biologiques), ou de celles des êtres, humains ou non, qui peuplent ces lieux; deux dimensions qui y laissent une signature, la marque d’une identité.
- 1. Nous tenons à remercier les artistes dont les œuvres ont été diffusées durant les deux journées à la source de ce numéro de Captures : Rodolphe Alexis et son travail sur une approche audio-naturaliste, Péroline Barbe et son intérêt pour les musiques de tradition orale, Eric la Casa et son travail sur l’infra-ordinaire, Stéphane Marin et l’expérience de dispositifs sonores immersifs, dans ce qu’il appelle phoNosynthèse, Gaël Segalen et son souci de l’écoute d'une altérité, dans ce qu'elle appelle des « psycho géographies » sonores, et Els Viaene qui travaille sur les relations entre espace perçu et espace spécifiquement enregistré, sur les frontières de l’expérience perceptive du monde organique. Enfin, nous remercions chaleureusement la direction et les animateurs de PointCulture, qui ont accueilli avec bienveillance et compétence notre initiative ainsi que le comité de rédaction de la revue Captures, pour sa lecture, sa confiance et son engagement. Nous dédions ce numéro à Alexandre Galand, notre acolyte dans l’organisation de cette rencontre.
- 2. Il est évident que la notion de portrait sonore pourrait être pertinente hors du geste technologique de l’enregistrement : un portrait de pays littéraire peut avoir une dimension fortement sonore, de même que des compositions musicales écrites peuvent se charger de cette fonction (on songera irrésistiblement à Má Vlast [« Ma patrie »] de Bedřich Smetana, 1874-1879). Dans ce collectif, nous avons choisi de nous concentrer sur le contexte des portraits sonores électroacoustiques, et plus particulièrement sur l’enregistrement de terrain (field recording), afin d’étudier la part spécifiquement sonore de la question, à la lisière entre arts des sons et pratiques documentaires. Au-delà du domaine des arts du son, d’autres formes sonores de portraits de pays existent, à la radio, comme l’a montré David Martens (dans Lécole-Solnychkine, 2024: 209-217) et le commentaire des œuvres proposé par François Lacombe dans la rubrique « Contrepoints » de ce numéro, ou sous forme de chansons, comme le démontrent Marianne Di Benedetto ou encore Julien Sampson dans la même rubrique.