« Cauchemar d’avoir à présenter toujours comme un petit idéal universel, surhomme du matin au soir, le sous-homme claudicant qu’on nous a donné » (1952 [1932]: 418) se lamente Bardamu, héros médiocre de Voyage au bout de la nuit. La fiction ne manque pourtant pas de moyens pour surmonter les affres de l’humaine condition, des ailes prothétiques d’Icare et la quasi-invulnérabilité d’Achille aux implants de la Femme bionique et à l’exosquelette de RoboCop. L’idée de l’altération ou de la perfectibilité corporelle résonne d’autant plus à notre époque, qui voit se profiler le spectre du clonage et des mutations qui en découlent. Deux définitions de l’humain s’opposent alors : l’une qui conçoit le corps comme extension de l’esprit et considère son amélioration comme la maximisation d’un potentiel latent; l’autre qui estime à l’inverse que l’organisme est indissociable de l’intellect et de la personnalité, faisant de la modification corporelle une possible redéfinition — voire dénaturation — de l’identité.
C’est précisément à ce type de questions qu’est consacré le dossier « Le corps augmenté dans la bande dessinée », codirigé par Marion Haza et Denis Mellier. Le choix des corpus abordés par les contributeurs ratisse large : des comics américains ayant relancé, dès le milieu du XXe siècle, l’idée d’une métamorphose de l’humain aux mangas contemporains qui la réinventent à l’aune des préoccupations actuelles, sans oublier certains classiques du neuvième art qui ont pu contribuer à former l’imaginaire et quelques productions plus avant-gardistes qui tentent d’en repousser les limites. Le fait que le dossier soit piloté en tandem par une psychologue clinicienne et un chercheur en littérature et en cinéma ouvre à une perspective croisée, qui tient autant compte de l’historicité des symboles maniés que de leurs référents bien réels dans un monde où les prothèses à connexions neuronales et les manipulations génétiques sont désormais avérées. La série de contrepoints « Au-delà du corps » prolonge la réflexion et ouvre à d’autres cas de figure, issus notamment de l’art contemporain et du jeu vidéo.
La signature visuelle du numéro est assurée par le bédéiste montréalais Julien Paré-Sorel, qui — c’est une première dans l’histoire de Captures — a réalisé pour l’occasion quatre dessins inédits. La symbiose entre texte et image, aux fondements de l’approche de la revue, acquiert par le fait même une pertinence renouvelée. Par un heureux hasard, l’enquête sur le corps augmenté se voit complétée par un article hors dossier de Hana Saliba-Salman traitant de l’esprit diminué, soit la maladie d’Alzheimer comme métaphore, chez Paul Auster, de la politique américaine au tournant du XXIe siècle.
Autre nouveauté pour Captures, ce numéro est le premier réalisé sous le mandat de Fanny Bieth comme secrétaire de rédaction (et du mien, à titre de directeur). Je profite de l’occasion pour la remercier de son travail rigoureux et assidu, à la hauteur des sujets super-héroïques dont il est ici question. Merci aussi à Clément Willer et à Elaine Després, pour leur précieux soutien à l’édition et à la mise en ligne, à Sophie Guignard, pour sa maîtrise des communications, de même qu’à l’ancienne équipe, Vincent Lavoie et Sébastien Roldan, qui ont assuré une transition efficace et nous ont confié un projet aussi riche que stimulant.
Sylvain David
Directeur