Au cours de la semaine du 2 au 6 novembre 2020 s’est déroulé un événement majeur de la francophonie : les Entretiens Jacques Cartier1, une série de conférences sur des sujets innovants et variés, allant des données urbaines de mobilité à la transition climatique, en passant par les moyens pour réparer et régénérer l’humain. L’une de ces conférences, intitulée « Libre accès, économie sociale et solidaire, éditorialisation. Les nouveaux visages de l’édition savante », était dédiée aux initiatives actuelles dans le domaine de l’édition en sciences humaines et sociales2. Les deux organisateurs de la séance — Antoine Fauchié, doctorant au Département des littératures de langue française de l’Université de Montréal, et Valérie Larroche, maîtresse de conférences à l’École nationale des sciences de l'information et des bibliothèques (Enssib) de Lyon — avaient invité cinq intervenants, qui, chacun leur tour, ont exposé les expérimentations mises en place par leur structure.
Les Presses universitaires de Grenoble, l’une des rares maisons d’édition françaises relevant de l’économie sociale et solidaire, étaient représentées par Sylvie Bigot, leur directrice commerciale et marketing et présidente de leur directoire. Émilie Paquin, quant à elle, intervenait à titre de directrice de la recherche et du développement stratégique d’Érudit, plateforme de diffusion d’articles scientifiques en libre accès rattachée à l’Université de Montréal. Servanne Monjour et Nicolas Sauret étaient venus parler de leur conception radicalement nouvelle des publications numériques en sciences humaines et sociales et des expérimentations qu’ils mènent au sein des « Ateliers de [sens public] », qu’ils dirigent. Enfin, la question des publications réalisées par des communautés de citoyens, qui co-construisent un savoir, a été abordée grâce à l’expertise de Sylvia Fredriksson, designeuse et chercheuse française spécialiste des Communs.
De nouvelles approches économiques
Les intervenants ont donné un aperçu de la diversité des pratiques dans le secteur de l’édition savante, promouvant des modèles économiques bien éloignés de ceux des grandes maisons d’édition. En effet, l’objectif des structures qui étaient représentées n’est pas le profit. « Les Ateliers de [sens public] », par exemple, ne font aucun bénéfice et dépendent de subventions et autres fonds de recherche. Les Presses universitaires de Grenoble, pour leur part, ont dû s’adapter aux pratiques des étudiants, qui achètent de moins en moins de livres papier, afin de maintenir leur activité. Elles ont créé de nouvelles collections, à destination notamment du grand public, et proposent des contenus dans des formats inédits, en particulier des enrichissements numériques sous forme de tutoriels ou de vidéos en ligne. Pour réunir l’argent nécessaire à ces transformations, la maison d’édition s’est réorganisée en une société coopérative d’intérêt collectif, permettant à des individus comme à des personnes morales d’acquérir des parts sociales. Les sociétaires participent à la gouvernance de l’entreprise par l’intermédiaire de quatre collèges, qui accordent une voix à chaque acteur. Mis en place depuis 2018, ce fonctionnement fait de cette maison d’édition un modèle d’économie sociale et solidaire.
Des ambitions éthiques. Libre accès et diversité
L’ensemble des intervenants ont affirmé une conception éthique de leur travail. Les ambitions des Presses universitaires de Grenoble s’apparentent ainsi à une mission d’intérêt collectif :
Diffuser le savoir sur le territoire à travers la publication d’ouvrages de qualité en direction de tous les publics;
Partager et échanger autour de la recherche scientifique et de la langue française;
Faire rayonner le territoire et son patrimoine au niveau national et international grâce à des ouvrages ambitieux, dans le cadre d’un projet collectif. (Sylvie Bigot, dans s.a., 2020: 12 min 40 s)
L’objectif premier, commun à tous les conférenciers présents, est la diffusion de connaissances scientifiques. Le libre accès occupait donc une place importante dans les discours, notamment ceux d’Émilie Paquin concernant Érudit et de Servanne Monjour et Nicolas Sauret au sujet des « Ateliers de [sens public] », dont tous les contenus sont en accès libre. De plus, ces acteurs souhaitent encourager la recherche dans toute sa diversité. La plateforme Érudit soutient ainsi des revues dont la situation financière est précaire et « Les Ateliers de [sens public] » s’engagent, quant à eux, en faveur de formes de publications alternatives, sans se focaliser sur la reconnaissance institutionnelle des auteurs : la collection accueille aussi bien des chercheurs que des étudiants.
Des pratiques et des outils novateurs
Ces considérations éthiques conduisent à repenser la publication scientifique comme un bien commun numérique. Celui-ci est, selon Sylvia Fredriksson, une ressource en libre accès à laquelle toute personne peut contribuer, selon le principe du wiki. Sans aller jusqu’à rendre la part de chaque auteur indiscernable des autres, « Les Ateliers de [sens public] », partant de l’idée que les sciences humaines et sociales sont basées sur la controverse, proposent des textes scientifiques s’approchant d’une co-écriture grâce à une évaluation par les pairs sous forme de conversation. Ainsi, l’ensemble de leurs publications sont accessibles dans toutes leurs versions, y compris celles commentées par les pairs de façon non anonyme. Il s’agit, là encore, d’une préoccupation éthique, visant à conduire à plus de collaboration dans les pratiques d’écriture scientifique. C’est aussi pourquoi la collection propose d’autres formats de publication, tels que l’anthologie, la correspondance, le manifeste, ou encore l’écriture collective. Afin de soutenir ces initiatives, la Chaire de recherche du Canada sur les écritures numériques a conçu et développé un éditeur de texte en ligne spécialement pensé pour faciliter la rédaction collaborative en sciences humaines et sociales : Stylo (Vitali-Rosati, 2018). Ce dernier autorise une grande flexibilité puisqu’il n’impose ni convention d’écriture ni protocole éditorial.
Cette rencontre, mobilisant une diversité d’acteurs du domaine de l’édition en sciences humaines et sociales, a permis de mettre en lumière de nouvelles façons de produire et diffuser des publications savantes. Et l’on ne peut que se réjouir de voir qu’aujourd’hui les pratiques évoluent pour se tourner vers des modèles relevant de l’économie sociale et solidaire et vers des formes d’écriture innovantes.
- 1. Le Centre Jacques Cartier rassemble des acteurs venant d’Auvergne-Rhône-Alpes, du Québec et d’Ottawa. Depuis 1987, il organise chaque année des Entretiens, qui se tiennent alternativement dans l’un des trois lieux cités précédemment. Cet événement permet aux universitaires, aux entrepreneurs et aux acteurs territoriaux d’échanger sur des sujets d’actualité. Pour cette 33e édition, la formule des Entretiens a changé et ils se déroulent en deux étapes : un sommet virtuel, qui a eu lieu en novembre 2020, et une rencontre, en mai 2021.
- 2. Nous avons toutes les trois assisté à cette conférence le 4 novembre 2020. Notre démarche a consisté à réaliser quatre comptes rendus de cet évènement, chacun suivant une approche différente. Ce travail a été réalisé de manière collaborative. Les autres articles se trouvent sur le site Numipage, sur celui du carnet Dlis, ainsi que sur celui de la revue Sens public.