C’est dans la Mosquitia hondurienne que le photographe montréalais Valérian Mazataud a réalisé, en 2015 et 2016, la trentaine de photographies en couleurs qui composent son livre liwa mairin. La femme de l’eau (2020). La région est l’une des jungles les plus isolées du monde et son économie s’appuie sur la pêche sous-marine : ses habitants, les Miskitos, plongent à plusieurs dizaines de mètres de profondeur à la recherche de langoustes, de concombres de mer ou de conques destinés à être exportés en Asie ou en Amérique du Nord. À travers son ouvrage, le photographe rend compte du fragile équilibre des lieux, entre la beauté et la richesse des êtres et de l’environnement et l’épuisement des corps et des ressources. Avant de se consacrer à la photographie documentaire, Valérian Mazataud a étudié la vie marine et été moniteur de plongée. C’est donc avec un œil averti qu’il observe les Miskitos, pourvus d’un équipement rudimentaire qui les protège mal des accidents, plonger dans des lieux de plus en plus profonds et de plus en plus éloignés des côtes à mesure que la faune marine de la zone s’amenuise, conséquence de son exploitation marchande.
La liwa mairin — mythique sirène Miskito qui donne son titre au projet et dont la légende est présentée dans un poème reproduit en français, en anglais et en espagnol à la fin de l’ouvrage — cristallise l’ambivalence de l’océan, qui apparaît comme un véritable pharmakon. La liwa mairin représente autant la splendeur que les dangers de la vie marine, assurant sa richesse et sa protection. C’est elle que l’on tient pour responsable en cas de malheur. L’évocation de la sirène renforce la part d’imaginaire et de rêve qui accompagne toujours l’eau, son horizon, ses remous et ses profondeurs. Une dimension onirique qu’accentue d’ailleurs le traitement doux des couleurs — une délicatesse habituelle dans le travail du photographe —, dont la gamme est bien sûr dominée par le bleu. Dans les photographies retenues, le cadre est souvent serré, occupé par un sujet à la fois, qu’il s’agisse d’une personne, du fruit ou du rebut de la pêche, d’un couteau laissé au sol, d’un foulard que l’on noue ou d’un bidon ayant visiblement déjà bien vécu… L’ensemble forme une constellation de fragments qui dresse, par le détail, un portrait rapproché de la région, de ses habitants et de leurs occupations. Ce portrait en mosaïque tend à brouiller les rapports entre sujet et objet : tous les éléments qui le composent bénéficient d’une attention semblable, et ce, qu’il s’agisse d’un humain, d’un animal ou d’une chose, mais surtout, lesdits humains apparaissent parfois comme des sujets instrumentalisés, voire entravés dans le cas des plongeurs accidentés.
Une séquence de quatre photographies prises lors d’une fête nocturne se déplie comme un polyptyque aux deux tiers de l’ouvrage. L’ouverture et le déploiement de ces pages hors du cadre du livre fait écho à la liberté des corps représentés qui, l’espace de cette parenthèse, échappent à l’exploitation et s’affichent souverains. Les mouvements et les sons qu’évoquent ces quelques images contrastent avec le calme associé aux autres images, où l’introspection semble de mise. Les quelques personnes que l’on voit ailleurs dans l’ouvrage ont les yeux clos ou dirigés vers l’horizon. Elles paraissent absorbées par leur occupation, leurs pensées, ou sont prises dans l’attente dans le cas de ces plongeurs paralysés à la suite d’un accident de décompression et soignés à l’hôpital de Puerto Lempira, la capitale de la Mosquitia. Avec son hublot, la chambre de décompression prolonge l’imaginaire associé à la mer. Les hommes qui y sont traités semblent piégés et immergés dans un silence épais, à l’image de ce poisson pris dans un filet de pêcheurs, dont il n’est certainement pas anodin que, dans la suite proposée par le livre, la photographie soit encadrée par deux portraits de plongeurs isolés dans la chambre. Le rapprochement est en effet révélateur de la vulnérabilité commune de ces corps, tous cibles d’une machine commerciale dont le fonctionnement est basé sur leur exploitation.
Si ladite machine demeure invisible dans l’ouvrage, son impact économique et social sur la région est réel. Il est présenté par un texte écrit de la main avertie du photographe, dans un feuillet qui est simplement glissé entre les pages du livre. On retrouve aussi des textes explicatifs sur le site internet de Valérian Mazataud, notamment les légendes des images, absentes dans le livre, qui fournissent des informations précises sur les personnes et les situations photographiées. Ces éléments nous rappellent que l’on ne se trouve pas là face à un rêve ou à une fable, comme on l’évoquait plus haut, mais devant une réalité sociale qui, bien que géographiquement éloignée de nos territoires nord-américains, y est très concrètement liée d’un point de vue économique.