On pourrait être surpris que l’exposition « Gordon Matta-Clark. Anarchitecte » se tienne cet été au Jeu de Paume, institution plus vouée, semble-t-il, à exposer la photographie que les expérimentations entre l’art et l’architecture de l’artiste américain. À mesure que l’on progresse dans l’exposition, coproduite avec le Bronx Museum, cependant, on comprend mieux ce choix. Comme pour beaucoup d’artistes de sa génération, il reste peu de choses de la production originale de Gordon Matta-Clark; il n’y a, à vrai dire, qu’un seul « objet » présenté dans l’exposition — un morceau de camion tagué intitulé Small Graffiti. Truck Fragment (1973). Cette absence est notamment due au fait que, selon le commissaire de l’exposition Antonio Sergio Bessa, de nombreux volumes réalisés par l’artiste, comme les morceaux de murs découpés qu’il présentait en tant que sculptures, ont été perdus à cause du peu d’intérêt qu’ils suscitaient à l’époque chez les galeristes et les collectionneurs.
Toute l’exposition consiste alors en photographies et vidéos, qui se retrouvent dans un statut incertain : s’agit-il de simples documentations ou d’œuvres d’art à part entière? La question se pose pour les nombreuses vidéos présentées dans l’exposition, qu’un banc nous invite la plupart du temps à observer confortablement, mais dont le nombre et la durée — sept vidéos pour plus de deux heures — semblent réserver le visionnage intégral aux spectateurs les plus consciencieux. Ces vidéos sont-elles, alors, des œuvres à regarder attentivement, ou des supports documentaires qui viennent s’ajouter aux œuvres elles-mêmes? Présentée à l’entrée de l’exposition, Clockshower (1973), dans laquelle l’artiste, suspendu à une tour d’horloge, mime les gestes d’hygiène quotidiens dans une sorte de mise en scène burlesque et provocatrice, semble clairement s’inscrire dans la catégorie des vidéos de performance. Il est cependant difficile de déterminer le statut des autres vidéos, tant on oscille entre la banalité documentaire d’un processus créatif et des plans visuellement époustouflants. Si l’on prend par exemple le temps de regarder la vidéo qui documente l’œuvre Day’s End (1975), dans laquelle l’artiste creuse une ouverture dans un bâtiment industriel abandonné, on peut voir qu’à certains instants quelque chose d’autre s’y joue, entre le grain qui ronge l’image jusqu’à la rendre presque imperceptible et les jaillissements de lumière dans l’obscurité.
À côté de cette vidéo au statut ambigu, les superbes photographies du bâtiment sur lequel l’artiste produisit Day’s End, aujourd’hui détruit, pourraient être l’œuvre d’artistes photographes contemporains, tant par leur format que leur sujet, et confirment au passage le sens aigu et l’intérêt que Matta-Clark avait développés pour l’image. Pour autant, toutes les images montrées dans l’exposition ne semblent pas être dotées du même statut, comme en témoigne la grande variété des manières de les présenter : aux grands tirages contrecollés répondent des photographies de taille moyenne sous marie-louise, des collages d’images, des longues bandes photographiques colorisées à la main et punaisées au mur, des tirages offset contemporains ou encore des croquis d’époque.
On pourrait alors regretter que les statuts différents de tous ces objets, indiqués par les différences de présentation, ne soient pas davantage explicités par l’exposition, qui semble plutôt tous les rassembler sous la bannière de l’art — la communication du Jeu de Paume met ainsi en avant la présentation « d’une centaine d’œuvres » (Bessa, 2018), sans rien évoquer d’autre. Si le regard esthétique amené par le Jeu de Paume sur les différents objets présentés est tout à fait légitime, il aurait été intéressant de le compléter par d’autres dimensions que comportait aussi la démarche de l’artiste, notamment architecturaux; la présentation muséale qui en est faite ici au sein du Jeu de Paume rend Gordon Matta-Clark, à vrai dire, de moins en moins architecte et de plus en plus artiste visuel.
De même, alors que l’exposition se donnait comme but de resituer Matta-Clark dans la démarche et les considérations sociales qui étaient les siennes, la dimension politique de son travail semble trop peu mise en perspective. Si elle est intéressante, la vitrine de documents administratifs, venant souligner à-propos l’intention de l’artiste de s’impliquer concrètement pour les populations les plus pauvres et dans les quartiers désaffectés des villes modernes, ne suffit pas à expliquer en quoi l’œuvre de Matta-Clark dépassait la simple fascination pour les ruines industrielles. On perçoit ainsi mal, à la visite de l’exposition, le potentiel subversif de son travail plastique, le geste d’ouverture sur le monde social que contenait le découpage des immeubles, la volonté de mettre en lien différents mondes.
Si l’exposition ne montre Gordon Matta-Clark ni en architecte ni en artiste engagé, le titre d’« Anarchitecte » est peut-être rendu deux fois caduque, et l’exposition s’inscrit alors dans une tendance forte des lieux d’art contemporain à tout fondre sous le seul regard esthétique (Staniszewski, 1998). Cette entreprise profite ici de l’ambiguïté des productions présentées que nous avons soulevée pour tout transformer en art, que cela soit du fait de la volonté de l’artiste, des lieux de diffusion ou bien encore de l’Estate of Gordon Matta-Clark, impliqué dans l’exposition et dans la promotion globale de l’artiste.
Certes, l’on perdrait peut-être la légèreté de l’exposition en développant toutes les dimensions du travail de Matta-Clark, en montrant plus d’éléments et de contexte, en donnant plus d’informations écrites, et l’exposition aurait sans doute paru plus longue. L’une de ses réussites, en effet, est sa légèreté : elle offre un bon aperçu de l’ensemble de la production de Matta-Clark, tout en restant synthétique. Au niveau inférieur du Jeu de Paume sont présentées une dizaine de séries distinctes, attribuant une place particulière aux œuvres les plus célèbres, comme Conical Intersect (1975), qui suscite à elle seule deux vidéos, un croquis et plusieurs séries de photographies, sans toutefois que cela ne compromette l’équilibre général. La disposition de l’exposition n’est sans doute pas pour rien dans le plaisir que l’on éprouve à la parcourir : l’espace a été ouvert en deux grandes salles, les images ont été accrochées jusqu’à des hauteurs importantes et l’organisation des œuvres ne suit pas un ordre exactement chronologique, tout cela conférant à l’ensemble une véritable sensation de liberté.
Si cette légèreté, qui rend la visite si agréable, est le principal atout de l’exposition, c’en est aussi la première faiblesse : l’on apprécie à coup sûr de revoir les œuvres de l’artiste, mais l’exposition ne semble rien dévoiler de neuf sur l’artiste, ni dans l’appareillage critique ni dans la présentation d’un chef-d’œuvre inédit. On s’en tient peut-être à répondre au besoin d’exposer un artiste qui n’avait plus été montré en France depuis 25 ans, comme le rappellent les journalistes (Franck-Dumas, 2018). À ce jeu des obligations calendaires, l’on ne sait plus, alors, si c’est Paris qui affirme ici son statut de métropole internationale de l’art, auprès de New York, ou si c’est Gordon Matta-Clark que l’on essaie de faire entrer au panthéon des grands artistes d’avant-garde, de ceux que l’on doit montrer — et voir — régulièrement. Si ce statut privilégié convient parfaitement à la trajectoire intense et éphémère de l’artiste, on peut enfin se demander s’il est conciliable avec les rêves anarchistes de celui qui croyait pouvoir défaire l’architecture, confronter par l’art la société et ses structures cachées.