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Section sous la responsabilité de
Corentin Lahouste
David Martens

Durant la Biennale de Venise 2019, au balcon d’un splendide ancien cinéma transformé en supermarché (le Despar Teatro Italia), les client·e·s pouvaient, avant ou après leurs achats, s’asseoir à un bureau en bois massif et consulter d’épais livres à la couverture blanche. 62 000 pages de texte. L’auteur de l’installation, le poète américain Kenneth Goldsmith, n’en a toutefois pas écrit une ligne. Les visiteur·se·s (ou doit-on encore dire « client·e·s »?) sont prévenus d’emblée : HIillary. The Hillary Clinton Emails présente en format papier des milliers de courriels envoyés par Hillary Clinton. Goldsmith n’est pourtant ni un pirate informatique ni le destinataire des messages. Il a simplement téléchargé et imprimé l’ensemble des documents rendus publics, en 2016, par le département d’État des États-Unis à la suite de l’enquête portant sur l’utilisation par Clinton d’un serveur privé pour ses communications officielles alors qu’elle était encore secrétaire d’État. Selon certain·e·s analystes, cette faute professionnelle aurait été la cause de sa défaite contre Donald Trump, qui ne cessa d’insister sur la négligence de son adversaire et sur les risques qu’elle fit courir aux États-Unis. À partir de cet épisode, Kenneth Goldsmith construit une sorte de ready-made que chacun·e peut s’approprier le temps de la visite.

Le poète s’était déjà illustré dans ce genre d’exercice : il est l’un des promoteurs de ce qu’il nomme, de manière provocatrice, « uncreative writing » (2011). Goldsmith considère que la littérature est en retard sur l’art, dans le sens où la majorité des auteurs et autrices s’inscrivent encore dans une tradition réaliste. Les cursus d’écriture créative qui foisonnent dans les universités américaines seraient le lieu par excellence où se perpétuent ces conventions. Or, selon Goldsmith, l’ère digitale requiert précisément l’invention de nouvelles formes poétiques : confronté à une masse d’informations sans précédent, l’écrivain·e contemporain·e devrait cesser d’y ajouter du matériau supplémentaire et faire usage des textes existants. Fondée sur le plagiat et l’appropriation, une telle pratique n’implique cependant ni l’abandon du travail poétique ni la fin de la création individuelle : « How I make my way through this thicket of information — how I manage it, how I parse it, how I organize and distribute it — is what distinguishes my writing from yours » (2011: 1). En déconnectant l’écriture littéraire des concepts modernes d’originalité, d’authenticité et de propriété intellectuelle, Goldsmith en élargit les possibilités et ouvre aux poète·sse·s de nouvelles voies. À propos d’expériences similaires, la critique Marjorie Perloff a parlé de « unoriginal genius » (2012).

L’installation Hillary. The Hillary Clinton Emails pousse cette logique dans ses derniers retranchements. Le travail de Goldsmith y est en effet minimal : les courriels ont simplement été rassemblés sous forme de livres, sans modifications textuelles. Que nous apporte cette matérialisation de messages initialement voués à demeurer virtuels? Dans la mesure où le matériau était déjà disponible sur le site du département d’État, on ne peut pas dire que Goldsmith dévoile ce qui était caché. L’objet-livre, situé au cœur du dispositif artistique, engage certes une réflexion sur notre rapport à la communication — l’on saisit en un clin d’œil la masse invisible d’écrits que nous produisons quotidiennement (60 000 pages en quatre ans, en ce qui concerne Clinton) —, mais est-ce là tout l’enjeu de l’œuvre? Peut-on d’ailleurs encore parler d’œuvre? Comme dans le cas des ready-mades, c’est dans le contexte qu’il faut sans doute en chercher le sens.

En exposant les messages de Clinton dans un lieu prestigieux au moment de la Biennale de Venise, Goldsmith leur confère une valeur sinon esthétique, du moins spectaculaire : ils méritent d’être contemplés. On pourrait croire, dès lors, que le poète-performeur (qui avait d’ailleurs été invité par Barack Obama à la Maison-Blanche) ne construit rien d’autre qu’une œuvre de « gloire », selon le terme employé par Giorgio Agamben pour décrire l’acclamation et les louanges nécessaires à tout pouvoir pour fonctionner. Loin d’avoir disparu avec la modernité, cet « arcane central du pouvoir » (Agamben, 2008: 15) continue aujourd’hui à opérer selon le philosophe, et notamment à travers les dispositifs médiatiques. Néanmoins, pour les visiteur·se·s qui consultent les livres assemblés par Goldsmith, l’acclamation tombe vite à plat. Comme le note Emanuele Coccia dans un entretien au sujet de l’exposition, « perhaps the most shocking outcome of this experience is to realize that the arcana imperii, the secrets that power strives to hide, concern everyday objects and experiences that have no political value: socks, photos, handshakes » (2019). Le contraste entre le prestige d’une fonction de pouvoir et la banalité des messages — redoublé par le décalage entre la somptuosité de l’ancien cinéma et le supermarché qui s’y loge, mais également entre le virtuel insondable et la fadeur des livres exposés —, suscite un choc perceptif qui exhibe l’absurdité de la gloire elle-même. Or, selon Agamben, l’absence de gloire entraîne l’effondrement du pouvoir (2008).

De ce point de vue, le fait qu’Hillary Clinton soit elle-même venue au Teatro Italia durant la Biennale de Venise (Hauser, 2019) n’est peut-être pas aussi étonnant qu’il y paraît au premier abord. En Italie et aux États-Unis, la visite a été largement couverte par les médias : entourée de journalistes, de caméras et de gardes du corps, l’ancienne secrétaire d’État a pris la pose durant une heure en consultant ses propres messages. Ce cérémonial insensé pouvait-il être autre chose qu’une tentative inquiète de réinstaurer la gloire que le poète était en train de lui confisquer?

Pour citer

JEUSETTE, Julien. 2021. « Exposer le pouvoir en poète », Captures, vol. 6, no 2 (novembre), section contrepoints « Inclinations ». En ligne : revuecaptures.org/node/5459/

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