J’ai chez moi un livre que ma tante m’a offert pour Noël il y a quelques années, une anthologie des écrivains contemporains du Québec en date de 1989, publiée chez Seghers. Sur la page de garde, on y trouve cette dédicace : « À Marie-Claire Blais, avec nos remerciements et notre admiration. Lise Gauvin/Gaston Miron (Le 13 février 1990) ». Ma tante a visé juste alors qu’elle dénichait pour moi ce bouquin chez Bonheur d’occasion. L’émotion me gagne à chaque fois que je l’ouvre; je me dis « fou, c’était à Marie-Claire et maintenant c’est à moi ». Je le montre à tout le monde qui passe par la maison, j’en suis bien fière. Dans ces moments, je suis une enfant de cinq ans et demi qui a l’impression d’appartenir à quelque chose. Je rêvasse et les imagine tous les trois au lancement, qui rigolent après deux verres de vin, Lise et Gaston signant leur anthologie, n’oubliant pas au passage de témoigner leur respect pour la géante. C’est le milieu littéraire; qu’on l’aime ou le honnisse, le minimise ou l’idéalise, c’est le milieu littéraire québécois, et c’est ma famille. Et il y a dans cette dédicace une trace de l’amitié entre écrivain·e·s, vivante, furtive, qui s’insère jusque dans l’ouvrage de référence et sa volonté de maîtrise et de délimitation du canon. Il y a sur cette page de garde une trace de la faille dont je veux ici parler — une faille que j’aime, une faille que j’habite.
Poète ou intellectuelle?, me demande-t-on souvent. Les deux, que je réponds, et inextricablement liées. La pensée intellectuelle, toujours, a nourri mon activité poétique et l’écriture du poème, mystérieusement, a souvent défriché des avenues de pensée critique que j’ai ensuite pu investir. Mais cette double posture, pourtant unifiée, n’est pas sans provoquer un certain écartèlement psychique que je considère comme le représentant idéal de cette faille existant entre la littérature vivante — en train de se faire — et le canon. Incomblable, cette faille, je la conçois comme structurelle plus qu’idéologique; inévitable, nécessaire, je l’habite comme un risque, celui d’une maison sans maison. En tant que chercheure, je connais les hypothèses ayant voulu nommer ce qu’est la littérature québécoise, ce qu’elle fait, ce qu’elle manque, ce qu’elle montre. Ces hypothèses m’ont formée en tant que lectrice critique. Je m’y rapporte, m’y réfère et admire celles et ceux les ayant formulées. Elles sont le sel de ma terre littéraire. Mais en tant que poète, j’ai l’impression de ne pouvoir m’y fier. En fait, non, je dirai plus avant : j’ai le devoir de ne pas m’y fier. Lorsque j’écris le prochain livre, celui à venir, ces hypothèses de recherche ne me concernent plus. Suis-je dans la maison du père, en quête de maître ou d’aventure? Difficile à dire. Sise à l’ombre du roman, de surcroît, dans le territoire du poème, je suis inclassable, ingouvernable. Je ne suis dans aucune de ces hypothèses et je suis dans toutes à la fois. À vrai dire, je suis dans le poème et dois me soumettre à la part d’assujettissement au langage que suppose ce type de composition — là où se bousculent rythmique et sémantique. Et comme c’est la forme qui commande — le grand maître c’est le rythme, dit Hervé Bouchard —, comme je ne suis pas totalement maître chez moi, impossible de prévoir l’issue, le résultat, le contenu du livre à venir. Cette seule soumission contrecarre toute velléité programmatique d’appartenance à une école, un courant ou une hypothèse critique. Ces catégorisations-là viennent après, et n’intéressent pas la poète. La chercheure, oui.
C’est à mon tour, aujourd’hui, de faire partie de l’Anthologie de la poésie actuelle des femmes au Québec (2000-2020), magnifiquement préparée par Vanessa Bell et Catherine Cormier-Larose, qui par leur fine connaissance des œuvres présentées, laissent deviner qu’il s’agit d’un milieu poétique « tissé serré ». Un ami philosophe, en boutade, me demandait récemment si je n’entrevoyais pas mon appartenance à cet ouvrage de référence comme le début de ma « mise au tombeau » littéraire. Nous avons ri. Et puis j’ai réfléchi. La réponse est non. Car je refuse de choisir entre la littérature vivante et les études littéraires. Comme je vous disais plus haut, j’habite la faille, ne cherche pas à la résoudre. Placée en équilibre entre le maintenant tourné vers l’à-venir que suppose la composition de mes poèmes et la nécessaire rétrospection synthétique que me commande l’enseignement des grandes hypothèses critiques de la littérature québécoise, je trouve mon miel, je suis riche de contradictions.
Pandémiques, nous n’avons pu faire le lancement de cette anthologie en bonne et due forme — quelle tristesse; quelle occasion manquée! —, mais il est évident qu’après deux verres de vin, j’aurais rigolé et signé les livres de mes amies en leur faisant des clins d’œil dans mes dédicaces, tout en acceptant avec joie et reconnaissance de commencer à faire partie des « meubles » de la poésie québécoise. Je cherche ici à mettre en lumière l’idée que cette posture d’écartelée n’est pas incohérente, qu’elle est belle et riche, confortable/inconfortable, et me rappelle que la littérature vivante, imprévisible, sera toujours en train de danser autour du canon et de ses hypothèses critiques, de lui dire, regarde, j’arrive, attache ta tuque.