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Section sous la responsabilité de
Cassie Bérard
Jean-Philippe Lamarche
L’écrivain (2018)  
Image vectorielle créée en modifiant les images de Pixabay et modifiée par Elaine Després  
[CC0], SVG Silh, consulté le 6 novembre 2018  
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L’écrivain : C’était une de ces soirées de juin où le jour n’en finit plus. Le soleil commençait à décliner et le village baignait dans une étrange lumière. Au sommet de la colline, un enfant assis sur son tricycle rouge s’apprêtait à dévaler la pente sous les yeux attentifs de sa mère. Il jouait à ce jeu depuis plus d’une heure et ne s’en lassait pas. Immobile, concentré, il posait ses pieds au sol, se donnait un élan, et descendait, profitant de l’accélération pour fermer les yeux, sentir le vent sur son visage. En bas, quand le mouvement cessait, il riait, se retournait pour jeter un regard complice à sa mère qui souriait en retour. Ivre de vitesse, le garçon se levait, un peu chancelant, et reprenait du début. La jeune femme le laissait faire, dans l’intuition qu’il y avait là quelque chose à préserver, un moment qui devait s’étirer, une fin dont il valait mieux qu’elle n’arrive pas trop vite.

La lectrice : J’ai lu assez de romans d’Agatha Christie pour savoir comment résoudre une énigme. Un crime. Il suffit de trouver l’accroc dans les motifs du tapis. Il faut tirer sur le fil de laine qui dépasse. Jusqu’à ce que sous la maille apparaissent les chairs palpitées rouges. Je sais les métaphores se cognent au réel. Mais. Faut me croire sur parole. Aucune brèche ne m’échappe. Je lis dans les romans, lis dans les nouvelles, lis entre les mots, sous l’encre se dissimulent. Je lis derrière les plis de peau, lis entre les voix, lis par-delà les trames et au-delà les syntaxes masquent. Les sous-textes trémulent d’émotions à demi-mots. Il suffit de soulever la peur. De regarder sous. Surtout ne se fier qu’à soi-même. Pour trouver tapies au creux des textes. Les bonnes plaies. Les plus suppurantes, les plus à vif. Ensuite seulement traquer les menteurs.

Le personnage : Elle est venue me voir dans mon coin. Elle appelle ça comme ça. Elle dit : va réfléchir dans ton coin. Puis elle revient et elle dit : je t’ai froissé? Elle me dit ça, à moi. D’abord, je n’utilise pas les mots comme ça, moi. Non. Pour moi, il y a d’abord le goût de reprendre mon sac de bonbons d’Halloween qu’elle a placé dans l’armoire à côté du compteur électrique. Juste ça, c’est assez pour m’occuper un bon bout de temps. Et ensuite, les mots « je veux ça », une sorte d’extension à la portée de ma main. Et puis elle arrive et elle essaie de me faire croire que le monde entier est compris entre ses deux lèvres, qu’elle pourrait articuler le moindre de mes gestes, tu vois, tu n’aurais pas dû monter sur ton tricycle pour atteindre l’armoire, parce que le matin, c’est sûr, on a envie de manger des bonbons, mais on ne mange pas de bonbons avant d’aller à la garderie, tu aurais pu tomber et te faire très très mal, et puis tu sais, les amis non plus ne mangent pas de bonbons avant d’aller à la garderie. Ses yeux se posent sur moi. Je suis son regard qui me suit, et tout d’un coup, oui, c’est sûr : j’existe. Pourtant, ça ne change rien, pas plus de bonbons, que je me mette à exister ou non. Si c’est comme ça, l’existence, il faudrait s’en débarrasser.

L’écrivain : « Une dernière fois maman. » D’un air préoccupé, la jeune femme se détourna de l’enfant, cherchant à retrouver ses désirs à elle, ceux qui ne s’étaient pas encore confondus avec l’expérience de la maternité. À l’horizon, le soleil était encore là à attendre, trompant les observateurs par l’angle d’incidence de sa lumière, comme s’il s’était couché une première fois, puis relevé pour assister à la cérémonie cent fois répétée de la dévale et de la remontée de la pente. « Ok, mais fais ça vite. » À l’instar de la Côte magnétique ou de ces autres pentecôtes à moitié miraculeuses, le village aurait pu faire de cette colline une attraction touristique. À ses yeux à elle pourtant, il se passait là quelque chose de beaucoup plus important, que personne ne pourrait jamais lui enlever. Le garçon tenait fermement le guidon chromé aux cordelettes pendouillant, au moment où il s’élança au-dessus des seuls trois points en rotation qui le reliaient à la Terre. Le village était désert. Ils étaient seuls au monde. Rien ne les empêcherait jamais de s’aimer. Elle songea à cette vie qui aurait pu être la sienne si elle avait refusé d’engendrer cette boule d’énergie intarissable, à comment un être s’assemble à un autre pour en donner trois, sans trop savoir si elle ressentait un vague regret ou une profonde plénitude à le voir dévaler la pente – et puis non, elle n’avait plus du tout l’impression qu’il descendait, alors que l’enfant empoignait à deux mains le dessous de sa selle dans un geste absurde de défiance devant l’univers, cela lui apparaissait maintenant de façon on ne peut plus claire, il était précisément en train de gravir, de se hausser, de se hisser tout au sommet du village, mais comme sans effort, un Sisyphe roulant sur sa pierre, se laissant porter par une force antagonique à la gravité.

Livre tabouret femme séance (s.d.)  
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La lectrice : De lire, retenir moins l’histoire que lui. L’écrivain. Sa personne propre. Pas le texte. Deviner loin derrière. Tout voir venir. Le tricycle. Le haut, le bas. Quelque chose qui cloche. Ding dong. Poursuivre encore la lecture à l’œil. Rester méfiante dans l’arrière-plan. Loucher sur l’écrivain qui dit plonger dans la tête des mères, des petits. Il écrit comme crispé, mâché, on demande peu mais on voit toujours. Un village. Une colline. Enfant dont on ne sent ou sait rien sinon qu’il va bientôt tomber. Depuis le début voir venir, pouvoir prédire sa chute du sommet du triangle. Fine ligne entre l’enfant et l’auteur. Y marcher funambule. Menacer soi-même de tomber. Ne croire en rien. Je l’écrivain. Il l’enfant. Elle la mère. Ça bouge et ça tourne et ça change en coups de dés. Je me pensais au sommet. Me voici tout en bas. Seule. Dans le livre. J’attends mon tour et me prends en main à me répéter encore que les métaphores se cognent au réel. À autre chose aussi. Ma peau, mes muscles me le répètent. Des pages sans fin. Des pages des pages des pages des pages. Tournées. Avalées. Arrachées encore.

Le personnage : Elle me suit à travers la maison. Avec son front tout plissé. Je voudrais traverser chaque pièce en claquant la porte derrière moi. La cuisine. Vlam! Le salon. Vlam! La salle de jeux. Vlam! Jusqu’à ma chambre. Lui claquer toutes les portes au nez. Ses lunettes en tomberaient! Mais elle me dit : maintenant tu veux traverser chaque pièce de la maison en claquant les portes derrière toi, c’est ça? Alors, là, ça y est, je ne sais plus si je voulais avant qu’elle ne le dise ou si c’est elle qui m’en a donné l’idée. Si je le fais, elle va encore croire que je ne peux rien décider par moi-même, que je n’existe pas en dehors de sa bouche, qui n’a qu’à me suivre des yeux pour savoir ce que je vais bricoler. Alors pour le coup, je cours à travers la maison jusqu’à ma chambre. En claquant chaque porte derrière moi. Vlam, Vlam et puis Vlam. Ça lui apprendra. Sauf que… quand je me retourne dans ma chambre, elle est déjà là. Penchée sur mon épaule à m’épier. Elle dit : je suis curieuse de savoir ce que tu vas faire ensuite.

L’écrivain : Aveuglée par un rayon de lumière, un rayon qu’on aurait pu croire être le dernier si ce soir-là n’avait pas été sans fin, la mère ferma les yeux. L’enfant, de son côté, qui aurait pu avoir été en train de dévaler la pente à toute vitesse, les joues fouettées par le vent, ou, au contraire, avoir été en train de la gravir, essoufflé par l’adrénaline de la descente, son tricycle tiré à une seule main derrière lui, faisait plutôt les deux. En plein cœur du village, à l’heure où les lumières de rue vont s’allumer, l’enfant, pendant cet instant à l’abri du regard maternel, descendait et montait simultanément la colline. Comme si dans cet éclat de réalité pure, c’est-à-dire en dehors de toute observation, les deux états du gamin s’étaient enfin superposés. Mais quand la mère rouvrit les yeux, l’enfant et la réalité étaient revenus à leur place, c’est-à-dire fixés en trois points au sol.

La lectrice : Je ne sais pas lire. Je sais éclaircir. Je sais le sang qui coule. Derrière les lignes. Désosser le livre. Voir apparaître sa carcasse. La carcasse de l’œuvre. Un. L’écrivain est un menteur. Deux. Ses mains n’ont pas agi seules. Trois. Je m’en vais aux bois. Pour. Le. Chasser. Je ne sais pas lire. JE ne SAIS pas LIER. Je sais liquider. Je sais écarteler les caractères. Comment retourner un prix Nobel? Facile : leboN. Le bon au Masculin. Un. L’écrivain n’a jamais eu d’enfant de sa chienne de vie. Deux. Il n’a pas écrit de livres. (Il a écrit des prix. Entre chaque ligne, on l’entend crier. Prix! Prix! Prix! Pris au piège, connard.) Trois. Ce n’est pas toi qui l’as écrit. Je le sais. Je ne sais pas lire. Mais je sais au moins ça. Tantôt un paragraphe. Imparfait. Le passé simple tombé du ciel. Un poil de nez sur la soupe. Tantôt. Les pensées ténébreuses de la pauvre mère enfanteuse de progéniture. C’est bien la seule femme à laquelle tu as pu penser. TA MÈRE. Pourtant. Tantôt. Oups. Une femme. Une vraie. Désirante. Dans son corps. Halte à l’intériorité fantasmée. Juste un être-là. Que tu n’aurais pas pu écrire. Je sais. Et oups! Une autre femme. Écrite comme la même. Sauf que. Je sais voir l’autre. Par-delà. La même qui fait deux. Qui fait trois. Un. Deux. Trois. Vous étiez trois. N’est-ce pas?

Le personnage (2018)  
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[CC0], SVG Silh, consulté le 6 novembre 2018  
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Le personnage : Je remonte sur le tricycle. Je reviens vers la cuisine. Ça, elle ne l’avait pas prévu. Je prends un paquet de bonbons et le mets dans ma poche. Qu’est-ce qu’elle peut faire? Quand bien même je mangerais le sac en entier, jusqu’à me rendre malade, quand bien même je vomirais sur le plancher, elle n’y pourrait rien. Mais moi, je peux brûler la maison, défoncer les murs, effacer ce qui a eu lieu, la direction qu’elle a donnée à tout ceci. L’équilibre est précaire et chaque élément menace de s’écrouler, de réduire le reste à néant. Et elle pense avoir planté le décor, elle pense tout savoir. Et moi, je fais ce qu’elle attend de moi. Mais autre chose aussi. Une chose et le contraire, simultanément. J’échappe à tous les regards. Je ris fort, pour qu’on m’entende bien : regardez-moi, j’ai l’air de rien du haut de mes trois pommes mais j’avance comme une flèche.

L’écrivain : Dans un sens, la pente à gravir, dans l’autre, la portion à descendre. C’est là que l’enfant s’arrêta net, au milieu du chemin. Immobilisé dans l’entre-deux, il riait, comme toujours lorsqu’il faisait quelque chose d’inattendu. Elle se demanda s’il avait lu dans ses pensées. Le garçon descendit du tricycle et marcha vers elle. Il enlaça ses genoux. Elle s’accroupit pour être à sa hauteur, lui demanda s’il voulait rentrer. Sa réponse fut encore « Une dernière fois ». L’air commençait à se rafraîchir. Elle se demanda s’il était sage de rester.

La lectrice : Supposer. Qu’il y ait cette histoire. D’un côté. Que ce soit une interprétation. Des signes à interpréter. Des sujets en vie ont vécu des choses. Des choses qu’ils ont transmises. Des sujets en face de. La réalité. Ce qui OBJECTIVEMENT s’est passé. Le vrai. Supposer. C’est déjà entrer dans ton monde. Dis-moi. Qu’est-ce qu’un monde? Dis-moi ça. Sans rien me raconter. Juste pour voir. Et après. Qu’est-ce qu’un sujet, en dehors du monde? Ce garçon, en dehors du texte? Sa mère, sans les mots, sans la peau ni les os? « Un homme sortit de nulle part. » Tes séparations, l’Écrivain, sont du bonbon. Des bonbons ex nihilo. Est-ce qu’un loukoum se fait rouler dans la farine avant de se laisser bouffer? Parle-moi. Tu parles de la matière. C’est un mot métaphysique, tu sais? Montre-moi. Fais-moi toucher. Un bout de matière. J’ai lu ton entrevue, Monsieur l’Écrivain, tu as dit : « The facts speek for themselves ». Oh! Que c’est beau. Mais tu penses le contraire. N’est-ce pas? Que c’est à toi de les faire parler, Monsieur l’Écrivain. Que le monde soit déjà articulé, ça t’étonnerait vraiment. Ar-ti-cu-ler. Je te le donne en mille : si un enfant tombe de son tricycle, et que personne n’est là pour le voir, est-ce qu’il se fait vraiment mal?

Le personnage : Je freine. Une idée s’est mise à tonner dans ma tête, comme ça, tout d’un coup. Comme une porte qui claque, vlam! Je pourrais la rendre incertaine de sa propre existence à elle. Ce serait là une jolie vengeance, une très jolie vengeance, hors de toute proportion raisonnable sur l’échelle des esthétiques actuelles et de celles à venir. Une redéfinition du domaine des représailles. Ha! Ha! Ha! Je mets la main dans ma poche et j’en sors un rahat loukoum que je me fous dans le fond du gosier. Si ce n’est pas de la poésie, ça, je me demande ce que c’est. La seule chose qu’il me reste à faire, c’est d’exploiter sa fragilité, de prendre sa faille et d’en faire un terrain de jeu! Elle dit : ça commence à tourner en rond ton histoire. Elle me dit ça, à moi. Elle dit : allez on s’habille maintenant, je suis pressée ce matin. Ses globes oculaires ternissent sous l’épaisseur du verre, on dirait deux casse-gueules prêts à être sucés. Elle porte sur ses épaules une jolie robe réglisse noire. Elle se porte elle-même avec une sorte de décalage, comme si elle se portait disparue un peu plus à chaque milliseconde. Et je sais que je n’aurais qu’à briser le mur, à cesser de faire semblant, à lui dire : c’est à toi que je parle. Mais je ne le ferai pas, car je la trouve immensément belle. N’empêche, je crois qu’elle va m’emmener avec elle à son bureau. C’est déjà mieux que la garderie.

L’écrivain : Le garçon tomba, non par l’action de la gravité, mais tout simplement de fatigue. Il s’écroula bien avant le sommet, juste à côté de son tricycle. Puis, ce furent les cris, les pleurs, les lamentations de douleur. Plus la mère s’approchait, plus la violence de la crise semblait s’accentuer. Dans le village qui paraissait pourtant désert, un homme sortit de nulle part, avec trois petits bonbons à la main. La mère les prit, même si elle ne s’inquiétait pas du tout pour l’enfant. Au contraire, elle écoutait ses cris de douleur avec une joie coupable, comme s’ils allaient bientôt lui révéler ce qu’elle avait toujours attendu. Le garçon se secouait de gauche à droite, gueulait des voyelles jusqu’alors inexplorées, des consonnes vierges, comme dans une sorte de lallation interminable, et elle laissait la crise perdurer, gardant jalousement les bonbons sous son bras, postée là juste au-dessus de lui, comme un chasseur à l’affût. Ce qui devait arriver arriva : elle finit par entendre un mot se détacher du lot de la syncope. Un mot qui allait changer son existence à tout jamais.

La lectrice : Mathématiques élémentaires! Un crime. Non-assistance à une personne en danger. Fallait être trois. Victime, coupable, témoin. Reconfigurer en délire les faits. Protéger vos arrières de merde. L’enfant « boule d’énergie intarissable ». L’enfant « infatigable ». Il est tombé « non par l’action de la gravité, mais tout simplement de fatigue »? Faut pas me prendre pour une dinde. Je sais. Décoder. Je sais. Élucider. Quelqu’un. Une personne. L’a poussé cet enfant. Pauvre, pauvre gamin. La femme est dans le coup. Homme à bonbons. Pour détourner les soupçons? Futée. Cet « homme sortit de nulle part ». Les paumes sucrées. Il écrit : « elle écoutait ses cris de douleur avec une joie coupable ». Glisser ce mot coupable. L’accuser d’un adjectif. Fallait y penser. Et ce mensonge. Fabulation post-fait. Purement littérature. Me faire croire. Que l’enfant monte et descend la pente à la fois. Dans un crépuscule infini? Glisser dans le récit ce doute sur la réalité. Y’avait que l’enfant pour y penser. Monde imaginaire plus vrai que le vrai. Qui essaie-t-il de protéger? Sa mère? « Rien ne les empêcherait jamais de s’aimer. » Même pas un crime? L’écrivain n’existe pas. Tête à trois plumes. Vous ne m’aurez pas.

Le personnage : Si elle pouvait me traîner dans le fond de son sac jusqu’à son bureau, je crois qu’elle le ferait. Elle m’engouffrerait avec ses lunettes dans une des poches. Aux côtés d’un de ses livres d’Agatha Christie. Eh bien moi, je sais déjà ce que je ferais. Je la laisserais me ranger à l’ombre. Mais. Oh! J’abandonnerais le tricycle dans la cuisine avant. Elle me dit toujours qu’y a que ça qui me rende intéressant. Que sans lui, je serais qu’un gamin ordinaire, sans histoire. Qu’y aurait mieux fallu me donner une personnalité qu’un tricycle! Qu’y peut juste arriver un malheur avec toutes ces pentes autour de la maison. Mais ce n’est pas elle qui m’a assis sur le siège. Ni les trois autres qui se prennent pour une seule personne. Je suis une personne à part entière. Ce soir, quand je serai en haut de la colline. Je la ferai me donner une poussée dans le dos. Histoire que je la dévale à toute vitesse, cette pente. Elle verra bien que si je décide de ne pas chuter, je ne chute pas, moi. Même si je sais déjà qu’elle dira à mi-voix que je tomberai non par l’action de la gravité, mais tout simplement de fatigue. Je ne tomberai pas.

L’écrivain : Alors que l’homme apparu de nulle part régnait au haut de la colline et que la mère descendait la pente, l’enfant, du cœur de ses convulsions, gémit : rahat loukoum. Et il répéta : rahat loukoum, rahat loukoum, rahat loukoum. Les mots étaient expulsés comme dans un dernier souffle. Petits talismans censés arrêter la terre de tourner et les tricycles de tomber. La mère figea. À cet exact endroit de la côte où l’on ne voyait plus le sommet, où l’on oubliait qu’il n’y avait jamais eu un sommet, la mère s’accroupit tout près du petit. Elle ouvrit sa main. Au creux de sa paume les trois rahat loukoum s’étaient assemblés en triangle. Obnubilée par les bonbons, ne sachant plus où se situer dans l’ordre du monde, la femme ne se rendit pas compte que l’enfant s’était relevé et qu’il tendait les doigts vers les sucreries. Dominée par la tête de son fils, elle releva la sienne. Un sourire mi-victorieux, mi-amusé illuminait le visage barbouillé de larmes. À croire qu’il avait tout prévu. Que c’était lui qui tirait les ficelles. Comme s’il avait lui-même commandé à cet homme d’apporter les rahat loukoum refusés plus tôt dans la journée, pile-poil au moment où il en avait envie. L’enfant avait réussi à lui faire douter de sa propre existence.

La lectrice : Je sais lire, mais là je ne lis plus. Le livre est refermé. Les rôles inversés. Le contraire envisagé. J’ai coupé court au processus. Coupé net. Niet. Découpé. Envolé. Petits morceaux. Petits triangles. Ni isocèles, ni amoureux. Dévaler-avaler. Avaler-recracher. Un triangle n’est pas un véhicule mais un piège pour faire tomber l’écrivain. Je répète : je sais lire. Lire et voir. Coupables. Menteurs. Couper court. Laisser le texte. Partir faire autre chose. Je me lève et pense. Je baise. Je mange. Je dors. Je reviens et le roi est nu. Reprendre du début. Il n’y a plus de sommet. Et l’enfant n’existe pas. L’écrivain. Lui faire avaler son texte mot par mot. L’enfant tombe. Il faut faire tomber l’enfant. Avant le début de cette histoire. Est-ce qu’un tricycle peut tomber? Et après? Et sinon quoi? De toute façon moi, je continue à lire. Je lis tout le temps. Je m’occupe.

Le personnage : Mon corps d’enfant est-il en fait un corps de femme qui essaie d’avancer sur un tricycle trop petit? Celui d’un homme qui veut montrer qu’il a bien compris ce que veut dire une colline et traverser à toute vitesse les pièces d’une maison? Une lectrice se met à la place d’un homme qui à son tour se met à la place d’une femme et d’un enfant. Je suis la dernière étape et celle où tout commence. Et tandis que je me déplace entre les pièces, l’air de faire à ma tête, je n’échappe en rien à la vaste orchestration dont je suis l’objet. Elle, elle cherche un coupable, un motif, un crime. Elle prédit mes faits et gestes, souhaite me traîner partout avec elle. Elle m’invente des drames, des trames, des issues possibles. Mes gestes sont anticipés dans leurs moindres détails. J’ai quand même l’impression que ça serait mieux si je n’existais pas. Aussi je m’obstine à exister. Furieusement.

Pour citer

ASSELIN, Pierre-Marc, Nelly DESMARAIS et Marie-Pier LAFONTAINE. 2018. « Si un enfant tombe », Captures, vol. 3, no 2 (novembre), section contrepoints « Des fictions au sourire inquiet ». En ligne : http://revuecaptures.org/node/2799/