En 2019, à la veille de la pandémie de COVID-19 et de ses pseudo-silences, mon Observatoire phoNographique sensible des paysages sonores de la Garonne commence à se déployer sur trois communes de la métropole toulousaine. La visée du projet est de brosser un portrait paysager de la Garonne par l’auscultation et l’enregistrement de sa biophonie, de sa géophonie et de son anthropophonie. Vaste programme! Loin de toute prétention scientifique ou de tout protocole limitant le geste artistique, c’est dans la proximité avec le fleuve, le long de ses berges, ou dans son courant que se déploiera l’auscultation microphonique de son pouls. Et, comme à mon habitude, c’est en abolissant au maximum la distance avec les sources sonores (qui demain deviendront fleuve…), en venant percher, coller, plonger les micros au plus près de l’émetteur ou de l’émettrice que cette mise en écoute des lieux sera opérée. Peu ou pas de recul : c’est souvent au contact direct des matières vibrantes (bulles résultant de la photosynthèse de plantes aquatiques, écoulements de bancs de sable mis à nu par la crue, grouillements d’asticots dépeçant la carcasse d’un silure…) que se réalise dans ma pratique la rencontre in situ et que je tente d’embrasser le lieu, de le sonder au moyen de nouvelles oreilles microphoniques, transduites.
Mais ces enregistrements proxiphonographiques peuvent-ils prétendre faire « paysage »? La question reste ouverte, et avec elle celle de la définition de ce paysage, en particulier lorsque celui-ci devient sonore… Je pense à tout le moins que ces phonographies invitent à le vivre (Jullien, 2022 [2014]), à en faire l’expérience (Barbanti, 2023), pour autant que ces écoutes se réalisent in situ. Comme dans le cadre de marches d’écoutes augmentées sous casques, dans ces Marches Inouïes, où le paysage s’éprouve dans la porosité d’une écoute hybride (Biserna, 2022) à la frontière entre écoute immédiate — du réel?! — et écoute médiatisée — de son double? (Rosset, 1984) J’aime à penser que ces macrophonographies ouvrent à d’autres échelles paysagères (Descola, 2013) et que l’horizon n’est pas nécessairement lointain : il peut être ici, juste au bout du nez, ou à fleur de tympan.
Pour mieux saisir ma proposition initiale de réaliser un portrait sonore paysager, il faudrait notamment se souvenir des portraits d’Arcimboldo (je pense tout particulièrement à ses Quatre saisons, peintes entre 1563 et 1573). Ne serait-il pas en effet à-propos d’envisager ces Observatoires phoNographiques sensibles et les productions qui en ont découlé (marches d’écoutes, cartographie et siestes sonores) comme le pendant audible de cette technique picturale singulière? En agençant par collage des « pixels » sonores — qui sont en eux-mêmes des « bouts de pays » — s’est peu à peu dessiné, dans la distance acousmatique, un nouveau portrait de lieu, de pays recomposé par les infimes parties des altérités proximales qui l’environnent (ici, la Garonne; ailleurs, le Rhône, la Tres Fronteras amazonienne, le Sri Lanka, une maison en Ariège…).
Ultime altérité : cette présence absente du preneur de son qui, inentendu (Wright, 2022), parcourt le site dans des silences interstitiels. N’est-ce pas, au final, une manière singulière d’habiter le paysage en (l’)écoutant que l’on entend ici en creux? Car toute phonographie, tout portrait, fût-il de pays, ne porte-t-il pas dans son ombre la silhouette de celle ou de celui qui l’esquisse, de celle ou de celui qui l’écoute?