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Dossier sous la responsabilité de
Olivier Parenteau

La présente contribution relève de la section « Document » de Captures. Elle n’a pas fait l’objet d’une évaluation par les pairs.

 

N’effrayez pas les hommes
Ils vous enfermeront
N’enfermez pas les hommes
Ils vous effrayeront

Joseph Fréchette

Je ne suis jamais entrée dans une Bulle. Je me souviens d’en avoir croisé une et d’avoir imaginé ce que ça pouvait être, vivre enfermée là-dedans. J’avais à peu près huit ans et j’étais claustrophobe. Nous traversions Bécancour en voiture, en route vers Asbestos, là où vivaient mes grands-parents. Sur le bord du chemin, cet imposant dôme au toit couvert, aux flancs vitrés. Ma sœur criait pour qu’on s’arrête. C’était écrit « Parc Bulle ». Mon père a appuyé sur l’accélérateur et lui a répondu : « Si on s’arrête, on ne repartira plus. » Ça voulait dire : quand tu t’introduis dans une Bulle, tu y résides en permanence. Temporairement.

Anonyme, Esquisse de Parc Bulle (1992)  
Dessin  

Ce sont deux chercheurs en psychologie sociale qui ont imaginé le concept de Bulle pour mettre à l’épreuve ce qu’ils appellent la théorie de l’habitabilité récréative. Leur hypothèse était que la réclusion permanente (24 heures sur 24) mais temporaire (4 semaines) en communauté restreinte et en contexte ludique devait entraîner chez les participants des conduites responsables différentes (relâchées, écrivent-ils) de celles du quotidien, de même qu’une réorganisation des rapports hiérarchiques (une dé-subordination, écrivent-ils) au sein de la communauté formée par les participants; des changements susceptibles d’accroître chez eux le sentiment de bien-être et l’impression de libre arbitre.

La première Bulle a été installée en 1987 à Cap-Rouge, en périphérie de Québec; la seconde, à Ville-Émard, dans l’ouest de Montréal. Et puis, dès 1990, les installations se sont multipliées. Aux fins de cet article, j’ai essayé de les répertorier toutes. J’ai réussi à en identifier une quinzaine ayant existé en même temps, entre 1993 et 1996, mais puisque les Parcs Bulle changeaient d’emplacement chaque été, je n’ai pas fait l’effort de retenir le nom des municipalités. Il y a toutefois un répertoire accessible sur Internet.

Une Bulle, c’est une « cellule récréative ambulante ». C’est-à-dire un lieu de plaisance dans lequel on est enfermé; une avalanche de divertissements auxquels on s’adonne sans interruption. On y pratique différents sports d’équipe, il y a des manèges, une collection de jeux de société, de rôles et d’énigmes, des soirées dansantes, karaoké ou quiz, des rodéos, des concours de tir à l’arc, des jeux d’eau, des délices sucrés, du pop-corn salé, des partenariats avec les restaurants McDonald’s pour des hamburgers en série, des cocktails fantaisistes, de la bubble gum et plus encore. Inutile d’insister sur les notions d’excès et de dérives ici. Sans parler des résidences style camping, tentes, tipis, roulottes collectives, pour accentuer l’illusion de tourisme sauvage. « On était heureux de voir une Bulle s’installer dans nos villages quand l’été se préparait, ça voulait dire que quelques chanceux de chez nous allaient passer des vacances de rêve. », confiait Josée Frenière au journal régional de Montmagny en 1998, quelques semaines après la fin du règne des Bulles.

C’est que les Parcs Bulle ont été popularisés en 1990 et ont connu leur apogée en 1995. On s’imagine bien les inconduites qu’un tel concept a occasionnées. Il suffit de quelques personnes malveillantes, la formation de clans, et s’organisent des partys de vautours. De plus en plus d’incidents et d’abus ont fait que plusieurs installations ont été interdites d’accès à partir de 1996, jusqu’à la fermeture complète des cellules en 1998, à la suite de la sinistre tragédie du comté de Portneuf, dont le Québec entier a entendu parler.

Je voulais donc m’employer, dans le cadre de ce dossier sur les représentations « enclavantes », à dresser un portrait, ou enfin à donner un aperçu, des productions littéraires inspirées des Parcs Bulle, lesquels ont vraisemblablement marqué le Québec des années 1990. Or cette seule ambition s’est trouvée déçue. Mes recherches, lectures, consultations d’archives ne m’ont rien permis de trouver de concluant (il n’y a, je le constate, aucune littérature-bulle ou bullaire), sinon un court poème de Joseph Fréchette inclus dans son recueil Accidents gravitaires (2000).

Le projet de Fréchette, selon ma compréhension, était de donner corps, par la poésie, à une série d’événements graves survenus au Québec, en les faisant graviter autour d’un nœud central, un accident traumatique, manquant, comme avalé, probablement intime. L’auteur creuse son déni tout au long du recueil, et nous sommes incapables de percer son mystère. L’événement supérieur, nous n’arrivons pas à le nommer, s’échappe, disparaît, fuyant; il pourrait ne jamais avoir eu lieu.

De ce recueil, je retiens aujourd’hui un seul poème : celui qui évoque la Bulle. J’aurais voulu des représentations de la Bulle récréative. Faute de corpus diversifié, c’est de la Bulle désastre dont il sera question. La Bulle Solution finale, comme certains l’ont surnommée en 1998. La tragédie du comté de Portneuf. En raison de son caractère évident (de la même portée que l’incendie de Chapais en 1980), je vais passer sur les faits pour me concentrer sur une analyse sociocritique du poème intitulé « vers libres ». Je tirerai ensuite des conclusions quant aux dérives et excès de la théorie de l’habitabilité récréative, en lien avec le rapport élaboré par les inventeurs du concept de Bulle.

Joseph Fréchette, « vers libres » (2000)  
Poème tiré du recueil Accidents gravitaires, 2000  

Ma première observation concerne le titre. Il désigne moins le poème, sa forme, qu’une poussée « vers » la liberté. Comme si le poète essayait, par l’écriture, d’alerter les victimes. Le titre signale une tentative d’évacuation des foules; le poète se fait guide, mais son projet est voué à l’échec. Le poème arrive après le drame, c’est un espoir mort, c’est un regret.

Ce regret agit aussi dans les temps de verbes. L’accumulation excessive de verbes dont les temps sont incompatibles crée une panique, un empilement, un jeu de dominos s’effondrant dans tous les sens, passé-présent-futur : « exposons », « explosions », « chercherons », « chérissions », « se meuvent », « sortons », « étanchions », « attendent », « examinons », « crucifiions-questionnons ». Nous lisons une incertitude, une parole à la croisée, qui hésite : doit-on revenir en arrière, revenir sur ses actions, doit-on aller de l’avant, penser au-delà, ou se questionner maintenant, prendre acte, se responsabiliser, au présent. Et j’écris ses actions, mais elles ne sont pas individuelles. C’est d’un corps collectif qu’il s’agit; le nous est partout, malgré son absence.

On ne peut pas ignorer les cellules rectangulaires ni les micro-tentatives de sortie. Les mots hors des bulles cherchent l’air; mais rien ne respire, tout est serré, compact. Demeure néanmoins une ambiguïté entre ce qui est à l’intérieur et ce qui est à l’extérieur. Où se situe le poète, dans ou hors la Bulle? S’il regarde par la vitre depuis l’extérieur, observe-t-il les victimes comme le spectateur d’une exposition? Est-il voyeur, contemplateur? S’il regarde le dehors depuis l’intérieur, est-il piégé par son propre hédonisme, survit-il, par l’écriture, à sa propre erreur? De part et d’autre, il est coupable de ses réflexes, de ses désirs, de ses croyances. Nous sommes coupables, montre le poème.

Je voudrais porter notre attention sur les quatre derniers vers, puisqu’il y est question de croyances : la magie de l’apparence, l’illusion de la fortune. Josée Frenière, dont j’ai rapporté les paroles un peu plus tôt, disait que quelques chanceux allaient vivre des vacances de rêve. C’était de la poudre aux yeux. Le rêve du comté de Portneuf s’est avéré un cauchemar. On oublie que toute cette aventure, qui aura duré 11 ans, aura été un événement questions-réponses, tests, cobayes, enquêtes, statistiques. Les participants auront été les sujets d’une expérience de laboratoire, les personnages d’un rapport de plus de 400 pages pour éprouver la théorie de l’habitabilité récréative; rapport devenu thèse doctorale soutenue avec mention d’honneur. Un avancement pour la recherche en psychologie sociale. La conclusion du rapport correspond à peu près à la citation que j’ai mise en exergue, mais la rhétorique, dans l’ensemble, est plus nuancée : les chercheurs ne parlent pas de réalité effrayante ni de violence, mais de « conditions d’hostilité ». Ma conclusion personnelle, c’est que toute dérive n’est pas bonne à instituer en méthode savante.

Si le plus évident des impératifs pour mener à bien leur projet, selon les inventeurs de la Bulle (ils se prononcent dans un entretien en 1991 pour un magazine spécialisé), est d’installer des cellules physiques, mouvantes — éphémères donc attrayantes —, à travers le Québec, le plus insidieux est de créer des fictions. Ces fictions paraissent si tangibles, parce que partagées, collectives — validées, qui plus est, par l’institution du savoir; intégrées dans un contexte de recherche —, qu’elles deviennent fonctionnelles presque miraculeusement. Elles sont disséminées, se transforment en idées, puis se figent en certitudes. Dans l’entretien, l’intervieweuse réagit à ces propos : « Au fond, vous générez, par vos Parcs Bulle, des fictions usurpatrices. […] Usurpation du bon sens, du devoir de responsabilité et du libre arbitre, de toutes les personnes qui vivent dans vos habitats récréatifs. » Les chercheurs ne sont pas d’accord. Ils citent, pour se défendre, un essai philosophique précurseur de la théorie de l’habitabilité récréative : « Dans les zoos humains, qui fondent en un alliage précieux discipline et spectacle, les visiteurs contemplent leurs propres gestes quotidiens et admirent ce qu’ils ont toujours fait sans connaître les raisons profondes de ces pratiques habituelles qui confinent à la routine aveugle1. » Partant de là, les chercheurs conçoivent la fiction comme un éclairage. Ainsi, il ne s’agit pas d’usurpation, mais de son contraire, prétendent-ils : « D’où l’intérêt d’une permanence temporaire. Il y a une fin à ce jeu-là, et la rupture, le passage de la société ludique à la vie quotidienne, incite les participants à un auto-examen cognitivo-comportemental. » Ils vivent moins aveuglés au retour. Ce ne sont pas des fictions usurpatrices ou oppressives, mais des « fictions élucidantes ». Elles se comprennent comme une mise à l’épreuve conscientisante du « vouloir-croire » de tout sujet dans le monde.

  • 1. Cette phrase est aussi citée dans Le Park de Bruce Bégout (2010: 38).
Pour citer

BÉRARD, Cassie. 2021. « Dérives et excès de la théorie de l'habitabilité récréative. L'exemple du Parc Bulle », Captures, vol. 6, no 1 (mai), dossier « Imaginaires du tout-inclus et autres lieux d'enclavement volontaire », section « Document ». En ligne : http://www.revuecaptures.org/node/5001/