L’étude d’œuvres cinématographiques par des historiens de métier offre la possibilité de comparer la manière dont les chercheurs écrivent sur le passé avec la façon dont les films historiques le représentent (Rosenstone, 1988; de Baecque, 1998). Les historiens qui travaillent avec des images en mouvement s’instituent alors en experts qui jugent du haut de leur magistère des productions relevant de la culture populaire. Ils identifient ici des erreurs factuelles, là des simplifications abusives, regrettant bien souvent implicitement — et dans certains cas explicitement — que l’équipe du film ne soit pas venue les consulter (par exemple, Rebérioux, 1968). Mais certains chercheurs s’intéressent aussi au cinéma pour sa capacité à mettre en scène le passé d’une manière qui défie l’historiographie académique (Delage, 2004; Schwartz, 2008); le film est ainsi envisagé comme une « contre-analyse » de la société (Ferro, 1973). Ces approches tendent à souligner que certains aspects du passé, tels que la mémoire partagée et l’imaginaire, peuvent être plus aisément compréhensibles en image et que ce qu’on perd en précision factuelle est compensé par ce qu’on gagne en intelligibilité — notamment en ce qui concerne les enjeux de l’histoire. Ce rapport au passé conduit à identifier des « figurations cinématographiques de l’histoire » (Delage, 2011) propres à chacun des réalisateurs ayant cherché à donner une image singulière et personnelle du passé. Delage et Guigueno précisent que,
si les films peuvent infléchir les comportements individuels ou collectifs, ce n’est pas parce qu’ils offrent à la société un miroir dans lequel son image serait renvoyée. Ce qui les distingue, au contraire, c’est leur volonté inaugurale de se livrer à une reconstruction du présent comme du passé, et non à une reconstitution ou à une simple duplication. (Delage, 2004: 13-14.)
Les films ont donc à voir avec quelque chose de l’ordre de l’« énigme initiale », pour reprendre l’expression de Serge Daney (cité par Delage, 2004: 20)1.
Dans le cadre du présent article à vocation historiographique, ces deux postures — celle qui approche les films pour leur fidélité aux faits connus et celle qui considère l’œuvre cinématographique comme un défi pour la recherche — seront tour à tour adoptées afin d’appréhender Hochelaga, terre des âmes de François Girard (2017). Cette superproduction québécoise (au budget, inhabituellement élevé pour la province, de 15 millions de dollars) a pour objet l’histoire de Montréal. Sorti en salle au Québec alors que la ville fêtait son 375e anniversaire en grande pompe, le film débute par une scène se déroulant 750 ans plus tôt. Dans un jeu d’allers-retours constants entre plusieurs périodes (1267, 1535, 1687, 1837, 2011 et 2017), il met en scène les Premières Nations ainsi que les communautés anglophones et francophones. L’hypothèse formulée dans cet article est que, si le film constitue une enquête historique d’une assez faible qualité, c’est parce qu’il porte moins sur le passé que sur l’imaginaire historique actuel. Pour le montrer, il est nécessaire de rappeler l’intrigue du film et d’en exposer les faiblesses, puis d’étudier plus finement certains arcs narratifs susceptibles de passer inaperçus. Il en ressort que le film est un objet intéressant pour les historiens du temps présent2. Le rapport aux temporalités et, plus précisément, à la représentation cinématographique du temps rencontré dans Hochelaga, terre des âmes est examiné de près. Cela se traduit, en conclusion, par l’identification d’une figure de l’histoire qui est spécifique au film — correspondant à une manière de donner à voir la présence du passé aujourd’hui, incarné par des personnages historiques devenus spectateurs au stade Percival-Molson de Montréal.
Du contexte historiographique à la mise en scène de l’enquête
Le film s’ouvre sur deux drames qui se déroulent au même endroit à près de 750 ans d’écart. En 1267, au milieu d’une forêt, un prophète3 constate la mort de nombreux guerriers iroquoiens. Il exhorte un survivant à trouver une solution afin qu’un tel massacre ne se reproduise plus. En 2011, durant un match de football universitaire au stade Percival-Molson, un trou se forme au milieu du terrain et engloutit un joueur. L’affaissement de terrain détient une valeur métaphorique assez évidente; il s’agit du « trou de mémoire » dans lequel les Montréalais ont enfoui la présence des Autochtones sur l’île (Girard cité par Tremblay, 2017).
L’intrigue se déroule ensuite de manière à créer des liens entre ces deux épisodes et, surtout, à panser cette déchirure. Cela passe par la présentation de trois moments de l’histoire de la ville : la première rencontre entre Jacques Cartier et un groupe d’Iroquoiens (2 octobre 1535), la relation entre un coureur des bois français et une Algonquine (1687) et la fuite de deux Patriotes traqués par les autorités anglaises (1837). Après un peu plus d’une heure et demie, des représentants des trois communautés représentées dans le film se trouvent réunies dans l’estrade du stade Percival-Molson. On reviendra sur cette représentation singulière de l’histoire en conclusion. Pour l'instant, il s’agit de constater que le choix d’un tel sujet par le réalisateur s’explique, en partie, par le contexte contemporain dans lequel le film a vu le jour. En effet, la longue domination, tant au niveau politique, économique que culturel, qui a suivi la Conquête (1759-1760) de la Nouvelle-France par l’Angleterre a instillé une forme de « blessure profonde » entre ces deux communautés (Dumont: 13). La contestation de cette domination par les Canadiens français est, partant, constitutive de la progressive affirmation de la nation québécoise. Le tout s’est accompagné d’une difficulté à envisager la colonisation subie par les peuples autochtones depuis la création de la Nouvelle-France4. En abordant l’ensemble de cette période de front, Hochelaga, terre des âmes tente une réconciliation à trois parties (Anglophones, Francophones et Autochtones)5. Ce thème de la réconciliation est d’ailleurs un topos des prises de position politiques portant sur les peuples autochtones depuis une quinzaine d’années (Coulthard, 2018). Le film produit dans un contexte de commémoration est, à ce titre, un reflet assez fidèle des discours institutionnels, mis en scène sans se départir d’une forme de moralisme un peu naïf qui n’a pas manqué de soulever l’ire de certains critiques : « parler de l’histoire montréalaise en ne faisant qu’effleurer de façon aussi superficielle les conflits entre les peuples qui l’ont sculptée […] nous apparaît absurde6 » (2018), note Félix Brassard dans la revue d’études des médias et de culture populaire Kinéphanos.
Il ne faut cependant pas seulement considérer le film dans cette perspective, mais aussi y voir un « agent » participant à une transformation de cet état de fait. Comme l’écrivent Delage et Guigueno, « certes, on peut et on doit repérer dans les films l’influence des représentations diffuses d’une société à un moment donné, mais il convient également de décrire comment le cinéma, à son tour, produit une imagerie qui tend à infléchir lesdites représentations » (2004: 20). Il est donc tout à la fois reflet et point de vue. Sur ce plan, le cinéma œuvre depuis une quarantaine d’années, comme de nombreuses autres productions culturelles — romans, pièces de théâtre, bandes dessinées, installations d’art contemporain, etc. —, à une prise de conscience de la présence continue des Premières Nations au Québec. En cela, Hochelaga, terre des âmes se distingue de certains autres films historiques mainstream qui ont tendance à cantonner la représentation des Autochtones au temps des premiers contacts avec les Européens (Bainbridge, 2010). Cette inscription dans le temps long se fait en mettant en scène trois moments clés de ce que l’historien Fernand Dumont (1943: 279) a appelé la « genèse de la société québécoise7 » : l’arrivée des Français sur l’île, la vie sous le régime français et la révolte des Patriotes. Clairement, Hochelaga, terre des âmes adopte une perspective québécoise francophone. La réconciliation entre communautés allochtones et autochtones telle qu’elle est proposée se déroule dans ce paradigme, ce qui soulève des questions. En effet, depuis plusieurs décennies les Autochtones se sont réapproprié les conditions de leur représentation dans le monde de l’art (Sioui Durand, 2018) et dans l’espace médiatique de façon plus générale (Knopf, 20088), afin de créer « les bases de l’invention d’une nouvelle forme d’écriture » (Giroux, 2008: 44) du politique et de l’histoire. Ce lien avec les discours institutionnels portant sur la réconciliation (principalement d’ordres politique, juridique et culturel) et les manières dont l’intrigue et la forme du film tentent de les dépasser, ainsi que les limites de cette entreprise, méritent d’être soulignés. Il est également important de noter que la représentation du temps comme synonyme de progrès (du trou de mémoire à la réconciliation) n’est que partiellement en phase avec la manière dont la plupart des chercheurs en sciences humaines écrivent l’histoire.
Ces dernier point ne serait pas particulièrement significatif si le film ne se présentait pas comme l’exposition d’une recherche universitaire menée par un doctorant mohawk, Baptiste Dawit Asigny9 (interprété par le rappeur et comédien algonquin Samian), sous la supervision du vice-recteur de l’Université de Montréal et président de la société d’archéologie du Québec, Antoine Morin (Gilles Renaud). La soutenance de thèse — étape clé de la vie universitaire — joue un rôle central dans l’intrigue du film. C’est à ce moment-là que le candidat au doctorat présente le résultat de ses fouilles effectuées sur le site du stade Percival-Molson. Il s’agit de plusieurs artéfacts qui renvoient aux trois différents moments de l’histoire présentés dans la fiction (1535, 1687 et 1837)10. Dans les deux derniers cas, le modèle est simple, des artéfacts — des fusils (1837) et une plaque de fonte (1687) — conduisent à la reconstitution, voulue comme réaliste, d’une période au cours de laquelle l’objet en question apparaît : les fusils cachés par les patriotes et la plaque utilisée dans le foyer du couple franco-algonquin. Dans le cas de 1535, le modèle est inversé puisque la croix est d’abord brandie par Jacques Cartier, puis découverte par l’archéologue.
Ce lien direct entre le présent de l’objet et son rôle historique n’est jamais problématisé, comme s’il s’agissait d’une évidence. Cela conduit in fine à ce que la découverte de la croix soit perçue par les membres du jury de thèse comme étant celle donnée par Cartier à un chef iroquoien d’Hochelaga le 2 octobre 1535. Cette croix acquiert alors le statut de preuve irréfutable de la localisation du village iroquoien, ce qui, dans la fiction, signe le succès de la thèse.
De nouveau, l’écriture cinématographique de l’histoire proposée par Girard est assez éloignée des pratiques actuelles de la recherche. Il n’est pas question, aujourd’hui, de voir dans un artéfact un mode d’accès direct au passé. Le passé n’est pas quelque chose qui se donne à voir de manière objective, c’est un ensemble de phénomènes auxquels les archéologues et les historiens ont un accès indirect et parcellaire à travers des traces à interpréter. Ces restes doivent être mis en série de manière à pouvoir proposer des hypothèses qui sont exposées comme autant de questionnements. On n’arrive pas en soutenance avec des assertions, mais plutôt avec un faisceau de sources articulé à un contexte historiographique. Cette remarque s’applique à chacune des périodes auxquelles renvoient les artéfacts. Hors de la fiction, la découverte de ceux-ci ne viendrait pas clore un débat qui anime les archéologues montréalais depuis plus d’un siècle, mais le relancer.
En effet, la question de la localisation d’Hochelaga s’est déjà posée. Des fouilles menées en 1859-1861 par John W. Dawson ont conduit à situer la bourgade non loin de McGill. « De nombreux vestiges y sont ramassés pêle-mêle, principalement de la poterie, mais également des outils en os et en pierre, des pipes en argile cuite, des traces de foyer, des ossements d’animaux et même des sépultures humaines », rappelle Roland Tremblay (2018)11. Un siècle plus tard, James F. Pendergast et Bruce G. Trigger ont remis en cause cette localisation (Gates St-Pierre, 2017); en s’appuyant pour cela sur les écrits de Cartier, ils ont émis le postulat que le lieu identifié à la fin du XIXe siècle correspondait à un autre village iroquoien; entre-temps, des historiens, tels que Gérard Malchelosse et Montarville Boucher de la Bruère ont, eux, émis l’hypothèse que le village se situait de l’autre côté du mont Royal (Gates St-Pierre, 2017). En se basant sur un plan presque contemporain de la rencontre entre Jacques Cartier et les Iroquiens d’Hochelaga, l’urbaniste Pierre Larouche (2014) propose de localiser le village au sommet du mont Royal. Enfin, depuis quelques années, Christian Gates St-Pierre, qui est responsable du Laboratoire d’archéologie préhistorique de l’Université de Montréal, dirige le programme Projet Hochelaga : à la recherche des Iroquoiens du Saint-Laurent sur l’île de Montréal. Il effectue des prélèvements dans Outremont, mais ses recherches restent, pour l’instant, infructueuses (Corriveau, 2017). D’autres sont également entreprises à l’intersection de la rue Sherbrooke et de la rue Peel, non loin du site Dawson (Tremblay, 2018).
Dans tous les cas, les chercheurs prennent acte du fait que Cartier ne mentionne plus l’existence d’Hochelaga dans son récit de voyage de 1541. Il se peut donc très bien que le village n’ait constitué qu’un lieu d’habitation temporaire. Gates St-Pierre souligne que, si la localisation de la « cité perdue » intéresse les chercheurs, l’objectif est surtout d’en savoir plus sur les différents lieux de peuplements qui n’ont pas manqué d’exister à cette période. Dans ce contexte, la découverte d’une croix ne serait rien d’autre qu’un nouvel élément qui viendrait s’inscrire dans un corpus déjà fourni de traces et d’interprétations12. Aucune preuve n’est irrévocable et plusieurs hypothèses coexisteront toujours. Affirmer le contraire serait à coup sûr le meilleur moyen de s’attirer les foudres d’un jury de thèse, qui ne cèderait pas si facilement à l’exercice de la preuve, quelque peu positiviste, exposée par le candidat. Le décalage est net entre les pratiques actuelles en sciences humaines et sociales, et celles représentées dans le film de Girard.
Dresser un tel constat conduit à faire l’hypothèse que l’enjeu premier du film ne se situe pas dans la reconstitution réaliste de l’enquête du jeune archéologue ou de sa soutenance de thèse, ni dans une représentation du passé fidèle aux modalités actuelles de l’écriture de l’histoire. L’historien qui se pose en expert est donc forcément déçu par le film. Mais cette frustration est peut-être moins liée au film lui-même qu’à la posture qu’il adopte. Un passage nous invite, de fait, à recentrer notre attention ailleurs. Lors de la soutenance, les fusils (1837) et la plaque de fonte (1687) sont présentés au jury comme appartenant à un chapitre de la thèse intitulé « découvertes accidentelles », lequel porte sur des objets « qui n’avaient aucun lien avec le sujet de [s]a recherche » (31 min environ). On en déduit que deux moments du passé représenté (1687 et 1837) sont étrangers à sa recherche. Si les deux tiers des analepses portent sur des aspects marginaux de la thèse, c’est qu’un choix narratif important a été effectué. Par conséquent, le moment de la soutenance doit être envisagé comme un prétexte narratif qui permet au réalisateur de déplier les différentes temporalités qu’il souhaite mettre en scène. On interprétera les artéfacts comme des adjuvants de la quête. Tout nous incite donc à porter plus d’attention à ce qui est représenté dans les trois séquences concernées. C’est là qu’un parallèle avec l’historiographie contemporaine s’impose. Le changement de perspective que nous proposons revient à souligner que la représentation de l’histoire dans ce film n’est pas uniquement liée à une volonté de donner à voir le passé de la manière la plus directe possible, mais qu’elle est aussi liée à des enjeux contemporains et au choix d’un point de vue de la part du réalisateur. Ce changement important a pour point focal la représentation des Premières nations au cinéma. Ainsi que le remarque Bruno Cornellier, le média cinématographique, « peut-être plus que tout autre média, aura eu un effet particulièrement formateur sur la “réalité” à laquelle l’on se réfère désormais lorsque l’on tente aujourd’hui de désigner, sans jamais pouvoir la définir complètement, “ce” qu’est l’indianité » (Cornellier, 2015: 30). Ce constat pose clairement que le cinéma — tout comme plus largement l’ensemble des productions médiatiques — produit par les allochtones, ainsi que les études cinématographiques allochtones au Québec, ont maille à partir avec le processus de colonisation du Québec (Collectif, 2018). Le cas étudié ici ne fait pas exception, car le film demande à être interprété comme un usage social du passé qui relève du domaine de la reconstitution historique (au sens de reenactment), soit « la re-création d’un événement authentifié [qui] informe non pas sur le passé lui-même, mais sur ses réemplois, ses usages, sur sa prégnance dans l’actualité » (Crivello, 2000: 70)13.
Des retours dans le passé au surgissement de l’histoire dans le temps présent
Le premier retour dans le passé qui est lié à la soutenance de thèse transporte le spectateur en 1687 (31 min 48 s à 50 min 26 s). Il suit la découverte d’une plaque de fonte par le jeune archéologue. Celle-ci provient de l’âtre de la maisonnette qu’un trappeur partage avec une Algonquine (30 min 30 s à 35 min). L’imaginaire québécois a retenu de ces relations entamées dès 1603 qu'elles ont conduit à la conversion forcée de nombreux Algonquins au catholicisme et que ces derniers ont été largement décimés « par les guerres contre les Haudenosaunee et les maladies transmises par les marchands et les missionnaires européens » (Jean Black, 2007). La représentation proposée dans le film contredit ce récit, puisque c’est le jeune trappeur qu’une maladie terrasse et que l’union des deux amoureux se déroule « devant le Grand esprit » (33 min 50 s). Les conversations ont lieu en algonquin et le jeune homme accepte de porter un collier que la jeune femme a confectionné pour lui. Comme le note l’anthropologue Denis Blondin, « cette scène (très émouvante pour beaucoup) incarne à elle seule la nouvelle Histoire que propose François Girard » (2018). Se fait jour ici un décalage entre l’imaginaire collectif québécois et le film.
L’écart ne serait pas particulièrement significatif si on ne le rencontrait pas ailleurs dans le film. Lors du deuxième retour dans le passé qui est lié à la soutenance de thèse, un segment déclenché par la découverte de fusils que le jeune archéologue exhume et date de l’année 1837 montre la venue de deux Patriotes au domaine de la veuve de John C. Walker, chez qui ils vont enfouir les armes en question. Poursuivis par l’armée anglaise, l’un est anglophone et l’autre francophone. Ils sont aimablement reçus, puis cachés dans la propriété, car ils y sont envoyés par Wolfred Nelson, un politicien anglophone acquis à la cause patriote. À la fin, ils sont tués par les hommes du Colonel Thomas. Hochelaga, terre des âmes représente ainsi tout autant l’intransigeance de l’armée britannique que « l’amitié de certains anglophones avec les Patriotes » (Tremblay, 2017). Dans la mémoire partagée, ces liens sont rarement évoqués, la révolte étant considérée comme une période d’extrême tension entre les communautés francophones et anglophones. Ce sont bien souvent les aspects les plus violents du mouvement politique et paramilitaire patriote qui sont retenus, surtout la non moins violente répression exercée par des milices anglophones et par l’armée anglaise14. Il s’agit d’un nouvel écart entre la représentation proposée et l’imaginaire québécois.
Enfin, l’arrivée de Cartier à Hochelaga n’est pas représentée comme triomphale. Elle ne correspond pas à ce que « nous avions appris à imaginer[,] [soit] que [les Iroquoiens] auraient été très impressionnés par les premiers explorateurs européens, allant parfois jusqu’à les prendre pour des dieux » (Blondin, 2018). Au contraire, dans le film, c’est Cartier qui est impressionné par la ville, qui recule quand un guerrier l’approche et qui s’agenouille devant le chef. Les Iroquoiens disent de lui qu’« il pue » et de ses suiveurs qu’« ils crient comme des bêtes » et qu’« ils vénèrent la torture » (71 min 57 s, 69 min 35 s et 80 min). Ils ne sont pas non plus impressionnés par les présents qui leur sont offerts. Des assiettes représentant respectivement le Christ en croix, une vierge à l’enfant et le visage de François 1er sont désignées comme figurant « un guerrier malade », « une femme en feu » et « un sorcier fou » (76 min 48 s à 77 min 10 s). Le renversement est total quand les Iroquoiens anticipent le risque encouru pour la paix de leur société et considèrent les Français comme des « sauvages15 » (80 min environ). Le changement de point de vue est signalé encore dans un plan qui adopte la perspective d’une Iroquoienne observant l’arrivée de Cartier. Ce choix visuel trahit une volonté de se distancier du point de vue strictement allochtone. De nouveau, Hochelaga, terre des âmes s’écarte ouvertement des idées reçues sur l’aventure coloniale canadienne-française.
Ces trois passages du film transmettent une version alternative de l’histoire en donnant à voir des reconstitutions historiques authentifiées par les artéfacts trouvés lors des fouilles archéologiques. En somme, « la fiction s’assigne pour mission de réviser des discours historiographiques savants perçus comme hégémoniques, afin de proposer une contre-histoire. » (Agnès Delage citée par Besson, 2015.) Pour que cela fonctionne dans Hochelaga, terre des âmes, ces représentations doivent s’imposer avec la force de l’évidence. Girard affiche ainsi une volonté de vouloir changer l’imaginaire collectif. Il le fait depuis un point de vue qui borne clairement les limites de ce qui relève d’une critique interne des grandes dates de la genèse de la société québécoise. C’est cela qui l’intéresse, bien plus que de donner à voir le processus d’écriture du passé par le jeune archéologue. Le réalisateur insiste ainsi sur le fait que le film
porte sur la manière dont nous vivons au présent, de notre aveuglement vis-à-vis du passé et du futur, ainsi qu’à propos de la manière dont notre société se méprend sur elle-même à cause de représentations déformées de l’histoire et de la façon dont on se perd au sein d’une pluralité de discours concurrents16. (Besson cité par Dunlevy, 2018.)
Si la séquence avec les Patriotes cherche à réconcilier les communautés anglophones et francophones, le film vise surtout à redonner une place, une voix aux Autochtones. Vont dans ce sens la très grande attention portée à la reconstitution d’Hochelaga, le choix d’un doctorant mohawk pour mener l’enquête et la décision de faire jouer des Autochtones s’exprimant dans leur langue. Le rôle occupé par le Prophète (1267), qui relance à plusieurs reprises l’intrigue, s’inscrit aussi dans cette volonté de représenter les Autochtones comme des acteurs du récit et, par là même, de l’Histoire (27 min environ; 52 min environ; 68 min 30 s environ; 85 min environ).
La représentation de ce Prophète fait place à une dimension spirituelle éloignée de l’appréhension académique des faits historiques. Cela rejoint l’ambition de certains chercheurs en études autochtones qui relient la décolonisation des représentations de l’histoire à l’incorporation, au sein du récit historique, de la « mémoire spirituelle » des communautés autochtones (Absalon: 117). La présence sensible de ce souffle venu de la terre des âmes jusque dans le Montréal d’aujourd’hui se traduit visuellement par des plans montrant les personnages issus du passé dans le stade Percival-Molson. Si cette mise en scène peut sembler moralisatrice et un peu convenue, ce que l’on a souligné en introduction, il est aussi possible d’y voir une manière de mettre en scène la rémanence du passé dans notre société actuelle. La fiction ne repose alors pas sur des représentations authentiques, mais sur une présence quasi-fantastique du passé. Cette séquence rend compte à sa manière du caractère construit de l’histoire. Il est assez évident pour le spectateur que les personnages historiques concernés ne sont pas des sortes de fantômes qui viendraient hanter ou mettre en danger ceux qui vivent aujourd’hui. Il est tout aussi évident qu’ils se rappellent à notre mémoire partagée tout au long du film. Le « trou de mémoire » était geiser, il a fini par produire un « trop-plein de mémoire17 » qui a besoin de s’exprimer visuellement non plus seulement dans un temps reculé (1535, 1687, 1837), mais par une forme de « contamination visuelle » dans le temps du film (Lautissier, 2009). Cette présence du passé dans l’esprit des acteurs, c’est au sens strict celle d’un imaginaire qui est en train de se transformer. Il s’agit là d’une « figuration de l’histoire », selon l’expression de Christian Delage et Vincent Guigueno (2004), qui traduit la dimension performative du film souhaitée par le réalisateur. La question d’une figuration s’inscrivant dans le paradigme de la réconciliation reste ouverte au terme de cette étude d’Hochelaga, terre des âmes. En adhérant à ces discours institutionnels, Girard se soustrait à toute mise en scène de la perpétuation de la violence du processus colonial et de la résistance à ce processus de la part des Autochtones dans le Québec contemporain. Il y a là une forme d’évitement et une décision de réalisation qui fait écran, plus qu’il ne donne accès, à une compréhension fine de la situation actuelle.
- 1. Pour aller plus loin, lire Wieder (2005).
- 2. Cette expression renvoie explicitement au travail sur le cinéma mené depuis plusieurs décennies au sein de l’Institution d’Histoire du Temps Présent (IHTP-CNRS, Paris).
- 3. On aurait eu tendance à utiliser le terme de chaman, mais c’est celui de prophète qui est utilisé au générique. D’ailleurs, ce personnage prédit l’avenir.
- 4. Ce problème a notamment été souligné par la réalisatrice Alanis Obomsawin, par exemple le 24 juillet 2018, lors de la présentation à Montréal de Our People Will Be Healed (2017), dans le cadre du cinéclub Cinéma Politica. Pour un regard critique sur l’histoire de l’identité québécoise francophone, on se tournera vers les travaux de Régine Robin (2011).
- 5. François Lévesque note : « Film de la quête identitaire, thème fédérateur du cinéma québécois s’il en est, c’est aussi un film de la réconciliation, chaque sous-récit, passé(s) et présent confondus, présentant une situation de métissage, de collaboration, d’ouverture, etc. Et cela, afin que cicatrisent ces plaies “hurlantes”. » (2018.)
- 6. Lire également Cassivi (2018); [s.a.] (2018); Thérien (2018); et plus particulièrement Ramond (2018) et Durocher (2017).
- 7. « Le recours au passé peut avoir lui-même une saveur utopique. La rébellion de 1837-1838, le temps des pionniers de la Nouvelle-France et l’âge d’or dont les tenants de la vocation agricole cultivent la nostalgie sont élevés au-dessus de l’histoire. Ces événements ou ces périodes ne sont pas révolus au même titre que les autres; ils offrent des modèles à reproduire, ils indiquent des tâches à poursuivre. » (Dumont, 1993: 279.)
- 8. Knopf explique à ce sujet : « By the end of the last century, a substantial group of Aboriginal authors, artists, and media-makers had begun to represent Aboriginal cultures themselves within Aboriginal frameworks. With their works, they offer Aboriginal contexts for representation, they decolonize Aboriginal representation from within, and they create discourses responsive to the existing Eurocentric ones. » (Knopf, 2008: 14.)
- 9. Le choix d’un personnage mohawk est questionné par Marie-Ève Bradette, qui relève que « la subjectivité du principal protagoniste, l’étudiant mohawk, n’est jamais véritablement prise en compte en tant que sujet autochtone sinon en disant qu’il l’est, effectivement, mohawk » (2018).
- 10. Ce rôle de témoin silencieux joué par les objets n’est pas sans rappeler le grand succès de Girard, Le violon rouge (1998), lequel propose une intrigue centrée sur la circulation d’un violon qu’on suit à travers les siècles. On rapprochera cette technique narrative aussi de l’heuridrame, « une approche créative pour expliquer un concept […] [qui] fait parler un objet », comme le rappelle le dossier pédagogique d’Hochelaga (2018).
- 11. Un monument a d’ailleurs été érigé en 1920 au coin de la rue Sherbrooke et de l’avenue McGill College sur un espace gazonné classé Lieu historique national du Canada (Parcs Canada, 2007).
- 12. Le fait que, dans Hochelaga, terre des âmes, le jeune archéologue indique avoir découvert des restes des pieux de la palissade évoquée par Cartier dans son récit (à 69 min environ) et qu’il a pu identifier que la croix en question a été produite dans le nord de la France (87 min 30 s environ), ne suffit pas à légitimer l’accueil réservé à ses découvertes lors de la soutenance.
- 13. Voir aussi à ce propos Haffemayer, Marpeau et Verlaine (2012); et Bénichou (2017).
- 14. « Le 30 novembre [1837], Gore retourne à Saint-Denis, mais la ville capitule sans combat. Les soldats la ravagent et incendient 50 maisons. […] Les volontaires britanniques pillent et brûlent de nombreuses habitations canadiennes-françaises. » (Buckner, 2013.)
- 15. La phrase exacte qui est prononcée est : « Méfions-nous de ces sauvages. » (80 min environ.)
- 16. [Nous traduisons.] Cette idée est également développée par le réalisateur lors d’un reportage de l’émission 24.7 (TFO, 2018).
- 17. J’emprunte cette expression à Henry Rousso, qui l’a mobilisée dans un autre contexte mémoriel (2016).