Le nez de Cléopâtre s’il eût été plus court
toute la face de la terre aurait changé.
Pascal1
Mon neveu ne connaît pas Ducharme, je n’arrive pas à le croire. Pourtant, il va au collège privé et il aime lire. Je me suis dit : rien de grave, je vais remédier à la situation, en lui donnant L’avalée des avalés. Tout va à vau-l’eau, mais quand même il y a des écrivains qui ne se démodent pas et qu’on ne peut pas impunément ignorer… C’est bien beau Le plongeur de Larue ou La bête à sa mère de Gaudreault, mais il fut un temps, pas si lointain, où les écrivains savaient encore écrire.
Comme j’étais dans le quartier, je me suis dit que j’irais chez Renaud-Bray sur Côte-des-Neiges. Ainsi, je pourrais offrir le livre à mon neveu à la sortie des cours, en allant à sa rencontre sur Queen-Mary. Je fonce droit à la section littérature québécoise. Je cherche sous les D. Ducharme n’y est pas. Il a sans doute été mal classé. Il se trouve peut-être au rayon littérature française. Après tout, il a été publié chez Gallimard. Mais, là non plus, pas de Ducharme.
Au comptoir, je demande L’avalée des avalés. Le libraire me regarde d’un air vaguement ahuri. Jamais entendu le titre. Mais sa spécialité, c’est la cuisine et le bricolage. Il m’invite à aller à l’autre comptoir à côté de l’escalier mécanique. J’insiste bien sur le nom complet : Ré-jean Du-char-me. Le libraire tape à l’ordinateur. Re-rien, Ducharme, inconnu au bataillon!
— Ben voyons donc, quelle librairie de Béotiens! Oh pardon, librairie, c’est beaucoup dire. Vous êtes devenus surtout un magasin de bibelots, non?
Je traverse la rue, outré. J’entre chez Olivieri. Eux, au moins, ils connaissent la littérature, c’est une vraie librairie de fonds. Je me précipite vers la section québécoise : Hubert Aquin, Victor-Lévy Beaulieu, Ying Chen, Hélène Dorion, Louise Dupré. Je reviens en arrière : pas de Ducharme! Comment est-ce possible?
Je hèle le libraire comme on hèle un taxi :
— Vous n’avez pas de Ducharme?
— Du qui?
— Ducharme, bon Dieu, Réjean Ducharme.
— Ça ne me dit rien.
— Allons donc, l’auteur de L’avalée des avalés.
— C’est de la littérature érotique?
— Mais non, Ducharme, le premier Québécois à avoir publié directement chez Gallimard.
— Vous voulez dire André Langevin?
— Je veux dire Ducharme, l’amateur de jeux de mots, les narrateurs enfants, Les bons débarras, Le Cid maghané, André et Nicole dans L’hiver de force, les meilleures chansons de Charlebois, les Trophoux de Roch Plante…
— Je ne comprends rien à ce que vous dites.
— Réjean Ducharme, l’écrivain ermite que personne n’a jamais vu.
— Si personne ne l’a jamais vu, ça explique peut-être pourquoi il est inconnu.
— Mais justement, il est d’autant plus connu qu’il refuse les entrevues.
— Vous parlez de Salinger?
— Non, Ducharme, Ducharme, Réjean Ducharme!
— S’il a publié quelque chose, ça doit faire un bail. Vous avez pensé aux librairies d’occasion?
Je tourne les talons, sans répondre. Je claque la porte. Il y a quand même des limites. Dire qu’il y a encore des gens qui doutent que le quotient intellectuel est en régression depuis vingt-cinq ans. Ne pas connaître Ducharme, c’est un symptôme clair. « Tout m’avale. Quand j’ai les yeux fermés, c’est par mon ventre que je suis avalée, c’est dans mon ventre que j’étouffe. » Ce n’est quand même pas moi qui ai écrit cela. J’aimerais bien, cela dit.
Et puis, tant qu’à jouer au con, aussi bien y jouer à fond. Je tourne à gauche sur la rue Swail et j’entre au Livre voyageur. Après tout, les commis libraires, biberonnés à la télé-réalité et aux réseaux sociaux, sont des ignares et des incultes. Mais un libraire ancien, lui, connaît forcément les livres. Ceux d’aujourd’hui comme ceux d’hier. Il ne souffre pas de l’amnésie de notre époque. Et ce n’est pas parce qu’un écrivain a commencé à publier dans les années 1960 qu’il se croit obligé de ne pas le connaître.
— Je cherche un livre de Réjean Ducharme, n’importe lequel. Et ne me dites pas que vous ne le connaissez pas!
— Oui, oui, oui, oui. Ducharme, hein, c’est ça? Il avait publié un roman au Cercle du livre de France.
— Non, justement, le Cercle du livre de France n’a pas accepté de le publier. C’est pour ça qu’il a fini chez Gallimard.
— Vous voulez dire André Langevin et Poussière sur la ville. Pierre Tisseyre avait refusé son manuscrit.
— On marche sur la tête, là.
— Tout le monde connaît l’histoire d’André Langevin, c’est le plus grand écrivain québécois vivant.
— Écoutez, Ducharme, ça vous dit quelque chose, oui ou non?
— Oui, comme je vous le disais, je me souviens de son premier roman. Au moment de la parution, le ministre de la Culture, Jean-Noël Tremblay, avait qualifié l’auteur de névrosé, d’adolescent attardé et de déséquilibré mental. Il a connu un vague succès de scandale, puis ç’a été l’indifférence la plus totale.
— J’ai l’impression que vous vivez dans un monde parallèle, mais peu m’importe. Tout ce que je veux, c’est un livre de Ducharme, n’importe lequel.
— On n’a pas l’embarras du choix, il en a publié un seul. J’oublie le titre. C’est un jeu de mots, assez mauvais.
— L’océantume, Le nez qui voque, L’hiver de force, Les enfantômes, Dévadé?
— Quelque chose comme ça. J’ai peut-être un exemplaire dans la réserve. Je vais aller voir.
Je n’arrive pas à le croire. Ducharme, l’homme d’un seul livre! Ducharme complètement oublié après un premier roman qui restera son meilleur dernier. Comment est-ce Dieu possible?
— Vous voyez ce que je vous disais : Réjean Ducharme, Les éléphantômes, Cercle du livre de France, 1966. C’est une vraie rareté. Je vous le fais à cinquante dollars, comme vous semblez avoir une affection particulière pour l’auteur.
— Les éléphantômes? Je vais le prendre. C’est le seul Ducharme que je ne connais pas.
— C’est le seul Ducharme tout court.
— Et Michel Tremblay, vous avez de ses romans?
— Michel qui?
- 1. PASCAL, Blaise. 1963 [1670]. Pensées, dans Œuvres complètes, Paris : Seuil, « L’intégrale », p. 549.