Une littérature sans les animaux, ou loin des animaux, va-t-elle demeurer possible, ou simplement imaginable? La question peut désormais sembler légitime tant s’est affirmée depuis quelques années, de manière convergente, cette évidence d’une relation, d’une affinité. En même temps que se diversifient les recherches et que s’affinent les méthodologies dans le cadre accueillant des études animales, aucune saison littéraire ne semble plus pouvoir se passer de quelque nouvelle fiction avec « narrateur animal », tandis que se créent des maisons d’édition ou des collections centrées sur les « littératures animales » ou la « zoopoétique ». Enfin, consécration suprême, les futurs agrégés français de Lettres modernes auront eu en 2022 et 2023, pour valider leurs connaissances en littérature comparée, à étudier un corpus de « Fictions animales » qui réunissait quatre chefs-d’œuvre couvrant dix-neuf siècles et quatre langues : L’Âne d’or d’Apulée (IIe siècle), « Le Colloque des chiens » de Cervantès (1613), La Métamorphose de Kafka (1915) et Mon oncle le jaguar de Guimarães Rosa (1961). Parallèlement, commencent à apparaître des tentatives d’interprétation de ce phénomène — mais peut-être est-il encore trop tôt pour y voir tout à fait clair.
Nous voudrions interroger ici ce qui nous apparaît comme une ambiguïté récurrente des discours qui mettent en avant cette affinité entre la littérature et les animaux : s’agit-il de considérer cette affinité comme une propriété de la littérature, ou bien d’opposer, en fin de compte, une littérature qui serait avec les animaux, du côté des animaux à une autre, qui ne le serait pas ou ne l’aurait pas été? On voit que l’enjeu n’est pas mince, puisqu’il en va de la définition même de la littérature et sans doute aussi de ce que l’on entend dans l’idée d’une « relation » ou d’une « proximité » avec les animaux. Au programme des œuvres dont l’ambition théorique dans ce domaine est la plus soigneusement affirmée, il arrive ainsi que s’affichent des formulations qui semblent vouloir cerner une essence de la littérature :
C’est à la littérature qu’il faudrait laisser une très longue parole […]. La littérature fait figure de contre-pied au silence imposé aux bêtes par la philosophie, elle s’interroge sur l’amour pour et par les animaux, sur la réciprocité, sur l’étrange et puissant partage. (Burgat, 2011: 360)
[L]e langage littéraire, si spécifique aux humains, est pourtant celui qui, par la variété de ses respirations — du souffle prophétique à la ténuité du haïku —, restitue le battement des fuites, des envolées et des stases animales. (Simon, 2021: 15-16)
On comprend vite, cependant, que ces poussées essentialistes servent d’abord à sélectionner des corpus ad hoc. Chez Florence Burgat, la littérature s’oppose ici explicitement à la philosophie, mais qui peut dire où passe exactement la frontière? Est-ce en écrivain ou en philosophe que Montaigne s’interroge, dans un passage longtemps négligé mais aujourd’hui célèbre, sur les moments de jeu qu’il partage avec sa chatte (Montaigne, 1992 [1588]: 452)? Quant à Anne Simon, les dernières pages de son livre — qui parle volontiers de « la littérature » mais étudie exclusivement des œuvres des XXe et XXIe siècles, presque toutes françaises — signalent discrètement cette difficulté en mentionnant soudain l’auteur qui semble incarner spontanément, aux yeux d’un « on » non identifié, le mode de relation le plus familier entre la littérature et les animaux :
Il est bien temps, en ces dernières lignes, d’en venir à celui qui m’est cité, entre sourire et émotion, chaque fois qu’on me demande ce qu’est la zoopoétique… Les Fables de La Fontaine, dit-on, présentent des animaux, mais parlent des humains. (2021: 361)
La réponse d’Anne Simon consiste à dire que malgré l’ancrage des Fables dans « l’époque cruelle de Louis XIV et [les] hiérarchies du 17e siècle », malgré le rappel de la condamnation par Jacques Derrida de la fable comme « apprivoisement anthropomorphique » (cité dans Simon, 2006: 60), quelque chose peut être encore sauvé d’un tel corpus, à condition d’en dépasser le « caractère allégorique », fondamentalement anthropocentré, pour en faire ressortir le « continuisme intuitif et empathique qui n’étonnera pas les post-darwiniens que nous sommes » (Simon, 2021: 362). Autrement dit, ce serait seulement en échappant à ce qui fait son identité littéraire (par sa double inscription dans la tradition textuelle de l’ésopisme et dans une situation sociohistorique déterminée) que le texte de La Fontaine pourrait prétendre rejoindre ce qui est présenté pourtant comme une essence du « langage littéraire ». Mais selon quels critères pourrait-on ainsi séparer, dans ces petites fictions littéraires dont les personnages sont souvent des animaux, ce qui ne parlerait que des humains et ce qui parlerait vraiment des animaux? Comment être sûr que cette « vérité » des animaux qu’on cherche à retrouver à travers une telle opération de tri est autre chose que le miroir de l’idée que nous nous faisons aujourd’hui des animaux et de la sensibilité qu’ils éveillent en nous?
Certaines des difficultés qui apparaissent ici pourraient sans doute être levées par une historicisation de la question. Rappelons que la « zoopoétique » comme les études animales sont nées dans une situation radicalement différente de celle que connaissait La Fontaine : ce dernier n’était pas confronté aux menaces pesant sur le vivant, c’est-à-dire aussi bien sur la survie de certaines espèces de la « grande faune » qui emblématisent le mieux notre relation aux animaux en général, sur les conditions de vie des animaux d’élevage à l’heure d’une massification de l’alimentation carnée, que sur la biodiversité dans son ensemble. C’est ce sentiment de menace et d’urgence qui sert de toile de fond à la plupart des élaborations critiques et théoriques d’aujourd’hui, ce qui rend souvent délicate l’utilisation de ces outils pour l’analyse de corpus antérieurs. Mais, d’autre part, les époques prémodernes ne sauraient être traitées elles-mêmes comme une longue période unifiée et statique : l’historien Peter Sahlins a ainsi baptisé « The year of the animal in France » l’année 1668, qui voit la publication des premières fables de La Fontaine, parce qu’elle incarnerait ou, du moins, pourrait symboliser un moment de transformation dans la relation que les humains ont entretenue avec le monde animal, passage de l’humanimalisme de la Renaissance au naturalisme de l’Âge classique (Sahlins, 2017). Mais, justement, à laquelle de ces deux époques appartiennent véritablement les Fables de La Fontaine? Et à quelle époque appartient une de ces fables lorsqu’elle se présente comme la reprise, parfois très fidèle, d’un corpus ésopique qui s’est constitué à partir du IVe siècle avant Jésus Christ? Enfin, à quelle époque appartient-elle lorsque nous la lisons aujourd’hui, nécessairement affectés par la valeur que lui a conférée l’histoire des institutions qui s’en sont emparées (histoire littéraire, enseignement scolaire, interprétations critiques…) ou bien animés du désir d’échapper à cette emprise (Escola, 2003)?
L’histoire ne permet donc pas de dissiper l’embarras : qu’est-ce qui, dans les corpus que nous appelons « littéraires », fait naître l’hypothèse ou la certitude qu’ils constituent une voie d’accès privilégiée à une meilleure connaissance ou prise en compte des animaux?
La fiction et ses bornes
Il semble que les réponses à cette question, qui demeurent souvent implicites, s’orientent essentiellement dans deux directions. La première relève du langage : dans l’écart littéraire à l’égard de l’usage ordinaire de la langue se révélerait une nature ou une histoire « animale » du langage (« La langue est animale, la parole est animée, et les animaux racontent des histoires. », Simon, 2021: 22), s’affirmerait le principe d’un « parallèle entre l’amour du mot et l’amour des bêtes » (Souchard, 2021: 22). Qu’il s’agisse de situer le langage humain dans un monde de signes (sonores ou visuels) partagé par les autres êtres vivants ou d’observer comment surgissent ensemble, dans les rythmes et les images, « les étincelles de la forme poétique et les joies de la cohabitation interspécifique » (Souchard, 2021: 40), ces lectures associent certains corpus littéraires à des formes de communication, ou de communautés, impliquant humains et animaux, communautés que ces corpus feraient advenir à travers une expressivité dépassant les limites ordinaires de la communication humaine. On retrouve là les échos, comme amplifiés par la référence aux animaux, de certaines définitions modernes de la littérarité, centrées sur la défamiliarisation et sur la production de figures.
La seconde orientation met en avant la notion de fiction, qui rencontre un succès inattendu lorsqu’elle croise la « question animale » (Engélibert, 2011). On a ainsi vu ces dernières années un historien des animaux comme Éric Baratay ou une philosophe des sciences comme Vinciane Despret s’emparer tour à tour avec précaution mais détermination, des outils de la fiction pour dépasser ce qu’ils présentent comme les apories d’autres formes de discours sur les animaux. Le premier a justifié le recours à des corpus de fiction afin d’« élargir l’histoire humaine » pour documenter un « point de vue animal » (Baratay, 2012: 9; voir aussi 2019: 35-36), mais aussi son exploration de ce que pourrait être la « biographie » historique d’un animal en confrontant celle-ci au « goût littéraire des biographies fictives » (Baratay, 2017: 15-16). Quant à la seconde, elle a prolongé sa lecture critique des discours naturalistes et éthologiques en se plaçant sous le patronage des « fabulations spéculatives » et « spéculations réalistes » réclamées par Donna Haraway pour imaginer l’Autobiographie d’un poulpe et autres récits d’anticipation (Despret, 2021: 15). Ce qui justifie ici le recours à la fiction, c’est son aptitude à défaire les limites des représentations que l’être humain se fait ordinairement du monde dans lequel il vit, à lui offrir des expériences de pensées décentrées, par lesquelles il accepte d’adopter un autre point de vue que le sien. Il ne s’agit jamais d’affirmer naïvement la possibilité de savoir « quel effet cela fait d’être une chauve-souris », selon la formule satirique du philosophe Thomas Nagel (1974), mais d’explorer, par les ressources de la fiction, des formes de continuité ou de proximité entre les expériences humaines et animales, ainsi que les partages qu’elles autorisent (collaborations, échanges d’affects, métamorphoses).
Un nouveau paradoxe apparaît alors : à mettre ainsi en avant cette puissance de la fiction, que fait-on de ses bornes? Leur existence est pourtant au cœur des définitions de la fiction, puisque c’est par là qu’elle se distingue d’autres formes de « feintise ». La fiction ne saurait faire l’économie d’« un cadre approprié à l’immersion fictionnelle » (Schaeffer, 1999: 146) et ce cadre pose nécessairement une limite. Durant le temps de l’immersion fictionnelle sont suspendus les modes de représentation ordinaires; mais ils le sont seulement durant ce temps, sinon il s’agit d’autre chose qu’une fiction (une croyance, une illusion, une psychose…). Qu’advient-il des animaux lorsque la fiction qui prétend nous donner accès à eux cesse d’opérer? Deux réponses sont possibles. L’une consiste à s’émanciper des limites de la fiction en pensant les récits littéraires dans un cadre anthropologique élargi, comme le fait Jean-Christophe Cavallin lorsqu’il entreprend de fonder une vaste « écologie du récit » (2021). Ancrant dans une peur primitive (celle de l’enfant dans la forêt) le besoin des humains de produire des « récits d’immanence » par lesquels ils se relient à ce qui les entoure, Cavallin oppose ces récits au régime de la « fiction », par lequel, dit-il, « le monde se trouve aboli » (21). La mise en question de la tradition « mimétique » est un corollaire de la critique d’une histoire humaine qui s’est séparée du monde :
Si la fiction est aujourd’hui un problème littéraire, c’est qu’elle est l’écueil de notre existence. Émancipée de tout contexte, notre vie est une fiction et prospère dans ce mensonge. Elle s’enferme dans les villes, s’aliène dans des écrans, produit l’environnement où tourne en rond son monologue. Une fiction est une histoire qui a coupé les ponts qui la reliaient au monde. La vie des modernes est cette fiction. (27)
Pour imaginer des histoires qui ne soient pas ainsi « coupées » du monde et de l’ensemble du vivant, il faudrait donc que ces histoires soient conçues — ou lues rétrospectivement — autrement que comme des fictions. Les fictions littéraires se voient ainsi délestées de tout ce qui permet ordinairement de les distinguer d’autres activités de l’esprit humain, comme la production de mythes ou l’exercice des rites : l’« écologie du récit » revendique de se situer « au seuil d’indifférence » entre ces différents domaines, parce que s’y déploie « l’imagination créatrice en tant que faculté cognitive » (42). Parmi les mises en œuvre de cette nouvelle « écologie du récit », on est frappé par une page intitulée « Je conscientise Crin-Blanc » dans laquelle l’auteur interroge sa pratique de la course en forêt à la fin d’une journée d’écriture. Le récit personnel fait fusionner souvenir de lecture et capacité de métamorphose :
Au bout d’une demi-heure à courir les nerfs en boule, quelque chose se dénoue. Je ne peux le dire autrement : un cheval entre dans la course. […] Ce cheval a une histoire. Il remonte, via le nom du père [Cavallin], à la Bibliothèque verte et à la lecture de Crin-Blanc. Ce fut la naissance de mon inner horse. Depuis je suis aussi cheval, pas à la mode des Centaures qui ne sont les deux qu’à moitié, mais cheval complètement et d’autant plus homme que d’autant plus horse. Quand je cours comme avec mon père, dans ces bois de chênes et de pins où l’on courait toujours ensemble, c’est le moi-cheval qui court. (171)
Ce Crin-Blanc de la Bibliothèque verte est un roman de René Guillot, publié en 1959 et adapté du célèbre film réalisé par Albert Lamorisse (1953) : Crin-Blanc est le nom d’un cheval blanc de Camargue qu’un enfant, Folco, aide à échapper aux gardians qui souhaitent le capturer. En tant qu’objet littéraire, le roman pourrait donner lieu à une multitude de commentaires, concernant la relation entre l’enfant et l’animal, la relation entre l’enfant et les adultes, la question de la virilité, la représentation idéalisée de l’espace camarguais à l’heure où il s’ouvre au tourisme, ou encore la construction d’une identité camarguaise à travers la figure des gardians : le prénom de l’enfant est une allusion au marquis Folco de Baroncelli, réinventeur ou inventeur des traditions camarguaises au début du XXe siècle, sous l’influence croisée de courants catholiques néo-médiévaux, du renouveau provençal autour de Frédéric Mistral et des tournées à succès du Buffalo Bill’s Wild West Show. Le souvenir de lecture de Jean-Christophe Cavallin rappelle que, pour le lecteur ou le spectateur enfant auquel le roman et le film sont destinés, c’est d’abord le cheval qui retient l’attention. Mais ce cheval — c’est du moins ce que m’indique mon propre souvenir de lecture — n’est nullement détachable du monde humain, et l’émotion naît tout particulièrement de sa relation avec l’enfant, de ce qui les lie (ils restent unis jusque dans la mort) et de ce qui les sépare (l’union de cet être parlant et de cet être non-parlant n’est d’ailleurs pas vivable). Comme toute fiction littéraire, Crin-Blanc donne à connaître quelque chose en même temps qu’il indique qu’on en ignore d’autres, qui demeurent inaccessibles : l’enfant du livre n’est pas tout à fait moi, le cheval non plus, même si l’un me ressemble plus que l’autre. De ce point de vue, la richesse du livre semble être de proposer au lecteur enfant une double opération : découvrir en lui, s’il le souhaite, un cheval intérieur (inner horse), mais aussi découvrir que ce cheval intérieur n’est pas un cheval et ne le sera jamais. Évidemment, si la clôture fictionnelle disparaît, le deuxième volet de la proposition disparaît aussi, et il n’est pas certain qu’il faille voir là un progrès ou une promesse d’avenir.
D’où l’intérêt, me semble-t-il, d’apporter une autre réponse à la question posée : c’est justement parce qu’elle est nécessairement limitée, parce qu’elle fait quelque chose mais qu’elle ne fait pas tout, que la fiction est précieuse pour qui désire connaître les animaux, penser à eux, se rappeler que l’on vit parmi eux ou que notre sort est relié au leur. Les animaux des fictions littéraires, en même temps qu’ils nous donnent un instant accès à quelque chose des animaux, servent aussi à représenter ce qui fait obstacle à la communication véritable que nous souhaiterions pouvoir entretenir avec les vrais animaux. Ils nous en rappellent la part d’illusion. Ils nous interdisent d’oublier que, demeurant étrangers à notre communication verbale, les animaux que nous mettons en mots nous servent toujours aussi à parler d’autre chose que d’eux — de nous, le plus souvent (Dalla Bernardina, 2006).
Une telle réponse peut paraître réduire quelque peu les ambitions assignées à la littérature, mais on peut aussi lui trouver certains bénéfices. D’abord, elle permet d’échapper à cette quête éperdue de « l’animal vrai » dans les corpus littéraires, en rappelant que, par principe, il ne s’y trouve pas, ou du moins qu’il n’y est jamais seul ni entier. Parallèlement, cette réponse conduit à accorder plus d’importance à la manière dont les fictions d’animaux voisinent toujours avec autre chose qu’elles, et à considérer que par ce voisinage elles offrent, à travers l’histoire des formes littéraires, un miroir au caractère discontinu et contradictoire, sans cesse empêché, de la relation que les humains entretiennent avec les animaux. À trop rêver d’une littérature qui ne soit pas anthropocentrée, le risque est de perdre l’accès aux contenus riches, mais toujours limités et impurs, que les fictions littéraires recèlent concernant les animaux.
L’exemple des Oraisons funèbres de divers animaux d’Ortensio Lando (1548)
Je voudrais, pour finir, prendre l’exemple d’un corpus qui me semble bien témoigner de cette puissance et de cette limite de la fiction. Il s’agit d’un ensemble de onze « oraisons funèbres de divers animaux » publié en italien par Ortensio Lando en 1548 dans son ouvrage Sermoni funebri de vari authori nella morte de diversi animali, traduit ensuite deux fois en français, par Claude de Pontoux en 1569, puis par François d’Amboise en 1576. La découverte du livre aujourd’hui, à l’heure où les problématiques de l’« individu animal » et de la « biographie animale » nous sont devenues familières, suscite la curiosité : voici un auteur qui a décidé d’explorer par la fiction la singularité d’animaux parfaitement individualisés, en ancrant son écriture dans les relations affectives que onze scripteurs fictifs auraient entretenues avec autant d’animaux défunts (Piéjus, 2002). Le livre mérite assurément une lecture attentive si l’on s’intéresse au statut des animaux au XVIe siècle. Représentant des espaces sociaux très diversifiés, l’ouvrage est riche d’informations sur des situations concrètes de proximité entre l’humain et l’animal (l’attachement d’un homme de guerre à son cheval ou d’un moine à son âne, les modes de présence d’un chat dans un espace domestique, mais aussi l’ambivalence à l’égard des animaux comestibles ou l’envahissement du corps par des poux), comme sur les idées que les humains se font de ces situations. Le fait que les locuteurs aillent parfois jusqu’à rapporter des moments de dialogue avec l’animal qui a vécu près d’eux apparaît comme la réalisation, par les moyens de la fiction, d’une intimité ressentie. La fiction opère bien comme une expérience de pensée invitant à un décentrement, qui consiste à se défaire, en pensant aux animaux, de sa place habituelle pour se rendre sensible à des configurations ordinairement négligées (Corréard, 2020).
Mais la fiction n’en reste pas là et ce décentrement vaut moins comme conversion du regard que comme exercice d’inquiétude et apprentissage de la désillusion. Ortensio Lando est d’ailleurs un maître des dispositifs littéraires les plus instables (paradoxes, signatures fictives ou obliques, anonymat). Il signe ici son livre, non pas en page de titre, mais à travers une « Apologie » publiée en conclusion, dans laquelle il prétend parler au nom de l’auteur. Il y situe l’ouvrage dans la tradition antique des éloges paradoxaux, tradition elle-même ambiguë puisqu’elle peut consister à faire l’éloge de ce qui en est ordinairement jugé indigne (possible invitation à modifier les systèmes de valeurs) ou à soumettre l’éloge à une interprétation ironique (le pseudo-éloge devient alors un instrument satirique, ayant pour cibles à la fois l’objet loué « pour rire » et la rhétorique déployée pour le faire). Pour défendre le droit de faire l’éloge des animaux, Lando propose une liste — à l’érudition étourdissante — de toutes les « choses frivoles, et de peu d’estime » (1548: 34) que des auteurs ont célébrées depuis l’Antiquité : les animaux du livre se trouvent ainsi mis sur le même plan que mille autres sujets déclarés « bas », soit pour leur petitesse négligeable (une mouche, une plante dite miraculeuse), soit pour leur vilénie blâmable (les menteurs ou l’empereur Claude satirisé par Sénèque), soit pour leur fausse grandeur (la médecine). Mais où faut-il alors classer les animaux? Le lecteur est laissé libre de sa lecture et le « profit » qu’il est assuré de tirer du livre est simplement fondé sur la nouveauté de l’expérience et la liberté de la lecture. L’hétérogénéité de ces références éclaire l’hétérogénéité des animaux dont les onze discours proposent les éloges (de l’âne au pou, du chien au grillon — qu’est-ce qu’un animal?) ainsi que la discontinuité à l’œuvre dans les discours eux-mêmes. L’évocation de la singularité de l’animal défunt est ainsi constamment envahie par la parodie des discours savants sur l’espèce en général. Les scènes les plus réalistes s’ouvrent aussi à des récits de métamorphoses, que le lecteur peut lire comme une forme ultime de grandissement affectueux de l’animal, mais qui lui rappellent aussi que le texte qu’il lit est une fiction. De la même manière, les locuteurs de ces oraisons funèbres ne cessent d’afficher leurs identités fictives (ils portent des noms souvent issus de la tradition littéraire comique) et l’expression de leurs affects reste un élément parmi d’autres de la construction de leurs personnages plaisants, comme le pauvre moine qui se prend de passion pour le pou qu’il a repéré sur son bras. C’est par cette discontinuité que la fiction multiplie les bénéfices esthétiques et épistémologiques : plaisirs gratuits de la surprise, curiosité à l’égard de réalités que les représentations habituelles négligent ou nient, ouvertures de questionnements (par exemple sur la « sagesse animale »), mais aussi refus de tirer tout à fait les conséquences de ce qu’on est en train de faire. Ainsi, alors que l’âme de chacun des animaux est évidemment déclarée immortelle par chaque locuteur endeuillé, la question de l’âme des bêtes n’est jamais posée véritablement et il n’est pas du tout certain qu’elle intéresse vraiment Lando. Le possesseur du singe peut se dire « certain que les singes ont entendement plus qu’humain », tout en avouant ne pas savoir avec quelle « phisicale ou mathematicale demonstration » il pourrait le prouver (Lando, 1569: 86). Tout ceci n’est bien que fiction.
La réception française du livre confirme le caractère central de cette instabilité (De Capitani, 2016). Le premier traducteur, Claude de Pontoux (Vignali, 2017), redistribue les onze textes à partir d’un classement zoologique (d’abord les quadrupèdes, puis les volatiles, puis les insectes) et il fait même précéder chaque discours d’une brève introduction sur le « naturel » de chaque animal : autant d’interventions qui semblent souligner la dimension zoologique ou éthologique du contenu du livre au détriment de sa dimension paradoxale et facétieuse. Mais, alors que le titre italien optait pour une apparente neutralité (Sermoni funebri de vari authori nella morte de diversi animali), le titre de la traduction introduit, comme par compensation, la notion de « rhetorique gaillarde » et le livre s’ouvre par une adresse du traducteur au lecteur revendiquant le droit de mêler les « paroles joyeuses » et les « choses serieuses et pleines d’erudition » (Lando, 1569: 4). Par ailleurs, dans cette version, une longue pièce en vers, signée par le traducteur et intitulée « Elegie sur la mort d’un couchon nommé Grougnet », est ajoutée à la fin du livre. La pièce démarque l’« Epitaphe d’un chat » publié par Joachim du Bellay dans ses Divers jeux rustiques (1558) mais elle emprunte à Lando le principe de discontinuité et de déstabilisation : les hyperboles du début (le locuteur voudrait mourir parce que son cochon est mort!) laissent bientôt place à un portrait du cochon qui tresse les éléments les plus facétieux (il est vanté pour sa propreté impeccable) et une forme exceptionnelle d’attention au corps de l’animal, reposant en particulier sur les sensations tactiles. Le locuteur, emporté par l’émotion, en vient à se repentir des cruautés qu’il dit avoir fait subir, par jeu, à ce cochon qu’il aimait. Enfin, la même hétérogénéité préside à l’illustration de cette traduction, puisque le texte est accompagné de treize gravures sur bois dont on peut penser qu’elles ont toutes été créées pour d’autres circonstances et qui introduisent dans le livre une variété maximale de représentations animalières : souvenirs des fables ésopiques ou des livres d’emblèmes (chat et coq, cochon et chien), scènes de chasse (cheval), vignettes zoologiques (pie), usage purement ornemental (page de titre). Sans cesse, l’animal se rapproche, puis s’éloigne. La puissance de sa représentation fictionnelle dit aussi son absence.
Le second traducteur, François d’Amboise, en 1576, conserve — sans s’y référer explicitement — certaines innovations de la première traduction : la revendication dès le titre du caractère « facetieux » et « gaillard » et l’insertion de textes de présentation en « avant-jeu » des discours. Mais ces insertions, très développées, lui servent surtout à stabiliser le dispositif à travers un discours moral convenu, souvent misogyne, dans lequel les animaux sont déclarés « maistres et precepteurs de l’homme », grâce à leur « petit instinct de nature » (François d’Amboise, dans Lando, 1576: 44v), sans que cela témoigne de quelque intérêt particulier ni pour les animaux eux-mêmes ni pour ce qui se joue entre eux et les humains : l’âne devient une simple occasion de parler de la bêtise humaine, le cheval permet un parallèle avec la femme qui doit être « paisible monture » (25v), les pies sont une figure des femmes indiscrètes, etc. Là où Claude de Pontoux et son éditeur semblaient vouloir exploiter toutes les formes de déstabilisation rendues possibles par la fiction de Lando, le livre de 1576 paraît s’employer à les réduire, et la forme de l’ouvrage finit par le rapprocher des recueils d’emblèmes dans lesquels la représentation des animaux est strictement mise à profit pour déployer un discours figuré et convaincant, dominateur, sur l’être humain. Dans cette opération, la fiction aura perdu en même temps ses deux capacités conjointes : élargir la représentation de la réalité à des aspects cachés ou jugés sans valeur concernant les animaux et leurs relations avec les humains; inviter le lecteur à interroger les limites de ses connaissances sur ces animaux et sur ces relations comme son désir de croire à des illusions. De ce désir, les onze orateurs de Lando offraient pourtant de belles incarnations fictionnelles.
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Si l’invention d’Ortensio Lando a pu se prêter à deux lectures aussi divergentes, c’est parce que, à travers son traitement fictionnel des animaux, elle engageait le lecteur dans deux voies apparemment incompatibles : d’un côté, celui-ci était invité à se représenter un monde non humain dense et diversifié, constitué d’individus animaux caractérisés dans le détail et parfois dotés d’une intériorité; de l’autre, le lecteur ne pouvait jamais oublier le fait que son accès à ce monde d’animaux était nécessairement incomplet, en partie illusoire, douteux, toujours altéré par ce que les humains font des animaux (ou avec eux). Il a suffi aux deux traducteurs de modifier très légèrement la présentation de ce recueil pour faire varier ainsi considérablement le statut de l’animal dans le livre, soit pour rendre l’animal encore plus proche, présent (à travers l’évocation d’une relation affective entretenue avec un cochon), soit pour le mettre à distance et le réduire à un contenu moral préétabli. De telles variations suffisent à montrer que si les fictions littéraires ont quelque chose à nous apprendre quant aux animaux, ce n’est pas en fonction d’une essence de « la fiction », qui consisterait en un salutaire décentrement : c’est au contraire dans la variation et l’instabilité de leurs réalisations que les fictions impliquant des acteurs animaux ont de quoi nous informer sur la richesse et sur les contradictions de notre relation avec les animaux.