La violence en musique (2022), dirigé par Muriel Joubert et Denis Le Touzé, est le quatrième ouvrage de la collection « Mélotonia » des Presses universitaires de Lyon, fondée et dirigée par Joubert et Le Touzé. Il propose une réflexion sur la manière dont l’énergie qui émane de la violence prend sa place dans l’écriture de la musique. Signe de démesure par rapport à une normalité qu’il faudrait accepter comme telle, la violence s’inscrit dans le dérèglement et la métamorphose plus ou moins imprévisible d’un état premier, qui certes nait d’une réalité (très souvent élémentaire ou humaine), mais que l’art transfigure.
Si les œuvres d’art (et en particulier la musique) aiment représenter individuellement la violence des éléments naturels, d’une divinité, des guerres et des sentiments humains ou diaboliques, il arrive que leur langage s’inscrive dans un geste esthétique commun qui exprime, par exemple, la fureur baroque (Orlando Furioso de Haendel en 1733) ou l’expressionnisme (avec Alban Berg ou Richard Strauss). Au-delà de la simple représentation, le geste artistique est parfois nourri d’une violence originelle (l’action painting avec Pollock, les destructions d’œuvres chez les artistes dada ou ceux du mouvement Gutai) que le compositeur ou musicien ne pourra réellement reproduire que s’il se débarrasse de l’interface de l’écriture : Elvis Presley ou Jimmy Hendrix cassant ou immolant leur guitare; toutes les déformations qui sont appliquées à la voix — soit à une violence faite au corps –, comme le growl dans le rock metal ou les cris des opéras expressionnistes. Or, c’est précisément quand elle rejette le « beau son » et certaines pratiques normatives que la musique est perçue comme violente : les sons parasités et bruités des œuvres de Michaël Levinas, les sons overdrive des compositeurs de la saturation (Franck Bedrossian, Raphaël Cendo), par exemple. De même, de trop fortes dissonances (le premier accord du dernier mouvement de la 9e symphonie de Beethoven, les « Aoua » des Chansons madécasses de Ravel) blessent l’oreille de l’auditeur. Il ne faut d’ailleurs pas oublier que la musique, encore aujourd’hui, peut être utilisée comme élément de torture pendant les emprisonnements et les interrogatoires, lors desquels est inventée une nouvelle forme de violence, la « no-touch torture » (Daughry, 2015). Face à l’adage généralement accepté que « la musique adoucit les mœurs », on peut se demander si, au contraire, la musique n’est pas capable de rendre violent, notamment si l’on se réfère à certaines pratiques « dansées » du metal ou du hardcore.
Rompre avec les codes du langage est une violence faite à la forme : à la manière des actions dadaïstes, Cage refuse la sacralisation de l’œuvre d’art dans ses Variations ou son célèbre Walter Walk; et bien avant, Beethoven était conscient du caractère inaudible de sa Grande Fugue op. 133. Réfléchir à la violence en musique consiste ainsi à se pencher sur des œuvres qui soit naissent d’un contexte ou d’un argument révélant une forme de violence, soit adoptent un geste compositionnel opposé à la norme et à l’attendu. Sans doute que, dans tous ces cas, le geste expressif aboutit à une dimension cathartique qui constitue l’un des fondements de l’art. Sans doute également, l’utilisation de la violence en art, et dans la musique en particulier, véhicule-t-elle des rêves de métamorphose du monde et d’utopies à construire.
La violence en musique se découpe en quatre parties entre lesquelles s’intercalent, comme il est d’usage dans cette collection, des interludes proposant d’autres perspectives, tels celui de Luis Velasco-Pufleau qui apporte une réflexion d’ordre épistémologique, ou celui du peintre Winfried Veit dont les tableaux portent sur la violence humaine (notamment l’histoire de la Shoah).
En guise de prélude, le philosophe Lambert Dousson se place à la frontière entre le réel et l’imaginaire et propose une réflexion dans laquelle il superpose la jouissance que procurent le film de fiction ou le jeu vidéo et l’horreur du réel des attentats du 11 septembre 2001. Puis l’ouvrage ancre la violence dans le rituel et le primitif avec un article de Joseph Delaplace qui rappelle que la musique, par sa savante composition, permet de mettre à distance les sons dangereux et de dompter une violence sonore originelle (liée aux mythes œdipiens ou à la barbarie propre à toute culture). Les compositions musicales des saturationnistes renversent ce contrat implicite, comme a pu le faire, de manière très différente, le primitivisme du « style scythe » russe, présenté par Anetta Floirat dans une contribution sur Prokofiev. Lorsque la violence est au centre de l’argument, dans l’opéra et le cinéma, le compositeur se trouve confronté aux interstices qui séparent le réel de l’imaginaire. Le langage se montre alors soit en phase avec l’énergie de la violence (Hippolyte et Aricie de Rameau, selon l’analyse de Pierre Saby; le répertoire italien de la fin du XVIIIe siècle présenté par Nathanaël Eskenazy; Lessons in Love and violence de George Benjamin, étudié ici par Armelle Babin), soit en contradiction avec elle (le même Hippolyte et Aricie, ou plus encore les musiques minimalistes et statiques des superproductions de guerre, selon Cécile Carayol). La réalité prend le pas sur la fiction dans la troisième partie de l’ouvrage où sont évoquées, dans les musiques correspondantes, les violences afférentes à la révolution russe de 1917 (Louisa Martin-Chevalier), au système concentrationnaire nazi (Élise Petit), à l’arrière-plan colonialiste et de marronnage présent dans l’opéra (Nicolas Darbon), ou au contexte complexe de la contre-culture défendue par Jim Morrison et The Doors (Antoine Santamaria).
La quatrième partie s’attache à proposer des exemples de violence formelle : la complexité qui résonne comme une violence faite à la parole dans l’Ars Nova (Amaury Duret), le topique de la tempête au sein du complexe mouvement du Sturm und Drang (Frédéric Gonin), ainsi que la dissonance et le cri au centre de la crise du langage que révèle l’esthétique de l’école de Vienne de Schönberg, Berg et Webern (Dimitri Kerdiles).
Si la violence trahit la faiblesse de l’être humain qui ne maîtrise pas ses émotions, elle peut également être une nécessité pour combattre toute forme de domination, qu’elle soit politique, intellectuelle ou artistique.