Le cours millénaire de la Durance — sa musicalité mouvante; les échos de la montagne et l’érosion des roches dans les gorges du Régalon; le cri que le paysan au travail adresse à son cheval; les sonorités des « éphémères » et, parmi elles, le chant du petit-duc, la cymbalisation de la cigale, les stridulations des criquets… Tout ceci ne constitue-t-il pas un portrait sonore historique et situé du Petit Luberon? C’est l’ensemble des sonorités de ce pays que Knud Viktor a capté, sauvegardé et restitué par le biais de ses microphones et de ses créations sonores entre 1970 et 1980. Si les pratiques de descriptions et d’évocations de lieux sont extrêmement courantes dans le domaine des arts du son et qu’elles ont contribué à façonner une spécificité sonore au genre du « portrait de pays » (Lecole Solnychkine, 2024) — le « portrait sonore de pays » —, elles acquièrent, au cœur de la démarche de Knud Viktor, des modalités et des caractéristiques tout à fait singulières, que cette contribution tentera de préciser.
L’attachement au modèle pictural. La « peinture sonore » de Viktor
Né à Samsø en 1924 et formé à la peinture et à la gravure à l’Académie des beaux-arts de Copenhague, Knud Viktor s’installe au début des années 1960 sur le versant sud du Petit Luberon pour peindre la lumière du Sud qui avait tant fasciné Vincent Van Gogh. C’est d’abord le chant des cigales et l’influence de la lumière sur les variations de ce chant qui vont le captiver, et qu’il captera sur ses toutes premières bandes. Comme il le confie à Laure Adler dans l’émission Nuits magnétiques diffusée sur France Culture en 1985 :
C’est extraordinaire parce qu’on entend au chant des cigales quand il y a des petits nuages. Un petit nuage passe, et tout commence à boiter. Le rythme est cassé […]. C’était une découverte inattendue : au fond la lumière se transformait en son.
Commence alors pour lui une mue tendue, fragile, patiente : sa maison, les vallons alentours, la montagne deviennent petit à petit son laboratoire. Knud Viktor passe le reste de sa vie à rendre compte des sonorités qui l’entourent en créant ses « images sonores », œuvres territorialisées et abstraites, expressions de sensations dont la plus connue est Image VI (ou Symphonie du Luberon), première œuvre quadriphonique qu’il crée en 1976.
L’appellation d’« image », adoptée pour qualifier ses pièces sonores, marque l’emprunt constant que Viktor fait au vocabulaire du domaine visuel et plus spécifiquement à celui de la peinture, champ duquel il provient et auquel il restera attaché tout au long de son activité créatrice1. Le modèle pictural, qui apparaît comme dominant dans la constitution même du genre du portrait de pays (Lecole Solnychkine, 2024: 10), est en effet un incontournable dans l’œuvre de Knud Viktor. L’analogie entre peinture et son forme un point fondamental de sa méthode de travail. À la question de Hervé Martin, « Diriez-vous que vous faites de la musique contemporaine? », Knud Viktor répondait en 1987 : « Non, ce sont les autres qui le disent. Moi j’ai toujours prétendu que je faisais de la peinture. Parce que je travaille comme un peintre, pas comme un compositeur. » (74) Dans un précédent entretien vidéo dans lequel Patrick Martin lui posait une question similaire, il précisait : « Je ne prétends pas faire de la musique. […] Ce que je fais c’est plutôt une peinture sonore puisque je suis peintre aussi et je traite les sons que je capte comme un peintre traite les couleurs. » (1979: 2 min 38 s)
La numérotation des œuvres quadriphoniques de Knud Viktor (Image V, Image VI, Image VII, Image IX ou Image X) est sans équivoque un lointain écho aux séries picturales abstraites du début du siècle. L’on pense plus particulièrement aux nombreuses Compositions ou Improvisations de Vassili Kandinsky, qui réfèrent sans implicite à la musique. De ce point de vue, Knud Viktor s’inscrit dans une constellation d’exemples formant la longue histoire des rapports entre musique et peinture. Sans nous attarder davantage sur cet aspect, notons simplement que les relations entre le musical et le pictural ont suscité l’intérêt de nombreux artistes et ont été largement documentées. Citons notamment les recherches du compositeur Pierre Boulez qui a écrit sur les tentatives de transcriptions musicales du peintre Paul Klee (2008), mais aussi celles du compositeur Jean-Yves Bosseur qui a dressé une histoire des interactions entre musique et phénomènes visuels (1992). « Je cherchais les facultés du son à provoquer des images imaginaires » (Viktor, dans Mantelli, 1995) : si des peintres comme Kandinsky ou Klee font advenir des dimensions sonores sur la surface de leurs toiles, Knud Viktor engage une réflexion plastique sur la capacité du son à nourrir l’imagination, à engendrer des images mentales chez les auditeurs.
Viktor pousse très loin l’analogie entre vision et audition — notamment entre son et peinture, lorsqu’il compare les trois sons caractéristiques des ambiances méditerranéennes aux trois couleurs primaires :
Il y a trois sons qui sont devenus pour moi très importants : le premier, c’est celui émis par un gentil petit hibou, le plus petit de l’espèce, le petit duc [sic], qui vit en France et dans les pays méditerranéens. Il chante toute la nuit avec une note très régulière comme un métronome; le deuxième, c’est le son de la cigale; et le troisième, c’est le son du grillon. Pour moi, ces deux trames et cette note, puisque la cigale et le grillon émettent des sons assez continus, et le petit duc [sic] des sons discontinus, forment ce qui fait l’ambiance sonore des pays méditerranéens. Il y a plein d’autres sons […] mais cependant je considère que les trois premiers sont comme les primaires en couleurs. (Viktor, 1993: n.p.)
Enfin, un objet, le « tétramix », parachève cette approche visuelle et picturale du son. Cet outil de diffusion — sorte de console de mixage à quatre voix — lui permettait de spatialiser le son sur quatre haut-parleurs en dessinant directement sur une feuille de papier graphitée au crayon, le graphite agissant comme conducteur électrique. Voici comment Viktor décrit le tétramix, en 1984, au micro de Jean-Claude Roché2 dans un entretien diffusé sur Radio Bigarreaux :
J’ai fabriqué un petit appareil pour faire tourner le son. Ça a commencé parce que je dessinais le son puisque je n’ai pas de note comme un musicien. Alors j’étais obligé de faire des petits croquis. Un jour j’ai pensé : si on met un courant dans le crayon, dans le trait, dans le dessin? C’est encore une fois un jeu. Et tout à coup, je me suis rendu compte que ça marchait, que je pouvais placer le son où je voulais dans l’espace, même visuellement sur la plaque. L’aspect visuel correspondait au son réel dans l’espace. (Roché, 1984)
Si le tétramix incarne les préoccupations picturales de Knud Viktor, c’est aussi le désir d’accéder à la dimension haptique et à la tactilité propres au son que cet outil, réalisé sur mesure, cristallise. Une aspiration à laquelle fait écho une expérimentation menée par Viktor quelques années plus tôt auprès de son amie belge France Élysées. Largement méconnue, cette dernière donnera lieu à un projet sonore collaboratif basé sur les sens et la perception.
Le corps à l’écoute
Touchée par l’œuvre de Knud Viktor, France Élysées, lui passera commande à la fin des années 1970 d’un univers sonore pour accompagner sa grossesse, son accouchement, puis la vie de son bébé. Comme elle s’en explique dans un entretien avec Jacques Dapoz et Thierry Genicot en 2013, la collaboration était simple : Knud Viktor lui livrait un certain nombre de sons sur des cassettes audio qu’elle écoutait lors de temps dédiés, en restant très connectée à son ressenti et à celui de son bébé. En fonction des réactions (mouvements) du fœtus vis-à-vis des sons, France opérait une sélection, ne retenant que ceux qu’il semblait apprécier. C’est à partir de cette présélection que Knud Viktor a travaillé pour livrer une cassette audio sur-mesure intitulée En attendant Julien (1979)3 :
Nous nous sommes mis d’accord sur une technique qui est très vite devenue un rituel entre moi et l’enfant et les sons de Knud Viktor. Moi, je me considérais comme une passeuse dans cette aventure. La technique était la suivante : je me mettais en relaxation dans une demi pénombre et je commençais par caresser mon ventre pour communiquer avec l’enfant. Au début je lui expliquais ce que nous attendions de lui, ce que nous voulions, ce qui allait se passer, […] je suis arrivée à la communication non verbale, […] à percevoir comment lui réagissait à ce qu’il entendait des sons de Knud Viktor et je notais dans ma tête ses réactions. Quand il entendait des sons qui lui plaisaient ou en tous cas qui ne l’effrayaient pas, je sentais des ondulations, des mouvements ondoyants. Plus d’une fois j’ai eu les larmes aux yeux. Quand certains sons ne lui plaisaient pas — je prends le cas d’un son que Knud avait passé d’une mouche qui essaie de sortir d’une pièce […], je recevais des coups […] (les fameux coups de pieds) et je savais tout de suite que c’était un son qu’il fallait bannir. (dans Dapoz et Genicot, 2013)
À travers le motif principal de l’eau, la pièce sonore retrace parallèlement le cycle de l’enfantement (de la procréation à l’accouchement) et un cheminement immersif dans le territoire du Petit Luberon. Comme l’explique France Élysées dans ce même entretien de 2013, En attendant Julien propose un voyage synchrone au cœur de la chair et du pays. Un voyage qui évoque, dans la méthodologie même de sa conception, le « chiasme entre le corps et la terre » dont parle le philosophe et écologiste David Abram (2013 [1996]: 173) : un rapport aux êtres du monde qui serait sensoriel, immédiat et synesthésique. En attendant Julien intensifie ainsi une logique perceptive décrite précisément par Abram qui se positionne comme héritier de Maurice Merleau-Ponty :
De même qu’il existe un chiasme entre les deux yeux, dont les perspectives différentes fusionnent continuellement en une seule vision, il y a, selon Merleau-Ponty, un chiasme entre nos différents modes sensoriels, de telle sorte qu’ils s’associent et collaborent en permanence les uns avec les autres. Et finalement, ce serait cet entrejeu entre les différents sens qui rendrait possible le chiasme entre le corps et la terre, la participation réciproque — entre notre propre chair et la chair du monde environnant — que nous appelons perception. (172-173)
Une autre expérience faite par Viktor quelques années plus tard semble prolonger et approfondir cet intérêt pour la dimension physiologique du son qui est en jeu dans En attendant Julien. Relatée au micro de Jean-Claude Roché dans l’entretien de 1984 diffusé sur Radio Bigarreaux, cette nouvelle expérience est celle d’un concert donné sous l’eau par le compositeur Michel Redolfi lors d’une session des États généraux du bruit organisés en 1981 à La Rochelle. La description la plus stimulante de l’événement revient au musicien, ancien directeur de France Musique et proche de Knud Viktor, Louis Dandrel :
Juillet 1981 : dans la piscine municipale de La Rochelle, Michel Redolfi donne un concert subaquatique […]. Assis sur le perchoir du maître-nageur, en maillot de bain, il explique aux auditeurs comment écouter sa musique. Mais là, il y a nécessité. « Les sons sont transmis par l’eau, dit-il en substance. Ils sont diffusés par un système de haut-parleurs immergés. Vous ne les entendrez pas avec vos oreilles, ou du moins très peu; c’est la chaîne osseuse de votre crâne qui va capter les vibrations. Faites la planche ou mieux, prenez un tuba et un masque et laissez-vous aller. » Un quart d’heure plus tard, deux cents Rochelais jouent les dauphins. L’écoute subaquatique produit une sensation troublante. Le son devient l’élément liquide dans lequel on évolue, il pénètre par la peau. Presque en état d’apesanteur le corps se dilate. Il frôle d’autres corps, il s’enfonce, attiré par une mélodie flûtée, remonte vers des myriades de points crépitants ou dérive dans de larges flux. (Dandrel, 1982: 106)
Avec cette « musique subaquatique », et le dispositif d’écoute singulier qu’il met au point, Michel Redolfi bouleverse le concept même de concert. Cette nouvelle manière de percevoir le son ne laissera pas Knud Viktor indifférent et l’expérience d’audition qu’il fait à travers son propre corps le marque intensément4 :
C’était vraiment pour moi un événement […]. On a écouté sous l’eau […]. Les spectateurs devaient plonger la tête parce qu’au-dessus on n’entendait rien. C’était dans une énorme piscine à La Rochelle. […] Tout à coup, je sentais quelque chose qui se passait à la limite de l’eau et l’air. C’est un son électrique qui était dans l’eau quand on plongeait la tête mais, quand on avait la tête au-dessus, on n’entendait plus mais on sentait quelque chose. Il y avait quelque chose qui se passait à cette surface entre l’eau et l’air : une vibration. (dans Roché, 1984; nous soulignons)
Ainsi le dispositif de Redolfi offre-t-il la possibilité d’accéder aux dimensions tactiles du son, ce sens habituellement « fantôme » (Krause, 2013 [2012]: 27). Mais il renvoie aussi aux prémices de l’audition : le fœtus, dans le liquide amniotique, ne fait-il pas — ainsi que l’exemplifie En attendant Julien — prioritairement l’expérience des sons par le toucher et la vibration5? Si ces expérimentations tactiles, corporelles et charnelles du son comme vibration peuvent de prime abord sembler anecdotiques, il nous semble au contraire qu’elles encapsulent un rapport au monde que l’ensemble de l’œuvre de Knud Viktor s’attache à intensifier.
Car lorsque l’artiste nomme ses pièces sonores Images, lorsqu’il crée « des images à écouter et des sons à voir » (Ponthot, 2000: 39) ou encore lorsqu’il conçoit le tétramix, cet outil qui lui permet de dessiner directement le son dans l’espace, que fait-il? Il souligne et intensifie une certaine logique sensorielle. Pourquoi préférer le tétramix à la manette de jeu aperçue dans la vitrine d’un magasin6? Car cet outil, bricolé avec rien, lui permet de mieux appréhender les relations entre la main, l’œil, l’oreille et le milieu. Il lui offre une meilleure prise sur le monde : « Je pouvais placer le son où je voulais dans l’espace, même visuellement sur la plaque. » (dans Roché, 1984)
Restituer les détails de l’expérience
Ce jeu de synesthésies ou « correspondances audiographiques » (Langlois, 2022: 412) propre à l’approche de Viktor peut de nouveau se préciser au prisme de la réflexion de David Abram qui affirme que si le dialogue permanent entre les différents sens nous semble rare, hors du commun, unique (alors qu’elle est, en tant que base de la perception, tout à fait commune, ordinaire et omniprésente), c’est dans la mesure où nous avons perdu le « contact primordial » (2013 [1996]: 87) avec nos milieux. Ainsi, le déficit de notre sensibilité s’explique par le fait qu’elle n’est plus informée par l’expérience directe du monde :
L’entrelacement des modes sensibles ne nous semble exceptionnel que dans la mesure où nous nous sommes éloignés de notre expérience directe (et, partant de notre contact primordial avec les êtres et les éléments qui nous entourent). (87)
La pensée d’Abram nous aide ainsi à comprendre que, lorsque Knud Viktor aborde puis intensifie une certaine logique sensorielle, c’est pour mieux s’approcher de la chair du monde, pour resserrer son contact avec le réel, et davantage encore avec la terre, le milieu, le pays. C’est pour mieux engendrer cette « participation réciproque » (173), cette qualité singulière d’attention, de présence et de relation au monde. Dans un entretien diffusé dans l’émission Multipistes, que lui consacre Philip de la Croix sur France Culture en 1988, Knud Viktor présente cette approche visant à amplifier la perception du monde et insiste sur l’effet de correspondance entre l’image, l’espace, le milieu naturel et les sons produits par ses habitants (humains et non humains). Il y déploie en substance cette anecdote à laquelle se couple une nouvelle expérience perceptive marquante :
Un jour, c’était au début, je marchais dans la montagne. Il y avait un paysan qui criait après son cheval. Tout à coup j’ai senti que cette voix-là n’était pas un son mais un objet qui correspondait exactement à la forme et au volume de la vallée. La voix était devenue une pierre d’une certaine forme qui avait une relation très exacte avec le volume de la vallée. Peu de temps après, un mois de septembre, j’entendais des chouettes chevêches, qui n’existent plus maintenant. Elles poussaient des cris. Pour moi, c’était des sculptures très pures dans la nuit. Le chant des grillons était un espace horizontal et, posées dessus, il y avait des sculptures verticales, les cris des chouettes. (dans Martin, 1987: 73)
En mentionnant dans plusieurs entretiens cette voix paysanne s’accordant parfaitement à l’espace de la vallée, Knud Viktor nous invite à établir des liens entre sa recherche artistique et celles, plus récentes, de l’écologie profonde et de l’écoacoustique. Dans le domaine de l’écologie profonde7, nous restons en compagnie de David Abram dont l’hypothèse suivante résonne fortement avec l’intuition de Viktor :
Si nous écoutons, pour commencer, les sons d’une langue orale — les rythmes, les tons et les inflexions qui circulent à travers le discours d’une culture orale —, nous découvrirons probablement que ces éléments s’accordent sur des modes subtils et variés avec les contours et le relief du paysage local, avec la profondeur de ses vallées ou l’étendue de ses horizons ouverts, avec les rythmes visuels de la topographie locale. (2013 [1996]: 186)
Cette adaptation des sons à l’environnement, l’écoacousticien Jérôme Sueur la nomme « sympathie acoustique ». En 2016, il la définissait au micro du collectif NightOwl comme « une théorie d’adaptation des sons à leur environnement naturel dans laquelle on suppose que les sons ont une composition physique adaptée à l’architecture, à la morphologie d’un milieu » (NightOwl, 2016). On retrouve la même idée sous la plume du bioacousticien Bernie Krause dans son livre Le grand orchestre animal lorsqu’il écrit, au sujet des vagues, que le « son qui en émane dépend du milieu environnant, de la position de notre oreille par rapport à la source, du temps, de la saison et d’une pléthore de facteurs » (2013 [2012]: 54).
Le projet de Viktor, soutenu par son attention aux correspondances voix-montagne, qu’incarne très singulièrement la voix du paysan qu’il capte dans son milieu de vie, contribue à tracer l’identité sonore des lieux. Il rend compte de la nécessité de traduire leur structure acoustique et leur géomorphologie propre, leur profondeur, leurs strates. Une tentative de description et de traduction de la richesse de l’espace sonore qui passe, dans ses œuvres, par la technique d’enregistrement — les cavités des montagnes auront été plus d’une fois ses paraboles naturelles8 — et par la diffusion — la reconstitution d’une profondeur à travers un dispositif de diffusion quadriphonique. Si la notion de portrait de pays « accorde une place décisive à la description » (Martens, 2018: 252) et qu’elle amène donc avec elle un certain sens du détail, il nous semble qu’en s’attachant à restituer cette singulière morphologie du pays, les œuvres de Viktor auront contribué à épaissir le portrait sonore du Petit Luberon. Prêtons l’oreille à cet épaississement en écoutant justement la voix du paysan et d’autres « voix de l’éphémère » (Augoyard, 1985) captées par Knud Viktor.
Knud Viktor se définit comme peintre et non comme musicien, mais il ne rejette pas pour autant la pratique du montage inhérente au travail de composition. Et, de fait, c’est un véritable compositeur. Chez lui, le paysage sonore n’est jamais capté « d’un coup » (serait-ce d’ailleurs vraiment possible?); il est toujours réalisé à partir de multiples micro-événements enregistrés in situ qui seront ensuite sélectionnés, montés, composés puis diffusés ou « restitués ». D’Image VI (ou Symphonie du Luberon dont il est question dans l’extrait sonore précédent), Knud Viktor dit qu’il s’agit d’une « synthèse sur le son du Luberon » (dans Prosaïc, 1989). N’est-ce pas ainsi que fonctionne aussi le portrait? Comme la tentative de synthétiser un ensemble d’éléments hétérogènes afin d’obtenir la « saisie synoptique » (Martens, 2018: 248) d’une entité?
À cet égard, l’Image VI, diffusée en quadriphonie, comme celles qui lui succéderont, est le fruit d’un long travail de captation mais également de réécoute, de sélection, de montage, de mixage, de répétition, de ralentissement et de réagencement. Ainsi dans cette image, l’amplification du bourdonnement produit par des abeilles butinant les fleurs d’un cerisier et l’itération du battement des ailes d’un frelon permettent de reconstituer l’effet d’une tempête. La philosophe Pauline Nadrigny, dans un texte consacré à la démarche de Knud Viktor, souligne que ce dernier nous montre « qu’il faut partir du petit, vers qui ronge, pierre qui vibre, petit-duc qui chasse la poussière de ses ailes, qu’il faut, enfin, partir de portraits pour rendre un pays » (2024: 207). Ces propos cristallisent très précisément ce qui se joue dans ces détails compositionnels (l’amplification du bourdonnement et l’itération du battement des ailes du frelon) mis au point par Knud Viktor pour son Image VI et qu’il reconduira dans l’ensemble de ses œuvres quadriphoniques.
Voix animales, niches acoustiques et harmonisation. La musique au-delà de l’humain?
Si Knud Viktor ne prétend pas faire de la musique, l’opération de montage qu’il pratique tend assurément à renforcer une certaine musicalité du monde perçue et captée par lui in situ :
J’ai entendu comment toutes les sonorités de la nature cherchaient à entrer dans la même harmonie. Il y a un équilibre qui donne sens, et là, c’est une musique en soi. […] J’ai fait des enregistrements où il y avait un engoulevent qui chantait sur un certain rythme et en même temps, il y avait un grillon, ou plusieurs grillons par terre. Ces deux sortes de sons entraient vraiment dans une symbiose qui coupait le souffle. (dans Varier, 2008)
Cette perception d’une musicalité intrinsèque au monde qui l’entoure fait écho à ce que développe et théorise son contemporain, le musicologue François-Bernard Mâche, qui, par l’introduction du terme de « zoomusicologie », étend « la notion d’universalité musicale et met en discussion la dichotomie “nature-culture” » (Mathon et Grabòcz, 2018: 12). Outre ce très rapide rapprochement avec la figure de Mâche, les propos de Knud Viktor font également écho aux recherches d’un autre de ses contemporains : le compositeur et écologiste canadien Raymond Murray Schafer, auteur de la notion de « paysage sonore » (soundscape), théorisée dans son ouvrage The Tuning of the World (1977), où les questions de symbiose, d’accords, « d’harmonie du monde et de notre rôle dans cette harmonie » (Nadrigny, 2021: 100) sont centrales9.
Au sein de cette « famille » s’accordant sur l’idée d’une musicalité structurelle présente dans le milieu naturel, on retrouve également le bioacousticien Bernie Krause. Son « hypothèse de la niche » (2013 [2012]: 110) soutient que dans le milieu naturel les espèces composent de manière interspécifique des ambiances collectives et qu’il y a une sorte de temps de parole partagé où chaque participant à l’orchestre occupe une niche acoustique définie lui permettant de communiquer avec d’autres individus sans que son signal soit complètement brouillé. Cette idée permet de comprendre le partage du paysage sonore et les relations qui s’y établissent entre les créatures qui le peuplent :
Rares sont les milieux dans lesquels l’association des sons biologiques est arbitraire : au contraire, chaque espèce résidente acquiert sa largeur de bande préférée pour se fondre ou créer un contraste, à la manière dont les violons, les bois, les trompettes et les percussions se réservent leur territoire acoustique dans un arrangement orchestral. (108)
Contrairement à Bernie Krause, qui parle de « grand orchestre animal » (2013), Knud Viktor n’emprunte généralement pas le vocabulaire musical pour aborder son travail sur le son. En revanche, ses intuitions au sujet de la réciprocité des sons et la manière dont ils s’entretiennent résonnent très fortement avec la notion de niche acoustique. Si Bernie Krause a identifié une forme d’harmonie en milieu naturel grâce aux outils scientifiques de l’acoustique et à l’analyse des données sonores, Knud Viktor sera parvenu à un constat similaire en axant presque exclusivement son approche sur l’intuition et le sensible, pratiquant ce que l’anthropologue Anna Tsing nomme aujourd’hui « l’art d’observer » (the art of noticing) (2017: 51).
François Bernard Mâche, Raymond Murray Schafer et Bernie Krause : cette lignée de compositeurs, musicologues et bioacousticiens à laquelle Knud Viktor se rattache clandestinement aura contribué à fracturer une certaine vision du monde car, une fois fait le constat que « la musique n’est pas le propre de l’homme » (Mâche, 2000), c’est toute l’ontologie moderne, basée sur une série de dualismes (nature/culture, humain/animal, sujet/objet, etc.) qui est déroutée. C’est ainsi une autre distribution des compétences entre mondes humain et non humain qui est mise au jour et qui impacte la conception que nous nous faisons de la musique. Car, comme l’atteste Knud Viktor au micro de Zoé Varier en 2008, c’est bien en repoussant la pensée du musical hors de ses frontières habituelles que le constat suivant devient possible : « Il [l’Homme] n’est pas, jamais, en face de la nature, parce qu’il est la nature aussi, comme le reste. Il est dedans. » (dans Varier, 2008)
L’incursion dans d’autres umwelten. Knud Viktor éthopoète
Peut-être plus encore que ses œuvres sonores, ce sont les archives10 de Knud Viktor qui témoignent le mieux de sa soif de connaissance du monde qui l’entoure et de son intérêt sincère pour l’altérité. Car, au-delà des milliers d’heures d’enregistrements, les étranges outils de captation qu’il a lui-même bricolés (amplificateurs nichés dans de vieilles boîtes à cigare ou de conserve, paraboles élaborées à l’aide de couvercles de lessiveuses, microphones fabriqués à partir de composants récupérés sur de vieux téléviseurs, etc.) sont les témoins de cette curiosité constante et d’une vie passée au plus près des êtres écoutés.
Si le bricolage devient pour lui une « nécessité » (dans Prosaïc, 1989), c’est parce qu’il lui permet de se fabriquer une technique et une sensibilité sur mesure, servant au mieux sa pratique de l’écoute. Ce matériel bricolé, qui l’accompagne partout où ses oreilles se posent, lui permet de documenter la vie des êtres auxquels il s’intéresse et ainsi de mieux connaître leurs habitudes et modes de vie. Grâce à ces « amplificateurs d’expériences » (NightOwl, 2019: 45), il capte les phénomènes sonores avant qu’ils ne disparaissent ou se raréfient11. C’est le cas lorsqu’il documente la vie de cette famille de petits-ducs installée près de chez lui.
Je voulais connaître le secret de cette note. Il y avait des mois de travail avant pour les habituer. Et des petites astuces. J’ai passé des nuits à l’extérieur sur le dos pour les guetter. J’ai dormi sous un tapis au début pour voir où ils voulaient faire leur nid dans les pierres pour pouvoir mettre le micro avant eux. La première fois, j’ai posé mes micros là où ils allaient faire leur nid. (NightOwl, 2016)12
Ce portrait sonore familial — édité sous le titre Le petit duc (2019)13 — se situe à mi-chemin entre le documentaire animalier et le récit poétique. Il livre une ambiance spécifique du pays à travers l’une de ses espèces emblématiques.
Plus généralement, l’ensemble des explorations menées par Knud Viktor vont le conduire très tôt à opérer un changement de perspective l’engageant à « des tentatives d’incursions dans d’autres Umwelten pour y entendre d’autres mélodies et formes de vies14 » (Galand, 2018: 170). À ce titre, Knud Viktor a enregistré une galerie de portraits sonores animaliers permettant à notre oreille d’accéder à des sons inouïs15 : Le lapin qui rêve, Le chant d’amour des mouches de vin, Les fourmis qui se battent ou encore Deux escargots qui mastiquent leur salade (1970-1980). Dans ce travail minutieux de captation, l’effort fourni pour accéder à ces petits sons insoupçonnés est primordial et s’imprime très concrètement sur le corps, notamment le dos, vouté à force d’être penché. Pour se prémunir de la « contrainte du corps », Viktor s’était d’ailleurs taillé sur mesure une paire de jeans fendue au niveau des genoux afin de favoriser la liberté de mouvement16!
Mais au-delà des transformations physiologiques, s’opère une métamorphose discrète mais plus décisive encore : celle d’un corps qui devient perméable au monde qu’il écoute. Car lorsque Knud Viktor enregistre le lapin, le grillon, le vers, la fourmi, il devient un « corps-perspective » ainsi que le décrit l’historienne de l’art Estelle Zhong Mengual :
Si tout corps vivant est un corps-perspective, […] cela signifie que ce n’est pas un esprit qui enquête sur un corps, mais que ce n’est pas non plus un corps moderne (un corps-sensation) qui enquête sur un autre corps moderne […]. C’est un corps-perspective qui enquête sur un autre corps-perspective. […] [L]e corps n’est plus alors seulement un vaisseau de notre esprit, l’enveloppe matérielle relativement encombrante de l’unique chose en réalité nécessaire pour enquêter sur les plantes (l’esprit). Il est la perspective propre d’un vivant humain sur le monde, et donc crucial pour qui a choisi l’art de développer et de transmettre l’art d’apprendre à voir. La naturaliste ne voit pas seulement les plantes par les yeux mais par son corps […]. De lui dépendent le visible et l’invisible, ce que l’on peut percevoir du monde vivant et ce qui nous échappe. (2021: 116)
Remplaçons le terme de « plante » par celui d’« animal », celui de « naturaliste » par celui de « preneur de son » (quoique le terme de naturaliste convienne parfaitement à Viktor), remplaçons enfin l’œil par l’oreille et nous aurons le juste portrait d’un artiste qui a su développer et transmettre l’art d’apprendre à écouter. « Quand je cherche à capter un son, je ne le fais pas seulement avec mes oreilles mais avec tout mon corps », précise Knud Viktor à Hervé Martin en 1987, avant d’ajouter : « [Q]uand je voulais écouter les vers dans le bois, j’ai essayé de mordre la planche pour voir si le son passait par les dents. En collant mon oreille dessus, je n’entendais que le bruit de mon propre sang. » (75)
L’écoute profonde (ou deep listening)17 déployée par Viktor pour tenter de capter au plus près l’activité des mondes sonores animaux signe la naissance d’un véritable éthopoète. « Les éthopoètes peuvent écrire la poésie des bêtes parce que les bêtes sont poétiques et que le corps de certains éthologistes, les éthologistes devenus éthopoètes, le corps de ces éthologistes éthopoètes est la caisse de résonnance de la poésie des bêtes », nous dit Vincianne Despret (2014: 48 min 53 s), avant d’ajouter, en citant la poétesse Cecilia Vicuña : « Les bêtes impriment leur poésie sur le monde et parfois ces poèmes passent par le corps des poètes. » (50 min 25 s) Les archives et les œuvres de Viktor dressent ainsi le portrait d’un artiste qui, dans le même geste, aura su mêler l’exploration naturaliste approfondie du territoire et l’expression poétique des événements qui le peuplent.
Sortir du paysage pour entrer dans le pays. L’alternative sonore chez Viktor et la pertinence de sa « macroacoustique »
Si Viktor préfère la notion de paysage sonore18 à celle d’écologie sonore, notons qu’il n’employait néanmoins pratiquement jamais l’expression. D’ailleurs, cette notion, à laquelle nous pourrions aisément avoir recours pour qualifier son travail, doit être utilisée avec précaution : « Sous le néologisme soundscape demeure la fascination pour le landscape », précise le musicologue et proche de Knud Viktor, Jean-François Augoyard (1991: 55). Le paysage désigne « l’étendue de pays que l’œil peut embrasser dans son ensemble » (Rey, 2010: 1572) et pointe ainsi vers la dimension anonyme et floue du territoire concerné. De la même manière, la notion de paysage sonore qui en découle recoupe une forme d’indétermination. Le genre paysager contraste avec celui du portrait qui valorise le détail et la singularité. Si ces deux genres sont historiquement rattachés au domaine du visuel, le portrait est étranger à l’héritage délétère que porte le paysage vis-à-vis de la représentation du monde naturel :
La peinture de paysage, entre autres choses subtiles, est aussi machine de guerre d’une conception du monde suivant laquelle nous sommes les seuls à habiter, suivant laquelle les autres vivants constituent notre habitat, le décor de nos tribulations : notre environnement. (Zhong Mengual, 2017: 41)
Cette critique permet d’avancer que l’essence même du paysage comme genre se situe aux antipodes de la vision de Knud Viktor. Chez lui, le paysage n’est pas un décor. L’extériorité propre à l’objectivité imposée par la perspective en peinture19 est déjouée par une « macroacoustique » (La Croix, 1988) exigeante et ténue, par une plongée phénoménale dans les mondes sonores autres qu’humains que ses « enregistrement[s] de terrain perspectiviste[s] » (Galand, 2018: 170) s’emploient à restituer.
Bernie Krause a défini trois dimensions sonores caractéristiques des milieux naturels : la biophonie (les sons produits par les organismes vivants), la géophonie (ceux produits par les éléments : vent, eau, terre, feu) et l’anthropophonie (les bruits issus des activités humaines) (2013 [2012]: 92)20. Si l’on s’appuie sur les critiques adressées au genre pictural paysager et que l’on se prête à l’exercice de la conversion, l’on pourrait dire que la notion de paysage (dans le champ sonore) ne ferait advenir qu’une dimension anthropophonique, quand celle de portrait serait beaucoup plus à même de traduire l’épaisseur sonore d’un milieu, n’excluant ni sa biophonie ni sa géophonie :
Y a-t-il pays pour le petit-duc, pour le lapin dans son terrier, pour la pierre qui vibre sous l’orage? Si le bon sens philosophique nous invite d’emblée à répondre par la négative, la démarche de Knud Viktor, qui consiste à la fois à produire des portraits sonores des êtres et des choses qui peuplent son Luberon d’adoption, nous invite à plus de prudence : peut être qu’une symphonie du Luberon n’est possible que si l’on sait comment le petit-duc y trouve aussi son pays — et pour cela il s’agit d’en passer par des portraits et non des paysages. (Nadrigny, 2024: 203)
À l’instar de cette affirmation, la notion de portrait sonore nous semble d’autant plus juste pour aborder l’œuvre de Knud Viktor qu’elle s’inscrit dans un héritage qui lui est propre : si Viktor a pratiqué la peinture de paysage au Danemark et qu’il a continué à expérimenter ce genre à son arrivée dans le Luberon, nous comprenons instantanément que son approche des mondes sonores animaux lui aura permis de s’affranchir et de résister aux leitmotivs dont le genre du paysage en peinture, et donc par effet de transposition du paysage sonore, est en partie tributaire : l’indétermination, l’anonymat et le flou.
Ainsi, la restitution acoustique par Knud Viktor de ces milieux peuplés d’une multitude d’individualités et d’intentionnalités permet « de donner voix aux niches acoustiques qui habitent un territoire et lui confèrent son identité » (Galand, 2022) et façonne bien le portrait sonore d’un pays, celui du Petit Luberon des années 1970 et 1980.
- 1. Si, une fois entré dans le domaine du son, Knud Viktor ne pratiquera plus d’activité picturale à proprement parler, notons qu’il conservera un fort intérêt pour les techniques touchant à l’image : parallèlement à la création sonore qu’il débute à la fin des années 1960, il concevra de nombreuses vidéographies qui donneront lieu, dans les années 1980, à des dispositifs de projections singuliers.
- 2. Jean-Claude Roché est un ornithologue français né en 1931. Il est l’auteur d’une exceptionnelle bibliothèque sonore des chants des oiseaux et le fondateur du label L’oiseau musicien. Nous lui devons les deux seuls disques vinyles édités du vivant de Knud Viktor : Images et Ambiance, sortis en 1972.
- 3. Hormis l’entretien radiophonique que nous mentionnons ici, aucune trace de cette collaboration n’est présente dans les archives de l’artiste. Seul le commentaire qui accompagne le fichier numérisé en ligne — rédigé, semble-t-il, par le « Julien » en question — nous livre quelques informations complémentaires : « J’ai repris comme titre ce qui était écrit sur la cassette, ce n’est probablement pas le nom réel de l’enregistrement s’il n’en a jamais eu un. Cette cassette a été faite et donnée par Knud Viktor pour accompagner la grossesse de ma mère. L’enregistrement des sons en lui-même date de 1977 ou 1978. » (SAAvenger, 2015)
- 4. Le fait que Knud Viktor aborde le travail de l’un de ses pairs est suffisamment rare au sein des nombreux entretiens radiophoniques qu’il a donnés pour être souligné.
- 5. Sur ce sujet, voir le travail de Jacques Mitsch (2022).
- 6. Mark Viktov, le fils de l’artiste, rapporte en effet que, pour fabriquer le tétramix, son père s’était inspiré d’une manette de jeu qu’il avait repérée dans la vitrine d’un magasin.
- 7. L’écologie profonde est un concept fondé par le philosophe norvégien Arne Naess au début des années 1970. Il en pose les bases dans l’article qu’il publie en 1973 : « The Shallow and the Deep, Long-Range Ecology Movements ». Les acteurs de l’écologie profonde adoptent une position critique vis-à-vis d’une écologie perçue comme utilitariste, c’est-à-dire qui se préoccuperait de l’état de santé des écosystèmes, qui lutterait contre la pollution et l’épuisement des ressources dans le but de pérenniser la vie humaine.
- 8. « La musique, on la découvre dans la nature. J’ai enregistré ainsi, dans une vallée, le bruit du déplacement de l’engoulevent dans l’espace. Je me suis servi des rochers comme parabole pour trouver le point de focalisation, là où il y avait le moins de parasites. » (Knud Viktor, dans Lecorre, 1988: 93)
- 9. Notons que si Viktor n’a pas eu d’échanges directs avec Schafer, il fût invité — à l’instar de ce dernier, à intervenir lors du 7e printemps électroacoustique de Montréal qui s’est tenu du 6 au 21 juin 1992, un évènement centré autour de l’écologie sonore. Par ailleurs, Viktor manqua de peu une rencontre avec Mâche au début des années 1980 dans le cadre du projet Musique verte : une initiative musicale et pédagogique portée par l’historienne de l’art Christine Armengaud à laquelle a collaboré le compositeur Jean-Yves Bosseur et qui aboutira à l’édition d’un disque 45 tours en 1982.
- 10. Ce fonds, riche de nombreux supports (affiches, documents de presse, courrier personnel, archives audio et vidéo sur bandes magnétiques, K7, Super 8, VHS, etc.), a fait l’objet d’une recherche par le collectif NightOwl en collaboration avec l’association Allô La Terre, le Cairn, centre d’art et le musée Gassendi au sein duquel les archives de l’artiste furent conservées de 2013 à 2023. Cette recherche a permis de dresser une première biographie de travail reprenant la plupart des œuvres de Knud Viktor et des événements auquel il a participé. Elle a fait l’objet de plusieurs présentations publiques et expositions commissariées par NightOwl, notamment : Entendre voir écouter Knud Viktor (Musée Gassendi, Digne-les-Bains, 2017) et Knud Viktor, Peintre sonore (Maison du Danemark, Paris, 2018, et galerie La Box, Bourges, 2019).
- 11. La connaissance intime et la complicité qu’il noue au fil des années avec ce territoire l’obligent à mesurer les dégâts causés notamment par les insecticides, dont l’usage s’impose aux agriculteurs de la région au début des années 1970. Ses microphones ne détectent plus certaines présences. À cet égard, sa démarche lui vaudra en France, une reconnaissance certaine dans les domaines de la prise de son en extérieur et de l’écologie sonore.
- 12. Ces propos rapportés de Knud Viktor résultent d’un montage de différentes archives sonores réalisé par le collectif NightOwl dans le cadre du projet de lecture performative à deux voix intitulé [em]Fais attention au sol sur lequel tu marches[em] (2016).
- 13. Finalisé en 1983 (à partir de plus d’une centaine d’heures d’enregistrements réalisés dès 1978), ce projet sonore a fait, en 2019, l’objet d’une édition en 45 tours sur le label danois Dansk Lydarkaelogi.
- 14. La notion d’« Umwelt », théorisée par le biologiste et philosophe allemand Jakob von Uexküll, désigne le milieu sensoriel auquel se rapporte chaque espèce ou chaque individu (2010 [1934]).
- 15. Si l’enregistrement de ces phénomènes sonores est aujourd’hui devenu beaucoup plus courant (voir, par exemple, la mise en scène du preneur de son et musicien Chris Watson dans l’émission Bang Goes the Theory réalisée par Jem Stansfield, Liz Bonnin et Maggie Philbin et diffusée sur la BBC le 19 mars 2012), c’était loin d’être le cas au moment des captations de Knud Viktor dans les années 1970.
- 16. C’est le musicologue Jean-François Augoyard qui, ayant bien connu Knud Viktor, livrait cette anecdote lors du colloque « Portrait sonore de pays » (2022, Bruxelles). À ce sujet, il parlait de « tropisme du corps » chez Knud Viktor.
- 17. Le concept d’écoute profonde a été élaboré par la compositrice américaine Pauline Oliveros au début des années 1970. Elle le définit ainsi : « Deep Listening for me is learning to expand the perception of sounds to include the whole space/time continuum of sound — encountering the vastness and complexities as much as possible. Simultaneously one ought to be able to target a sound or sequence of sounds as a focus within the space/time continuum and to perceive the detail or trajectory of the sound or sequence of sounds. Such focus should always return to or be within the whole of the space/time continuum (context). Such expansion means that one is connected to the whole of the environment and beyond. » (dans Oliveros, 2022 [2005]: xxiii).
- 18. C’est ce qu’il précise rapidement, en 1993, dans le cadre d’un colloque intitulé Quels paysages sonores demain? au Creusot : « Pour revenir au paysage sonore, je préfère ce terme à celui d’écologie sonore. » (Viktor, 1993)
- 19. Comme l’a montré l’historienne de l’art Estelle Zhong Mengual, l’outil principal de cette vision désanimée du monde véhiculée par la peinture de paysage est la perspective : « Cette “objectivation du subjectif” conférerait une position d’extériorité à l’humain par rapport à l’espace représenté et lui donnerait un sentiment de maîtrise sur cet espace en tant que celui-ci semble émerger comme objet, être organisé, par son regard. Contemporaine dans son apparition de la révolution scientifique galiléo-cartésienne, la perspective linéaire place l’individu et la nature dans une relation de face à face, de sujet-objet, qui se rejoue dans chaque peinture de paysage. C’est cette relation à la nature que l’on a incorporée et que l’on emporte partout avec soi, […] même dans la nature, on y est devant. » (2017: 40).
- 20. Notons que certains audio-naturalistes, à l’instar de Marc Namblard, interrogent cette catégorisation qui appréhende les sonorités du monde de manière distincte : « Comment est-il possible de catégoriser et de séparer des sons aussi analogues? J’ai beaucoup de respect pour Bernie Krause et le travail admirable qu’il a réalisé au fil des décennies, mais je suis en désaccord profond avec sa façon de classer et de dissocier les sons du paysage. Je ne sais pas si la voix des phoques de Weddell, en Antarctique, a quelque chose d’humain, ou si c’est l’inverse, mais ce qui est évident pour moi, c’est que nous faisons partie du même groupe de vocalisateurs. » (2023: 57).