La présente contribution relève de la section « Document » de Captures. Elle n’a pas fait l’objet d’une évaluation par les pairs.
Balades sonores ou encore fictions audio dans l’espace public permettent à l’auditeur-marcheur, ce « promeneur écoutant » (Chion, 1993: 9), de se plonger dans une histoire tout en déambulant à travers un lieu. Le concept est simple : il suffit de se rendre à tel ou tel endroit, point de départ de la balade, et d’avoir téléchargé au préalable le fichier sonore sur son téléphone ou sur sa tablette. Si la réception est bonne sur place, il est aussi possible d’écouter la balade sonore en géolocalisation. Je préfère que la fiction ait été téléchargée, cela garantit qu’il n’y aura pas de problème de connexion lors de la balade. En effet, le risque de la balade en géolocalisation, c’est que le promeneur ne parvienne pas à écouter les modules sonores qui sont censés s’activer quand on rejoint un lieu. De surcroît, les systèmes qui s’appuient sur la géolocalisation sollicitent fortement la batterie des téléphones. Si le fichier a été téléchargé, cela limite les problèmes de connexion et permet au promeneur d’être en totale immersion. Il y a un autre parti-pris qui est de proposer une fiction linéaire : une fois que la fiction a commencé, le promeneur n’est plus censé l’interrompre. Il se laisse guider par les voix, et il n’y a plus de moments sans son. Chaque information du récit lui est transmise quand il arrive sur tel ou tel lieu. Le promeneur ne doit pas appuyer sur le bouton pause ni arrêter de marcher, sauf lorsque la voix-guide l’invite à le faire. Si ces principes ne sont pas respectés, les sons ne sont pas écoutés là où ils devraient l’être, et c’est la désynchronisation. Certes, le promeneur est davantage « captif » que dans des balades en géolocalisation, mais cela permet à l’imaginaire de se déployer complètement durant une quarantaine de minutes. Pouvoir s’appuyer sur cette durée est assez précieux.
L’écoute d’une fiction dans l’espace public est une expérience multisensorielle. Elle peut être solitaire ou collective. Au sein du collectif, le promeneur s’en remet au guide, et appartient à un groupe (il s’agit de « faire public »), ce qui peut être rassurant. Si la séance est solitaire, le promeneur jouit d’une plus grande liberté, il peut s’affranchir des contraintes pour mieux s’abandonner dans la fiction et dans l’espace traversé. Mais pourquoi le choix de la fiction sonore pour faire le portrait d’un quartier? Pour répondre à cette question, je prendrai comme exemples deux fictions audio réalisées à Strasbourg. La première, dans le quartier de la Meinau, a été conçue par Marine Angé et moi-même. La deuxième, au parc Albert Schweitzer à Koenigshoffen, a été faite, pour le collectif Sonya, par Marine Angé, Léo Henry, Audrey Meyer et moi-même.
La balade dans le quartier de la Meinau part du stade de la Meinau et se termine dans un parc, après avoir emprunté quelques rues plutôt bourgeoises. On y entend principalement un couple de comédiens incarnant des espions qui auraient habité le quartier. La balade dans le parc Schweitzer se déroule dans un périmètre plus réduit, ce qui permet de réaliser une boucle. Deux voix dominent l’espace sonore : celle d’une comédienne dont le personnage évoque son enfance dans le parc et celle d’un conteur qui donne un certain nombre d’informations sur les lieux. Dans ces deux exemples, on entend aussi de nombreux autres sons, captés sur place ou ailleurs, ainsi que de la musique. Si nous avons commencé la balade de la Meinau devant le stade, c’est bien sûr pour évoquer le Racing Club de Strasbourg et les ambiances festives les soirs de match. Il est assez amusant d’être seul avec son casque devant le stade, et d’entendre des sons de foule alors qu’il n’y a personne autour de soi. Cela permet un décalage intéressant. Une ligne ferroviaire sur laquelle passent des trains de marchandises, qui ne produisent pas les mêmes sons que les trains de voyageurs, traverse le parc Schweitzer. Là aussi, faire entendre un son de train au promeneur écoutant au moment où il aperçoit les rails, en l’absence du train lui-même, crée une expérience intrigante. Cela le conduit à se demander si les sons qu’il entend viennent du casque ou de son environnement réel.
Quelques prémisses
Quand on évoque les balades sonores, on songe plutôt à des formats de type audioguide, documentaire ou enregistrement de terrain, moins à de la fiction. La fiction audio est d’ailleurs un genre peu développé, même si elle a connu son heure de gloire entre les années 1920 et 1950. Certes, la fiction est toujours présente, on la retrouve notamment dans les réalisations de France Culture et de France Inter, en France, dans celles de La Première, en Belgique, et, depuis peu, dans celles de studios de production de balados (Arte Radio, Bababam, Paradiso, Nouvelles écoutes) ou sur des plateformes de diffusion (Audible, Spotify). Mais le grand public s’est peu à peu éloigné de cette pratique culturelle qui consistait à écouter des fictions en famille, comme on regarde des séries télévisées aujourd’hui. Les deux œuvres étudiées témoignent cela dit d’une volonté de se jouer des genres, documentaire et fiction, et surtout de leurs frontières, sans les nier cependant : le jeu n’est possible que si les frontières existent. Dans nos propositions, il n’est pas toujours possible de distinguer le réel du fictif et cela donne lieu à de nombreuses questions sur la véracité des informations lors des séances d’écoute.
La fiction est un récit inventé. Plus précisément, elle est « un artefact culturel produit par l’imagination et non soumis aux conditions de vériconditionnalité fondée sur la référence au monde empirique » (Lavocat, 2016: 33). Pourquoi alors inventer un récit dans un lieu qui a sa propre histoire et sa propre géographie? Qui est aussi un lieu de vie, avec ses pratiques, ses rituels, ses usages et ses habitants. Un lieu qui s’impose donc dans sa matérialité et son historicité. Face à ce réel qui pourrait dicter sa loi, il faut préciser que le lieu dans nos deux fictions n’est pas une « donnée » qui empêcherait tout imaginaire de se déployer. Il n’est pas non plus un décor au sens cinématographique du terme, choisi pour tourner une histoire qui pourrait se dérouler n’importe où. Le lieu de la fiction dans l’espace public est une construction à travers le temps dont l’œuvre intègre l’identité et la transfigure par le regard artistique.
Dans un premier temps, le lieu semble mettre au garde-à-vous l’auteur, quelque peu muselé. Est-il possible d’inventer un récit au cœur d’un lieu qui a sa propre histoire et sa propre vie? Il y a parfois des impasses. Dans le parc Schweitzer, une villa qui fut à l’origine la résidence d’un riche brasseur alsacien, David Gruber, est abandonnée depuis de nombreuses années. On ne peut même plus rentrer dans cette masure très dégradée. La bâtisse charrie bien sûr tout un imaginaire romanesque, et j’avais commencé par imaginer, à partir de l’impossibilité de voir ce qu’il y a à l’intérieur, l’histoire d’un petit garçon emprisonné, avec des sons qui s’échapperaient de la maison murée. Des sons qui seraient comme des appels au secours. L’idée me plaisait, mais ça ne fonctionnait pas, c’était comme si la fiction était plaquée sur le lieu. Quand j’ai évoqué cette idée à Marine Angé, Léo Henry et Audrey Meyer, les co-auteurs de la balade, j’ai bien perçu qu’elle ne séduisait pas. Léo Henry parlait surtout du lieu réel, de la manière dont les habitants s’en étaient emparés. J’avais l’impression d’imposer un champ fictionnel qui n’était pas nécessaire. Très vite, Léo Henry s’est davantage orienté vers le réel et l’histoire du lieu, et moi vers la fiction. Une inversion notable puisque d’habitude c’est plutôt lui qui imagine des mondes qui n’existent pas et moi qui réalise des documentaires. J’ai alors laissé de côté la fiction pour repartir du lieu et amener le public à se demander pourquoi cette villa et son parc avaient été vendus, quels avaient été les derniers moments de l’histoire de la famille Gruber dans cette maison. La comédienne qui raconte suggère, émet des hypothèses, ce qui m’a permis de m’affranchir de la véritable histoire de cette famille, dont nous ne savions d’ailleurs pas grand-chose. Le lieu garde son mystère et on ne s’éloigne pas complètement de l’histoire de la villa. Après tout, c’est ce qu’on fait lorsqu’on découvre un endroit : on s’interroge sur son histoire, sur les événements qui l’ont marqué et sur la façon dont les personnes se le sont approprié.
Les deux exemples qui nous intéressent sont des fictions documentées, et non des fictions « importées », écrites sans lien avec leur environnement. Pour les imaginer, leurs auteurs se sont imprégnés des lieux. Les thèmes et les personnages sont créés après une phase d’enquête, qui est une véritable plongée dans l’histoire, notamment à travers la consultation de livres consacrés aux lieux (même si parfois il y en a peu). Le travail préliminaire suppose aussi de faire l’expérience directe du lieu. Cela peut impliquer de s’y installer plus ou moins longtemps, en se tenant par exemple immobile sur un banc à observer ce qui se passe, tel le personnage de Don DeLillo, dans Point Omega (2010), qui regarde 24 Hours Psycho (1993) de Douglas Gordon, une version ralentie de Psycho (Alfred Hitchcock, 1960), dans un musée, ce qui lui permet de capter ce qu’habituellement on ne voit pas. Je songe aussi à certaines œuvres du vidéaste Bill Viola qui invitent à contempler les lieux autrement, en usant du ralenti jusqu’à rendre le mouvement quasi imperceptible. À l’inverse, l’immersion peut aussi passer par se mettre en mouvement : marcher dans le lieu, l’arpenter en tous sens, ou même courir, pour mieux éprouver sa chair.
À propos des thèmes retenus pour les deux fictions
La fiction audio dans le quartier de la Meinau explore le thème de l’espionnage. Les personnages principaux sont un couple d’agents secrets. Celle du parc Schweitzer porte sur l’enfance. On y entend un conteur et une femme, celle-ci peut être perçue comme une enfant ou comme quelqu’un qui raconterait son enfance dans les lieux.
Pourquoi l’espionnage? La Meinau a abrité Charles Louis Schulmeister, célèbre espion de Napoléon Ier et notable de Strasbourg. Schulmeister y avait même son château. Il aurait été formidable d’achever le parcours devant ce château, mais il a été détruit. Il reste quand même les écuries et deux hêtres qui nous ont servi. Quand on se promène dans ce quartier résidentiel, très calme en apparence, et qu’on voit toutes ces villas, on est en droit de se demander ce qui peut bien se passer à l’intérieur de ces maisons si bien entretenues. Je me souviens avoir pensé, en y marchant, au roman de Robert Coover, John’s Wife (1996), dans lequel le narrateur s’interroge sur ce qu’il y a derrière les façades. Notre couple imaginaire ressemblerait à celui de la série The Americans (Joe Weisberg, 2013-2018), qui s’inspire d’un vrai couple d’espions russes parti s’installer aux États-Unis. On y retrouve les liens entre le vrai et le faux. Ces personnages, qui observent tout, en menant une vie en apparence banale, sont eux-mêmes dans une posture d’écoutants quand ils se promènent dans ces lieux : ils regardent et imaginent ce qu’il peut y avoir à l’intérieur de ces maisons, dans le hors-champ. Le couple se perd en conjectures. Le thème de l’espionnage a aussi été inspiré par un fait plus insolite : dans l’une des rues traversées, en face du parc de la Meinau, une mystérieuse maison en briques, avec très peu de fenêtres mais un grand nombre d’antennes sur le toit, intrigue les passants. Il n’y a pas de nom sur la boîte aux lettres. Je me suis toujours demandé si cette maison était habitée, et pourquoi il y avait autant d’antennes. Pour avoir la réponse, il aurait fallu sonner aux portes des voisins ou contacter la mairie, mais je n’ai pas souhaité savoir. J’ai préféré que cette maison reste pour moi la maison des espions, là où le couple pouvait habiter. C’est le même genre de dilemme que l’on rencontre par exemple dans la forêt de Brocéliande, en Bretagne : des phénomènes géologiques expliquent pourquoi les rochers peuvent avoir telle forme ou telle couleur, mais il est bien plus amusant d’écouter les légendes de Merlin l’Enchanteur.
Et pourquoi l’enfance pour le parc Schweitzer? David Gruber est un brasseur célèbre du XIXe siècle. Il est notamment connu pour avoir inventé une technique de brassage permettant de conserver la bière. Il est lui aussi devenu notable et s’est fait construire, à côté de sa brasserie, une très belle villa avec un grand parc composé d’arbres venus du monde entier, ainsi que des voies de chemin de fer pour exporter sa production. Mais, comme dans beaucoup de dynasties alsaciennes, il y a eu des problèmes de succession (personne ne s’est vraiment imposé pour reprendre son affaire, son fils aîné, pressenti, étant mort d’une maladie ou d’un accident de chasse, les versions se contredisent), et la brasserie a finalement été vendue quelques dizaines d’années après la mort de Gruber. La maison et le parc sont devenus la propriété de la ville. En le visitant, Léo Henry et moi avons aussitôt pensé à un petit Xanadu, la cité de l’empereur chinois Kubilai Khan, mais aussi à la propriété de Charles Foster Kane, le personnage de Citizen Kane d’Orson Welles (1941). Le patrimoine de Gruber n’est pas comparable à la richesse et aux délires de Kane, mais c’est ainsi que l’imaginaire impose ses vues. Il y a chez Gruber comme chez Kane cette volonté de créer un lieu marqué par une forme de démesure. Gruber fait venir des arbres de partout, il fait construire une villa immense et une voie de chemin de fer pour transporter sa bière. Je me suis demandé comment ça s’était passé pour les enfants. Comment grandit-on dans un lieu si vaste, avec une histoire familiale axée sur le travail, la réussite et le développement d’une marque de bière célèbre? Le fils aîné de David Gruber a-t-il imaginé qu’il dirigerait un jour la brasserie et qu’il resterait dans la maison, comme quelques témoignages le laissent penser? Ce fils était-il un enfant rebelle, qui fuyait la villa pour se réfugier dans les arbres?
Pour écrire nos fictions, nous accumulons toute une série d’informations sur les lieux et les personnes qui les ont habités, mais l’intention n’est pas de rédiger un texte didactique ou seulement à visée documentaire. Les personnages de ces deux fictions ne sont pas réels, nous imaginons ce couple d’espions et cet enfant qui aurait fréquenté le parc. Nous ne faisons pas parler Schulmeister, l’espion de Napoléon, ni Gruber, le brasseur. Je ne sais pas très bien pourquoi je ne suis pas à l’aise avec cette stratégie qui consiste à inventer des répliques pour des personnes qui ont vraiment existé, comme le fait depuis 2015 la série Autant en emporte l’histoire de France Inter. S’agit-il d’une nouvelle forme de garde-à-vous par rapport au réel? Disons que cela m’apparaît comme trop factice. En revanche, un personnage inventé peut aisément être confondu avec quelqu’un de réel.
S’emparer des lieux
Le texte est écrit en fonction des lieux traversés. Pour la balade au parc Schweitzer, nous avons passé particulièrement beaucoup de temps à nous imprégner des lieux, à tester le parcours avant d’écrire et d’enregistrer, de façon à « ressentir l’espace ». C’est ainsi que le texte est né. Nous avons, par exemple, rapidement remarqué d’étranges structures métalliques, qui se sont révélées être des cibles pour le disque-golf, un sport peu connu. Semblable au lancer de disque, il s’en distingue par son objectif : faire atterrir le disque dans ces structures métalliques. Nous avons alors imaginé autour d’elles un jeu de devinettes qui revient tout au long de la balade sonore, à mesure que le promeneur les découvre. Lors de nos explorations, nous avons aussi croisé plusieurs fois de jeunes filles vêtues de noir en pleine séance de sport. L’activité était intense, et en même temps elles semblaient beaucoup parler et même rire ensemble. Nous avons découvert qu’elles pratiquaient la gymnastique rythmique et étaient hébergées juste à côté du parc Schweitzer. Je me suis souvenu que Léo Limon, un ancien étudiant du Cuejde, l’école de journalisme de Strasbourg, avait réalisé le portrait sonore de l’une d’elles. Il a accepté qu’on en diffuse un extrait. C’est une voix documentaire qui s’invite dans la fiction. Entendre l’une de ces jeunes gymnastes à l’endroit même où l’on arrive près du stade où elle s’est sans doute entraînée crée un effet troublant, que l’on croise en même temps ces athlètes ou non. Il est important aussi de signifier au promeneur que dans cet espace il se passe des choses en son absence. La voix de la gymnaste qui explique comment elle s’entraîne agit comme un fantôme.
Cet exemple me permet de rappeler que les sons, dans une fiction pour l’espace public, n’arrivent pas par hasard. Une fois le périmètre de la fiction défini, nous découpons l’espace en plusieurs zones, auxquelles nous attribuons des couleurs et des noms, et nous dessinons le parcours avec des flèches qui en indiquent le sens. Chaque texte est écrit pour être ensuite écouté dans une zone précise. Dans un endroit très arboré du parc, il y avait par exemple une sorte de pierre qui ressemblait à une table d’orientation, et j’ai imaginé que l’enfant se réfugiait dans cet espace pour échapper au contrôle des adultes. De cet endroit, on aperçoit au loin l’œil-de-bœuf sous la toiture de la villa. L’enfant pense qu’il est surveillé par cette lucarne. C’est le type d’associations qu’on peut se permettre. Ailleurs, je me suis dit que l’enfant devait jouer, dans le kiosque, à la demande de sa mère, un instrument de musique pour les invités de Gruber, à qui il fallait plaire. Et je l’ai imaginé terrorisé. Cette idée m’est venue en repensant à mes filles, à qui, même en vacances, je demandais de pratiquer leur instrument, et qui jouaient parfois dans des endroits insolites, comme des forêts. C’est ainsi que des liens s’effectuent entre des séquences imaginaires et des souvenirs.
Le choix de la fiction
Pourquoi la fiction? Et pourquoi ces croisements avec le documentaire? Quand le public écoute une fiction, il ne s’interroge pas sur sa vérité : il est dans un univers inventé, même si de nombreuses informations factuelles peuvent lui être données. Le récepteur crée ainsi un « énonciateur fictif », dont Roger Odin dit qu’il est « situé dans un ailleurs qui n’est ni dans notre monde réel, ni le monde du film (la diégèse), mais un espace inquestionnable. Cette construction a pour conséquence de me projeter moi-même […] dans cet ailleurs. » (Odin, 2000: 52) Le promeneur écoutant peut donc s’abandonner, n’étant pas forcément à la recherche d’informations réelles. À l’inverse, dans le documentaire, le récepteur se réfère à un « énonciateur réel », qui « appartient au même monde que moi (vs un ailleurs) », qui produit des « énoncés de réalité » (54). Si l’on schématise, dans la fiction du parc Schweitzer, l’enfant serait cet énonciateur fictif, une figure qui a traversé les époques depuis la création de cet espace. En revanche, et peut-être de façon paradoxale, le conteur, l’autre voix principale de la fiction, aurait plus à voir avec un énonciateur réel. En effet, bien qu’empruntant au registre du conte, sa parole, en communiquant des informations sur Gruber, relève plutôt du registre didactique. Le passage d’énoncés fictifs à des énoncés réels se fait ici de manière naturelle.
Il est plus aisé de faire basculer l’auditeur dans l’imaginaire avec le registre fictionnel. Dans la balade sonore du parc Schweitzer, la fiction est le genre approprié pour plusieurs raisons. Dans un premier temps, on regarde ce parc comme un espace naturel, avec ses arbres, sa faune, mais quand on l’observe un peu plus longtemps, et d’un peu plus près, on s’aperçoit qu’il s’agit en réalité d’une construction humaine. Gruber a conçu son propre espace de vie. Le tracé des sentiers impose des parcours au sein du parc et chaque composant s’ajoute aux autres comme un accessoire : la villa, les arbres venus du monde entier, le kiosque, la voie de chemin de fer… La fiction a été conçue d’après ce paradoxe : un espace a priori naturel qui est en réalité domestiqué. La nature y est importée, organisée (deux allées de charmes forment une sorte de V) et reconstruite. « Domestiqué » n’est pas un terme choisi au hasard : avant d’être le territoire d’un riche brasseur, ce lieu était un marais infesté de moustiques, un endroit sauvage repoussant toute présence humaine. Cet espace devient privé, symbole de réussite sociale, puis public, avec ses bancs, ses installations sportives, ses jeux pour enfants. Le changement de nom du parc durant les années 1930 marque cette métamorphose : de Gruber il passe à Albert Schweitzer, du nom de cet autre alsacien célèbre, ce médecin qui renonce à son statut de notable pour partir exercer en Afrique. Comme un effet de symétrie involontaire entre Gruber et Schweitzer : le premier, dans la grande tradition capitaliste, bâtit un « empire » et devient célèbre en faisant des affaires, le second s’inscrit quant à lui dans une démarche plus altruiste et désintéressée.
À travers la figure du conteur, qui livre des éléments factuels retraçant l’histoire des lieux, la fiction raconte comment ce territoire s’est transformé au fil des années. L’enfant serait celui qui s’est affranchi de toutes les règles pour s’emparer du parc, celui qui aurait refusé de reprendre l’entreprise familiale et a vu la maison se vider de ses habitants, celui qui connaît toutes les cachettes pour échapper au regard des adultes et qui passe d’un arbre à l’autre comme le héros du Baron perché (1957) d’Italo Calvino. L’enfant est celui à qui le récepteur peut s’identifier, mettant sa propre enfance en résonance avec celle du personnage. Les jeunes gymnastes, ces enfants qui quittent leur famille pour s’entraîner à la compétition sportive, racontent aussi une histoire de domestication. Cette rigueur et cette exigence dans les conditions d’entraînement, ces contraintes imposées au corps font écho pour moi au désir de Gruber de maîtriser l’espace naturel. L’enfant qui se raconte dans la fiction est apparu en réaction aussi à cette volonté de domestiquer les enfants en les transformant en gymnastes ou en leur faisant reprendre les affaires familiales. En me promenant dans le parc, une citation de « Familiale », un poème de Prévert, m’est venue : « Et le père, qu’est-ce qu’il fait? Il fait des affaires. » (1949: 88).
Coïncidences, résonances
La fiction dans l’espace public joue avec des coïncidences et des résonances télescopant éléments réels et imaginaires. On trouve plusieurs exemples de cela dans la balade sonore au sein du parc Schweitzer. Pour commencer, le parc est strasbourgeois mais il évoque des paysages beaucoup plus lointains. Avant d’être le parc de Gruber, cette zone était un marais infesté de moustiques qui aurait inspiré une célèbre chanson populaire alsacienne : D’r Hans im Schnokeloch (« Le Jean du trou à moustiques »). Les marais ont été asséchés mais il reste des canaux dans le parc et, avec ses arbres venus d’ailleurs, celui-ci évoque un paysage de la Louisiane. Pour la fiction audio, Marine Angé, qui est aussi musicienne, a donc réinterprété et réorchestré la chanson en fonction de cet imaginaire. Et nous avons placé cette chanson au moment précis où le promeneur écoutant arrive devant ces décors de bayous.
Le parc, bien qu’ancré dans le paysage strasbourgeois, ressemble à d’autres parcs, et en même temps les étranges structures métalliques mentionnées plus haut lui donnent sa spécificité (en plus des arbres exotiques). À ma connaissance, il y en a très peu en Alsace. Dans ce parc strasbourgeois, un circuit a été installé et de nombreux praticiens viennent parfois de très loin pour l’utiliser. Ces voyageurs nous sont apparus comme des symboles de la mondialisation touristique : le voyageur de Dubrovnik, celui qui traverse, qui utilise les lieux sans les habiter réellement. Ces touristes, tels les disques qu’ils lancent, font penser à des comètes ou à des vaisseaux spatiaux. Ainsi, ces structures métalliques nous ont-elles conduits à évoquer des soucoupes volantes dans la construction du récit.
Enfin, avant d’inventer un procédé qui allait révolutionner la conservation de la bière, Gruber avait recours à de la glace qu’il produisait dans son parc. À l’automne, les champs autour de sa villa étaient volontairement inondés. Durant l’hiver, tout gelait et l’on découpait la glace pour la transporter dans les caves où étaient conservés les stocks de bière. Dans la fiction, ces champs de glace deviennent d’inquiétants paysages où l’on craint que les enfants se noient.
La balade sonore s’approprie toutes ces dimensions. Il ne s’agit pas d’énumérer des faits de manière descriptive, mais d’en souligner l’hétérogénéité en juxtaposant des sons multiples, en jouant avec les personnes réelles et les personnages inventés.
Le risque de la confusion sonore
La fiction audio dans l’espace public est une œuvre très différente de l’œuvre radiophonique. D’une part, elle est spécifiquement conçue pour être écoutée le corps en mouvement (même s’il y a des pauses dans la promenade). Pour une œuvre de fiction, cela peut être déstabilisant. Car, si l’esprit est invité à pénétrer dans un univers fictionnel, l’attention reste mobilisée pour bien respecter le parcours et assurer notre sécurité. D’autre part, l’écoute va de pair avec l’observation des lieux, il y a une correspondance entre le visuel et le sonore, mais il n’est pas possible de savoir ce que le promeneur écoutant va regarder au moment de l’écoute. Celui-ci reste maître des associations qu’il fait. Cela conduit à un jeu de cache-cache infini entre les sons donnés à entendre et les images du réel. L’exemple le plus évident est la présence-absence des personnes qui ont prêté leur voix à la fiction. Elles sont d’une certaine manière hyperprésentes, leurs voix s’adressent directement au public, de façon parfois très intime, mais en même temps, les corps physiques de ces narrateurs sont absents lors de l’écoute. Le public, accoutumé à cette convention, ne s’attend pas à les voir, mais pour d’autres sons, la relation à la causalité sonore est plus trouble. Le bruit d’un cheval peut ainsi laisser supposer qu’un équidé va vraiment surgir d’un tunnel (un auditeur confiait d’ailleurs avoir eu peur en entendant ce son). De la même façon, le promeneur écoutant qui entend les gymnastes s’entraîner et parler peut se demander si elles vont apparaître devant lui.
La réalité est visuelle mais aussi sonore : les sons du réel se mêlent à ceux de la fiction et la perception des lieux s’en trouve modifiée. Le public est troublé. Lors des écoutes collectives, j’ai pu me rendre compte qu’il était parfois incapable de savoir si les sons provenaient de la fiction ou du réel. C’est particulièrement le cas des sons de train. Car pendant l’écoute, le monde continue de tourner et les sons réels de train, notamment ceux qui transportent des marchandises, se mêlent à ceux qui ont été enregistrés. Cette confusion provient bien entendu de la difficulté de localiser la source d’un son, dans la vie réelle comme lors d’une séance d’écoute. Ce phénomène est parfois appelé « flou causal » (Chion, 1998: 112). On imaginerait que la texture des sons, différente selon que celui-ci soit enregistré et écouté à travers un casque ou que sa source soit bien présente dans notre réalité immédiate, pourrait permette de faire la distinction entre les deux, mais ce n’est pas toujours ce que j’ai observé. C’est sans doute aussi en raison de l’impossibilité de produire un « cadre sonore des sons » (Chion, 1998: 37), et de « l’effet masque » :
C’est l’un des aspects les plus frappants d’une dissymétrie profonde entre les deux sens auditif et visuel, dissymétrie qui découle logiquement de la nature des signaux sonores (se dispersant dans l’espace), nature qui ne permet pas de se focaliser sur un son en oubliant les sons simultanés et contigus. (35)
On pourrait penser que l’écoute d’une fiction dans l’espace public telle que nous l’avons réalisée, et qui est une écoute qui ne se fait qu’avec un casque, favoriserait la discrimination entre les sons enregistrés et les sons réels, mais il n’en est rien. Grâce au casque, « on a pour ainsi dire la tête occupée, en plus de ses propres réflexions et sentiments, par un monde sonore second qui se surimpressionne, sans l’annuler, au décor sonore réel et présent » (127). On peut alors aisément comprendre qu’à l’issue d’une séance d’écoute, certaines personnes, comme étourdies, semblent sortir d’un rêve dans lequel elles se seraient blotties.