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Dossier sous la responsabilité de
Martha Langford
Vincent Lavoie

Lors de l’édition 2015 du Mois de la Photo à Montréal, le commissaire invité Joan Fonctuberta remarquait que la première apparition de la « post-photographie » dans un texte théorique datait de 1988, alors que le terme était employé par l’artiste et auteur David Tomas (Bors). Depuis, la post-photographie occupe une place de plus en plus importante dans les études photographiques : remarquons que la première édition du livre de Martin Lister The Photographic Image in Digital Culture, de 1995, contient un texte de Kevin Robins qui fait déjà état de l’obsession de l’époque pour le terme, qui, au-delà d’un indicateur du passage de l’analogique au numérique, en est venu à désigner à la fois une périodisation historique (l’ère post-photographique) et une culture paradigmatique de l’image, qui impose à toute représentation certaines conditions d’intelligibilité (le post-photographique comme catégorie sémantique, par opposition au photographique kraussien). 

Est-ce que la récurrence de la post-photographie dans les trois dernières décennies installe obligatoirement une ère ou une culture du « post-photographique »? Il apparaît essentiel d’interroger la persistance du paradigme post-photographique dans les études photographiques contemporaines, persistance qui laisse deviner une anxiété généralisée sur le statut de l’image photographique. Après avoir identifié la nature de cette anxiété post-photographique, il s’agira d’identifier quelques problèmes qui résultent de l’usage de ce terme dans les études photographiques actuelles. Nous en arriverons à questionner l’établissement d’une coupe franche entre le « photographique » et le « post-photographique », pour proposer la philosophie de la technique comme un champ d’étude qui permet de reconsidérer une « expérience critique des objets » (Osborne: 60), de questionner l’historicisation des discours actuels sur la photographie et de privilégier une approche globalisée qui tiendrait simultanément compte de la photographie et de la post-photographie. 

Si anxiété devant l’image il y a, où se place-t-elle et que désigne-t-elle? Dans un article de 2010, le philosophe Peter Osborne (63) avance que l’anxiété photographique actuelle se loge dans l’écart entre le moment de la capture de l’image, maintenant défini comme « la traduction en code binaire d’une distribution d’intensités de lumière captées par le senseur », et la consultation de l’image, alors que cette dernière vient au regardeur par « la production [et la lecture par un dispositif] d’un code binaire ». Cet écart indique une scission dans la continuité photographique, alors que « l’homogénéité de matière entre les choses et les images » se brise pour laisser place à la « conversion de la matière en image » (Rouillé). C’est dans cette « disjonction » (Osborne: 63) que se logerait la panique de la post-photographie, qui implique qu’« il n’est plus possible de croire qu’une photo représente un objet spécifique situé à un lieu spécifique à un moment spécifique » (Lipkin: 9). Pourtant, comme le remarque assez justement Peter Osborne, cette anxiété du regardeur n’est pas exclusive à la photographie numérique : il s’agit plutôt d’une anxiété errante, qui s’est « accrochée à la photographie numérique » puisqu’elle la comprend « comme un site culturel qu’elle doit investir, de par son importance sociale mais également de par l’incertitude courante quant aux diverses fonctions documentaires de la photographie » (Osborne: 63). 

L’anxiété de l’image photographique témoigne ainsi d’une crise du réel dans les sociétés actuelles; cette crise s’expliquerait par le « caractère abstrait des liens sociaux dans les sociétés qui se fondent sur des rapports d’échange » (Osborne: 64). Osborne se rapporte aux phénomènes de l’économie mondiale pour faire se confronter deux définitions du « réel ». D’une part, il comprend le réel comme ce qui est matériel, ce dont nous pouvons faire l’expérience tangible en tant que sujet. Le réel désigne ici ce qui a le statut d’objet. D’autre part, le réel chez Osborne est compris comme ce qui est déterminant, comme ce qui agit sur quelque chose : la valeur de réalité d’un objet a moins à voir avec son aspect proprement matériel, et plus à avoir avec la causalité qui lui est implicite, sa capacité à s’inscrire dans un processus déterminant. L’auteur prend comme exemple la crise financière de 2008. Pour lui, c’est justement le capital financier, perçu par certains comme irréel puisqu’essentiellement abstrait et intangible (et inaccessible à la grande majorité des citoyens) qui a la plus grande valeur de réalité, puisque c’est ce capital financier qui a eu le plus d’effet sur l’économie mondiale et sur la vie des citoyens. 

Tel que le pose Osborne (64), la photographie devient un motif-clé pour réfléchir les rapports au réel présupposés dans l’économie des sociétés du XIXe, XXe, et XXIe siècles, tels qu’ils se projettent dans les projections imagières de ces mêmes siècles. La théoricienne Catherine Belsey postule que les productions culturelles, dès la fin du XVIIIe siècle, mettent en place un « expressive realism », défini comme un alliage entre « the Aristotelian conception of art as mimesis » et « the new romantic conviction that poetry, as the “spontaneous overflow of powerful feelings”, exprimait les perceptions et émotions d’une “person posessed of more than organic sensibility” » (7). Il n’est pas anodin que cette forme de réalisme se déploie en même temps que le capitalisme industriel, à la fin du XVIIIe siècle, et qu’elle trouve une de ses incarnations les plus probantes dans la photographie, conçue elle aussi comme le désir d’enregistrement automatique de la nature, canalisé dans et par son expérience subjective (Talbot). L’existence actuelle de l’image, affectée par le « potentiel d’une multiplication infinie de ses visualisations » (Osborne: 60), confirme un état de crise du réel, déjà pressenti par Andy Grundberg à la fin des années 1980. Cet état de crise est réfléchi par le certain degré d’abstraction auquel semble opérer l’économie et le politique, degré d’abstraction qui suit le passage d’une économie industrielle, centrée autour de la production d’objets tangibles, à une économie de l’information, donc intangible (Goldfinger). 

Cette double valeur du réel est le nœud du débat entourant la post-photographie depuis les années 1990, puisque ce sont justement les dimensions « matérielles » et « déterminantes » du réel qui se confrontent dans la photographie numérique. Malgré les transformations radicales encouragées par l’omniprésence des réseaux numériques de partage des images, la chaîne d’opérations photographiques déterminantes existe toujours, sous sa forme plus ou moins traditionnelle : la production d’une image, sa mise en circulation, sa réception par le regardeur. C’est plutôt le rapport au matériel, alors que nous passons du grain au pixel, de la surface photosensible au code binaire, qui sort changé de l’ubiquité numérique. Or, le problème de cette double valeur du réel ne peut être abordé sans réinvestir le concept de la technique en photographie, puisqu’il s’agit du premier endroit où se rencontrent les aspects matériels (les dispositifs utilisés) et déterminants (la manière dont l’image vient à nous) de la photographie. Il ne s’agit certes pas de plaquer d’anciennes théories technocentristes sur la photographie contemporaine ou de retourner à un mode de réflexion qui ne serait plus critique envers la portée idéologique de la photographie. Il s’agit plutôt d’envisager la photographie actuelle en continuité avec son histoire, en dialogue avec celle-ci; de revoir la façon par laquelle nous envisageons la photographie en s’assurant de ne pas faire des changements techniques le seul vecteur par lequel comprendre la photographie. 

Cette approche transhistorique servira à nuancer certains effets d’une approche qui serait strictement post-photographique; notamment, elle nous permettra de contrer l’effet présentiste (Hartog) de la post-photographie, de redonner une voix aux usagers qui produisent du contenu photographique et qui sont généralement absents du débat sur la post-photographie et de démontrer que la portée sociale de la photographie actuelle n’est pas si distincte de celle fantasmée au XIXe siècle. D’abord, la récurrence du post-photographique indique une frénésie de la théorie contemporaine pour le moment révolu, un désir constamment assouvi de distinguer temporellement ce qui se fait maintenant de ce qui se faisait auparavant, de réfléchir le contemporain par opposition à l’ancien. Cette frénésie se rapproche du « présentisme » employé par François Hartog pour mieux définir le régime d’historicité qui serait caractéristique de notre époque, un « présent qui se dresse contre le passé » (Hartog: 152). Pour utiliser un exemple près des études photographiques, dès The Reconfigured Eye de William J. Mitchell, les théoriciens insistent sur la séparation entre la photographie, mise à mort par l’arrivée des techniques d’imagerie numérique, et la post-photographie, qui serait le résultat de cette mort. Or, cette tendance au « rejet de l’histoire » semble peu productive pour le cas qui nous occupe, puisque la photographie se doit d’être considérée non pas uniquement comme un phénomène récent, mais en tenant compte de sa construction historique. 

L’utilisation du terme « post-photographie » opère également une distinction nette entre un groupe restreint de spécialistes et un réseau étendu d’amateurs; alors que les premiers seraient aptes à réfléchir le post-photographique, les derniers considèrent encore leur pratique comme simplement « photographique ». On peut constater cette persistence de la photographie dans le vocabulaire utilisé dans les médias sociaux pour désigner les images qui seront mises en ligne par ses utilisateurs. Dans la version la plus récente de l’application iOs de Facebook, on invite les usagers à mettre en ligne non-pas des « pictures » ou des « images », mais des « photos ». Même chose sur l’application mobile du site de partage Flickr, qui propose aux usagers de mettre en ligne non pas du contenu, mais des photos et des vidéos. Autrement dit, le post-photographique n’est qu’un outil théorique, alors qu’il nous concerne toutes et tous. À cet effet, Daniel Rubinstein considère que « tous les usagers et les producteurs de l’image doivent prendre part à un dialogue sur la manière dont les images sont manufacturées, interprétées, distribuées, classées et sur les idéologies qui sont inhérentes à ces processus » (Rubinstein: 141). Si les pratiques photographiques actuelles en viennent à interroger l’indistinction entre pratiques artistiques et pratiques amateures1, cette indistinction devrait aussi avoir une portée sur le vocabulaire utilisé et sur nos débats. Alors qu’il devrait encourager une reconsidération des distinctions entre professionnels et amateurs qui ont été mises en place dès le XIXe siècle — et confirmées par la popularité d’Eastman Kodak (Brunet), le déploiement discursif du post-photographique reprend essentiellement les hiérarchies établies proposées par le récit historique de la photographie. Est-ce qu’investir un autre concept pour réfléchir l’acte photographique qui a cours aujourd’hui a pour effet pervers de maintenir une distinction entre ceux qui pratiquent la photographie et ceux qui la pensent? 

Finalement, c’est l’usage répété du terme depuis la fin des années 1980 qui pose problème, alors que la photographie a subi depuis l’arrivée des réseaux sociaux une sorte de « deuxième révolution numérique » qui a moins à voir avec une nouvelle incarnation technique qu’avec la confirmation de la portée sociale du contenu photographique (Lister, 2013: 4). Cette deuxième révolution établit un parallèle clair avec les pratiques de la photographie aux XIXe et XXe siècles, alors que l’on souhaitait une diffusion et une circulation en masse de la photographie. Si les sites où circule la photographie changent, la portée sociale de celle-ci en sort indemne. Cela démontre que la photographie ne peut plus se concevoir comme un objet fermé, mais doit être considérée comme un flux constant entre sujets et objets, en constante renégociation. Les nouveaux dispositifs de consultation des images numériques, qui génèrent les images fixes et en mouvement par le même code binaire, nous encouragent déjà à dé-objectifier les images — c’est-à-dire à réfléchir la particularité des images autrement que par leurs spécificités techniques ou par leur existence en tant qu’objet fermé ou fixé; c’est-à-dire à privilégier une mise en commun des images.

Toutefois, cette approche ne souhaite pas diminuer les bons coups de la post-photographie; notamment une propension à penser l’image de manière critique. Il s’agirait plutôt de réunir deux modes de pensée de la photographie qui ont été maintenus à distance par la scissure post-photographique. Bien que les techniques de production des images photographiques aient considérablement changé depuis le XIXe siècle, il est toujours possible de parler d’une technologie nommée photographie. La notion de technologie est utilisée pour désigner une sorte de dispositif par lequel divers acteurs du champ photographique seraient à même de moduler et de réfléchir la photographie. Il est important d’insister sur l’utilisation du mot technologie plutôt que technique ou médium, puisque ce mot a une portée théorique importante. Les théories de Martin Heidegger sur la technique, et plus spécifiquement « La question de la technique », publié pour la première fois en 1954, serviront de guide à cette réflexion. 

L’utilisation des théories de Martin Heidegger pour réévaluer la place de la photographie (et de la post-photographie) dans les sociétés actuelles peut paraître curieuse, même si on assiste actuellement à une résurgence de la pensée heideggérienne pour réfléchir l’histoire et la pratique de l’art (Boetzkes et Vinegar; Lack; Sholtz). Heidegger ne parle jamais explicitement de la technique photographique dans ses textes et il semble que, suivant l’apparente indifférence qu’il porte dans ses écrits à toute forme de technicité2 et sa préférence marquée pour les manifestations artistiques et culturelles de l’Antiquité gréco-romaine ou de la poésie romantique allemande (Heidegger, 2002), il en aurait eu peu à dire. 

Pourtant, « La question de la technique » d’Heidegger s’avère être une lecture d’intérêt pour ceux qui réfléchissent à l’imagerie numérique (computational imaging) sous toutes ses formes. Heidegger propose une articulation entre modernité, représentation et sujet humain qui nous permet de repenser de manière critique les limites de la photographie en tant que représentation essentiellement moderne. Daniel Rubinstein et Katrina Sluis résument simplement l’argument principal de Die Zeit des Weltbildes, qu’ils lient aux fondements de la métaphysique de René Descartes. Pour Heidegger, « l’essence de la modernité est inaugurée par deux évènements interreliés; le monde devient une image et l’être humain devient un sujet » (Rubinstein et Sluis: 25). Dès lors, dans la « conquête du monde comme image » (Heidegger, 2000: 134), « la représentation perd de sa valeur mimétique et phénoménologique pour ne devenir que la garantie d’une vérité »; elle en viendra « à établir la capacité qu’a un sujet humain, en tant qu’être rationnel, de représenter le monde comme objet […] tout en limitant l’habileté de ce même sujet à ne connaître le monde que par ce qui peut y être rationnellement représenté » (Rubinstein et Sluis: 25-26). La pensée critique d’Heidegger sur la modernité expose la rigidité des rapports entre sujet et objet, alors que le monde devient calculable, scientifique et que l’homme rapporte à lui tout ce qui est en le représentant plutôt qu’en l’appréhendant (Heidegger, 2000: 131). 

Heidegger considère la technique comme une question centrale à la philosophie, à la connaissance et à la compréhension du monde. Dans « La question de la technique », il cherche à évacuer la dimension proprement instrumentale de la technique en tentant de dégager l’essence de la technique, faisant d’elle une catégorie philosophique à part entière. Les exemples de techniques évoqués par Heidegger sont très variés et permettent de se faire une idée de sa définition élargie du terme : l’auteur considère à la fois l’agriculture et le barrage hydroélectrique comme des techniques, tout comme la production artisanale d’objets ou le moulin à vent (Heidegger, 2000). Les techniques ne sont donc pas circonscrites à une période historique particulière; elles comprennent toutes sortes de systèmes organisés avec lesquels l’humain entre en rapport avec le monde physique qui l’entoure. 

Le texte d’Heidegger propose de considérer la technique non pas comme un objet formé, comme une simple finalité, mais plutôt comme un mode d’existence, un système, une façon de réunir et de considérer l’expérience humaine (Heidegger, 2000: 6). Pour Heidegger, toute technique est plus qu’un instrument ou un moyen; elle est une façon d’établir un rapport causal au monde qui (r)apporte quelque chose à l’expérience humaine. La pro-duction (bringing-forth) essentielle à chaque technique a une fonction spécifique. Toutefois, ces fonctions varient selon le mode historique dans lequel elles se déploient. Pour l’ère pré-moderne, le rôle d’une technique n’est pas seulement de fabriquer ou de construire, mais plutôt de révéler, de dévoiler (revealing, aletheia) (Heidegger, 2000: 11-12). Révéler, chez Heidegger, c’est prendre conscience de l’existence véritable d’un objet dans l’acte de son dévoilement en dehors de la conscience humaine; c’est l’attribution d’un sens (presencing) à son existence matérielle (Heidegger, 2000: 5). La technique est donc la mise en place d’un dispositif qui permet de prendre usage et de révéler l’existence des objets dans le monde physique. Le dévoilement d’un objet en dehors des limites de la conscience humaine rappelle évidemment la rhétorique déployée par les premiers photographes pour décrire les procédés qu’ils ont développés. William Henry Fox Talbot, dans The Pencil of Nature, insiste sur ces formes « imprimées par la main de la nature », « sans aide du crayon de l’artiste », révélées par la technique; François Arago, dans son Rapport sur le daguerréotype, mentionne les tableaux découverts pendant la campagne napoléonienne d’Égypte de 1798, détruits, dont on aurait l’image si la technique photographique avait été alors inventée et déployée. 

Cette perception fondamentalement optimiste de la technique comme mode de révélation chez Heidegger est ensuite nuancée par une étude de différentes technologies modernes qui établissent un rapport plus coercitif avec la nature de laquelle elles dépendent pour fonctionner. La technique moderne impose un rapport au monde qui défie la nature en lui demandant d’être inépuisable; elle implique un contrôle des ressources qu’Heidegger ne remarque pas dans les techniques pré-modernes. Le danger de la technique moderne, pour Heidegger, réside dans le fait que la nature y est interprétée comme une source de pouvoir intarissable, qu’il ne semble pas y avoir de fin à cette utilisation instrumentale du monde naturel comme source de pouvoir. À cet égard, la photographie peut être comprise comme une technique moderne : on peut l’envisager comme un système mécanique qui a pour effet d’encadrer (enframing) littéralement le monde dans le but d’y appliquer un certain pouvoir coercitif. L’ubiquité de l’image photographique dans les sociétés modernes, de plus en plus flagrante avec l’arrivée des dispositifs technologiques de consultation des images numériques, agit comme une réserve effective3, alors qu’on observe une accumulation des représentations qui ont pour effet de démontrer le contrôle qu’exerce l’humain sur son environnement. Cette réserve implique que le cycle de production et de diffusion de l’image photographique, une chaîne d’actions sans fin, ne pourra jamais s’arrêter, qu’elle se poursuivra jusqu’à un déséquilibre irréversible de la nature. 

Dans cette accumulation photographique, rien ne garantit l’utilité ou la fonction réelle de toutes les images qui sont produites; les représentations sont faites puisqu’il semble n’y avoir aucune limite physique à appliquer à leur capacité de production. Ce phénomène s’observe particulièrement avec l’arrivée d’Instagram et de Snapchat, des réseaux sociaux basés sur la production photographique qui génèrent une quantité de représentations photographiques quotidiennes qu’il semble impossible de calculer sans l’aide de la visualisation de données. Les spécialistes des technologies de l’information et du marketing, en parlant des images particulièrement efficaces qui circulent dans ces médias sociaux, n’hésitent pas à les qualifier de virales, terminologie qui évoque — probablement sans le vouloir — le danger potentiel de la représentation qui rappelle le problème de la technologie moderne selon Heidegger. En accordance avec les théories d’Heidegger, la photographie, qu’elle soit argentique ou numérique, peut être comprise comme une machinerie moderne qui instrumentalise la nature pour y exercer un certain contrôle, l’Enframing ou Gestell, qui l’oriente vers la perspective strictement humaine, dans laquelle la conscience humaine se place au-delà de tout objet (Heidegger, 2000: 19). Cet enframing, qui peut effectivement se traduire par cadrage, rappelle évidemment le découpage de l’espace réel dans l’acte photographique (Dubois: 169). 

Afin de mieux comprendre la portée des théories d’Heidegger sur la photographie actuelle, j’aimerais considérer une image de la série An American Index of the Hidden and Unfamiliar (2004-2007), de l’artiste contemporaine américaine Taryn Simon. An American Index réunit 62 photographies, toutes accompagnées de légendes explicatives rédigées avec soin par l’artiste (Simon, 2008). À première vue, le travail de Simon se distingue des images analysées par les théoriciens ou sélectionnées par les commissaires qui s’intéressent à la post-photographie, qui ont tendance à privilégier des cas de figure qui intègrent explicitement les stratégies techniques de la post-photographie dans leur démarche : par exemple, l’utilisation des réseaux sociaux, la manipulation numérique des images ou le signalement de la dématérialisation de l’image en régime actuel. Par opposition, le travail de Simon peut paraître anti-post-photographique, puisqu’il rappelle les pratiques photographiques du XIXe ou du XXe siècle : recours au procédé argentique, utilisation de la chambre pour les prises de vue, grands tirages chromogènes accrochés dans l’espace de la galerie. 

Pourtant, le travail de Simon est tout autant post-photographique, et ce de deux manières distinctes. D’abord, c’est l’expérience de son travail par le regardeur qui est post-photographique, puisque l’American Index n’est pas rendu public que par sa présentation dans l’espace muséal. À l’instar de la grande majorité des photographies produites actuellement, il circule autrement : sur les Tumblrs et les blogues ou sur le site web de l’artiste, par exemple. Si son premier mode de déploiement imite celui privilégié par les photographes des deux siècles précédents, il n’est plus le seul garant de sa visibilité. Ensuite, il démontre l’importance de l’« après-photographie » dans le projet de l’artiste. Effectivement, l’artiste propose plus qu’un objet : elle installe un dispositif alliant image et texte, par lequel elle rend visible des photographies. Le texte qui accompagne les images interfère avec la lecture que le regardeur pourra faire des représentations photographiques présentes dans l’exposition. Le référent textuel chez Simon, en apparence détaché et objectif, se déploie et occupe plusieurs fonctions complémentaires à celles de l’image photographique : il complète et précise l’information visuelle, donne un sens particulier à l’image, confirme ou infirme des impressions, situe subtilement le rapport de l’artiste au site photographié, propose des pistes de réflexion aux visiteurs. Un parallèle se dresse entre l’utilisation de textes dans l’espace de la galerie par Simon et la présence des textes qui accompagnent les représentations photographiques dans le cyberespace; ces textes compliquent la question de l’autorité photographique et indiquent que l’ambiguïté est une condition fondamentale de la photographie contemporaine. Cette ambiguïté confirme que « tout potentiel d’agentivité politique [de la photographie] dépend de la possibilité d’une multitude d’interprétations », ce qui privilégie une lecture aesthétique — ou du moins aartistique — de la photographie contemporaine (Rubinstein et Sluis 2013). Ce sont donc à la fois les aspects proprement photographiques et post-photographiques de la représentation imagière, unis dans ce projet de Simon, qui en font un cas d’étude particulièrement riche. 

Au cœur du projet de Simon, on trouve une volonté de révéler par la photographie divers sites américains qui ont été rendus invisibles par la culture américaine dominante. Un texte sur l’artiste explique :

In An American Index of the Hidden and Unfamiliar, Taryn Simon compiles an inventory of what lies hidden and out-of-view within the borders of the United States. She examines a culture through documentation of subjects from domains including: science, government, medicine, entertainment, nature, security and religion. Confronting the divide between those with and without the privilege of access, Simon’s collection reflects and reveals that which is integral to America’s foundation, mythology and daily functioning. (Simon.)

Un aperçu du travail de Simon permet de constater que l’invisibilité du site est un motif récurrent de la culture américaine. Les projets photographiques de Simon ont pour effet de figurer un corps commun, unifié par le thème choisi, tout en marquant très clairement les distinctions et le partage de l’espace dans ce corps. À travers la mise en commun des projets de Simon se dessine l’Amérique, une formation politique et sociale modelée par une culture distincte, un concept de nation, un système de justice, un contrôle frontalier et des récits fondateurs. En présentant dans ses photographies ce qui est à l’écart, ce qui est fautif, ce qui est interdit, Simon renforce la présence de ce corps collectif, montrant qu’il se définit tout autant par ce qu’il rejette ou ce qu’il cache que par ce qu’il célèbre ouvertement. 

Dès lors, la photographie est utilisée par Simon dans sa fonction de révélation de l’ordre policier symptomatique de l’Amérique contemporaine. Y est révélée la capacité qu’ont les organismes privés et publics américains à déterminer « l’existence d’un commun et les découpages qui y définissent les places et les parts respectives » (Rancière, 2011: 12) de chacun. C’est ainsi que le projet de Simon prend une dimension politique plutôt que simplement policière, puisqu’il s’y fixe un partage du sensible (Rancière, 2000) œuvrant à exposer et à (potentiellement) renverser l’ordre policier mis en place. L’Index devient « un mode de manifestation qui défait les partages sensibles de l’ordre policier [la police] par la mise en acte d’une présupposition qui lui est par principe hétérogène, celle d’une part des sans-part » (Rancière, 1995: 53-4). 

Taryn Simon, Nuclear Waste Encapsulation and Storage Facility, Cherenkov Radiation Hanford Site, U.S. Department of Energy Southeastern Washington State (2007) 
Tiré de la série An American Index of the Hidden and Unfamiliar, 2007 
Framed archival inkjet print and Letraset on wall | 94.6 x 113.7 cm 
Photo | 1045 x 809 px 
Avec l’aimable permission de l’artiste

 

Submerged in a pool of water at Hanford Site are 1,936 stainless steel nuclear waste capsules containing cesium and strontium. Combined, they contain over 120 million curies of radioactivity. It is estimated to be the most curies under one roof in the United States. The blue glow is created by the Cherenkov Effect or Cherenkov radiation. The Cherenkov Effect describes the electromagnetic radiation emitted when a charged particle, giving off energy, moves faster than light through a transparent medium. The temperatures of the capsules are as high as 330 degrees Fahrenheit. The pool of water serves as a shield against radiation; a human standing one foot from an unshielded capsule would receive a lethal dose of radiation in less than 10 seconds.

Hanford is a 586 square mile former plutonium production complex. It was built for the Manhattan Project, the U.S.-led World War II defense effort that developed the first nuclear weapons. Hanford plutonium was used in the atomic bomb dropped on Nagasaki in 1945. For decades afterwards Hanford manufactured nuclear materials for use in bombs. At Hanford there are more than 53 million gallons of radioactive and chemically hazardous liquid waste, 2,300 tons of spent nuclear fuel, nearly 18 metric tons of plutonium-bearing materials and about 80 square miles of contaminated groundwater. It is among the most contaminated sites in the United States.

Voici la première image de Simon qui se trouve dans la monographie consacrée à l’American Index (Simon, 2008: 18)4. La photographie s’intitule Nuclear Waste Encapsulation and Storage Facility, Cherenkov Radiation, Hanford Site, U.S. Department of Energy, Southeastern Washington State. Hanford, situé dans un désert du sud-est de l’état de Washington, est un site d’exploitation et de recherche sur le nucléaire construit en 1943, connu pour avoir produit la majorité du plutonium de la bombe nucléaire larguée par l’armée américaine sur la ville de Nagasaki en 1945 (Simon, 2008: 18). 

Dans la légende qui accompagne la photographie, Simon explique que le bâtiment photographié, qui sert à l’encapsulation et à la gestion des déchets, abrite « 1936 capsules de déchets nucléaires » submergées dans un bassin d’eau, capsules qui cumulent « plus de 120 millions de curies de radioactivité » (Simon,2008: 18). La lueur bleue qui se dégage des capsules est due à l’effet Cherenkov, « qui désigne la radiation électromagnétique émise lorsqu’une particule chargée, en dégageant de l’énergie, voyage plus vite que la lumière lorsqu’insérée dans un médium transparent ». Après ces quelques explications, Simon mentionne que le bassin d’eau « agit comme un bouclier contre la radiation », alors qu’un « homme qui se tiendrait à un pied d’une capsule à découvert recevrait une dose fatale de radiation en moins de 10 secondes ». Elle termine son texte en indiquant qu’« Hanford est parmi les sites les plus contaminés des Etats-Unis » (Simon, 2008: 18). 

Difficile de trouver meilleure illustration que cette photographie de Taryn Simon de ce qu’Heidegger qualifie, dans un passage de « La question de la technique », de « dévoilement moderne », cette « pro-vocation [Herausfordern] par laquelle la nature est mise en demeure de livrer une énergie qui puisse comme telle être extraite [herausgefördert] et accumulée » (Heidegger, 1958). De plus, Simon utilise une technique photographique argentique, une chambre avec trépied et de grands négatifs pour obtenir des images ayant de hauts niveaux de détail. Cette présence du dispositif moderne de prise de vue qu’est la chambre amplifie l’aspect d’extraction de la nature évoqué par Heidegger, alors que les appareils de prise de vue photographique sont mis en charge de participer à l’accumulation, au collectionnement et à la classification des représentations aux XIXe et XXe siècles. En effet, cette photographie exposerait pour Heidegger l’essence dangereuse du dévoilement de la technique et de la science moderne, alors que sont mis en place des espaces, des réseaux et des dispositifs qui libèrent, transforment, accumulent, répartissent et commuent de façon déterminée l’énergie naturelle, pour en faire un réservoir, un fonds, une réserve effective (Heidegger, 1958). En insistant à la fois sur une compréhension scientifique de l’énergie nucléaire et sur le risque réel que porte ces déchets pour la vie humaine, l’image — et le texte qui l’accompagne — révèlent ainsi « l’essence de la technique moderne » comme « danger suprême », qui « met l’homme sur le chemin de ce dévoilement par lequel, d’une manière plus ou moins perceptible, le réel partout devient fonds » (Heidegger, 1958). 

Évidemment, dans l’exemple des déchets nucléaires, l’aspect de révélation du projet de Simon est traité dans son sens le plus tautologique. Le nucléaire, énergie moderne, est dangereux; par la photographie, Simon expose le (et s’expose au) danger et illustre par l’acte photographique l’ampleur des implications de cette technique moderne sur notre monde. L’efficace de la photographie serait ici comprise comme un acte de révélation en lui-même, comme un témoignage du réel rapporté au regardeur, qui lui permettrait de constater la vérité telle qu’elle est mise en image par l’artiste. L’artiste entendant dévoiler les espaces cachés qui constituent les bas-fonds de l’Amérique contemporaine, un parallèle se trace rapidement entre sa démarche et la réflexion heideggérienne sur la révélation comme mode de vérité.

Comme plusieurs sites « révélés » par l’artiste démontrent les dangers de l’application des techniques modernes sur le monde naturel, il pourrait être tentant de faire du travail de Simon l’illustration artistique des postulats heideggériens sur la technique moderne. Il pourrait être tentant, pour arrimer les théories d’Heidegger au découpage historique de la photographie, de situer la post-photographie en continuité de cette interprétation pessimiste de la technique moderne instaurée par Heidegger dans « La question de la technique ». L’attrait des théories d’Heidegger est justement qu’elles permettent de sortir d’un historicisme causal et rigoureux, de réunir les conditions matérielles et idéologiques de la photographie et de réfléchir à sa capacité de tous nous faire entrer en rapport au monde, peu importe les conditions de sa technicité.

Ainsi, comme pour Heidegger qui affirme que « la technique n’est pas la même chose que l’essence de la technique » et que « l’essence de la technique n’est absolument rien de technique » (Heidegger 2000, 3-4), l’essence de la photographie étudiée ici est autre chose que strictement photographique, du moins au sens technique. Par exemple, au-delà de la qualité d’image et du traitement qu’il permet, l’utilisation d’un procédé argentique par Simon n’est pas une condition sine qua non de notre compréhension fondamentale de la photographie, puisque le projet de Simon peut tout aussi bien être vu sur des plateformes numériques ou par des reproductions de mauvaise qualité. Cela n’empêche pas le projet de « fonctionner », prouvant plutôt que la technologie photographique ne peut pas se réfléchir uniquement par les outils qu’elle emploie, mais par la façon dont ces outils traduisent un rapport au monde. Autrement dit, ce n’est pas l’utilisation d’un équipement plutôt qu’un autre qui distingue à lui seul le rapport que nous entretenons avec la photographie; c’est plutôt la chaîne d’équipement mobilisée qui est à considérer. Cette chaîne inclut de l’appareil de prise de vue à l’appareil de consultation des images, mais comprend aussi le savoir accumulé, les impressions personnelles, les liens à tisser avec d’autres corpus photographiques. L’essence de ces photographies, pour reprendre la formule d’Heidegger, a plutôt à voir avec notre rapport technologique au monde, avec notre façon de nous représenter et de reproduire ce qui nous entoure. 

Il y a une autre façon d’envisager la photographie selon les théories d’Heidegger. J’avance l’hypothèse d’une photographie comme une technologie de « pro-duction » (bringing-forth, Her-vor-bringen) (Heidegger, 1958). Cette hypothèse s’inspire de la dernière partie de « La question de la technique », où Heidegger propose la poiesis comme moyen d’échapper à l’enfer de la machine moderne. La technologie, qui se rapproche de la tekhné pré-moderne décrite dans le texte d’Heidegger sans pour autant nier la place de la technique moderne dans la conception des sociétés contemporaines, serait ainsi comprise comme un mode d’activation pour une interprétation renouvelée du monde naturel (physis), plus près de ce qu’Heidegger identifie de manière positive comme aletheia, ou dévoilement (Heidegger, 1958). Il s’agit de développer un modèle opératoire pour réfléchir la photographie contemporaine de manière holistique et mouvante, en considérant à la fois son existence comme forme esthétique, comme représentation politique et comme dispositif de la culture visuelle, soulignant sa possibilité d’être, en tant que technologie, à la fois redevable de la technique moderne et d’une tekhné qui serait pré-moderne. Ainsi, penser la photographie comme technologie permet d’envisager son étude transhistorique. 

À cet effet, il apparait essentiel de retourner à la photographie du bassin de déchets nucléaires d’Hanford faite par Taryn Simon pour mieux y situer l’acte poiétique. Se fiant au principe du lieu invisible révélé par la démarche du photographe, exacerbé ici par le discours du danger de l’acte et de la rareté de l’image installé dans le texte rédigé par Simon, le public pourrait croire qu’il est difficile, voir impossible, de trouver d’autres images du centre de traitement des déchets nucléaires d’Hanford. L’artiste s’étant vraisemblablement exposé héroïquement à un danger potentiel pour obtenir l’image, quel autre photographe risquerait sa vie pour dévoiler une image aussi rare au public? Pourtant, le Département américain de l’Énergie dispose, sur son site web dédié au centre d’Hanford, d’une banque d’images facilement consultable, reliée à un moteur de recherche qui permet de trouver rapidement la photographie de l’un ou l’autre de ses bâtiments. Une recherche récente indique quatorze pages de galeries d’images, classifiées par bâtiment ou par projet. Certaines de ces images datent des débuts de la construction du site, alors que les images plus récentes laissent voir des conférences de presse ou des démonstrations de ce que les employés sont appelés à effectuer dans le cadre de l’exercice de décontamination d’Hanford. Le texte de présentation du moteur de recherche insiste même sur l’accessibilité de ses images au public, allant jusqu’à demander sa collaboration pour fournir la banque d’images en nouvelles photographies : 

The Department of Energy’s Photo Gallery consists of collections of photographs relevant to the history, operation, and clean up of the Hanford Site in Richland, Washington. These photo collections can be easily paged through, searched, downloaded, and printed. If, as viewing these galleries, you have additional information on people or places, you can submit that information on the “Contact Us” link below. If you have related photographs and would like to submit them for inclusion in these collections, you can submit your digital image from the “Share Your Hanford Images” link below. (U.S. Department of Energy 2016.) 

En utilisant le mot-clé « encapsulation » pour mener une recherche d’images, on obtient dix-neuf photographies de l’intérieur et de l’extérieur du bâtiment en question, dont huit images de l’intérieur du bassin photographié par Simon. Voici l’une de ces images.

Photographe inconnu, BRC 7.14.10 046.jpg (2010) 
Fait partie de l’album Blue Ribbon Commission Visit (4195FA23-4F9C-4505-B4D5-CCAD20358BA9), 2010 
Épreuve numérique | 2144 x 1424 px 

Visitors to Hanford's Waste encapsulation and Storage Facility got to see a glimpse of the capsules in storage inside the facility. The visit to WESF was part of the President's Blue Ribbon Commission on America's Nuclear Future visit to Hanford on July 14, 2010.

On pourrait rapidement convenir que l’image prise par Simon, puisqu’elle démontre un souci esthétique dans le cadrage et la composition qui semble absent de l’image du photographe inconnu, serait à même de porter la charge de la poiesis telle que décrite par Heidegger. BRC 7.14.10 046.jpg, quant à elle, est perçue comme strictement cohérente puisqu’elle résulte d’une opération de recherche utilisant des mots-clés descriptifs. Les jugements appliqués à ces deux photographies rappelleraient la description du monde moderne qu’offre Heidegger dans Die Zeit des Weltbildes, un monde où la science et l’esthétique sont conçues comme deux catégories distinctes (Heidegger, 2000: 116). Toutefois, le déploiement d’une technique heideggérienne de pro-duction, qui n’a rien à faire des catégories structurantes qui ne feraient que spécialiser les concepts étudiés en plusieurs domaines, nous permet de sortir des dialectiques art/non-art et spécialiste/amateur dans lesquelles la photographie semble prise depuis son invention, et de considérer la poiesis dans l’interaction entre les images. 

Suivant Heidegger, la technologie n’est pas exclusive aux objets qui appartiennent aux domaines restreints de la poésie ou des arts; n’importe quel objet qui fait partie des champs de la poiesis et de la physis tels que définis dans les écrits de Platon subit cet acte de présentation (Heidegger, 2000: 4). Les objets naturels et culturels sont ainsi comparés sur la même base, et le rapport au monde poiétique qui est traduit par la photographie n’est pas l’effet de la lecture d’une seule image, mais plutôt de la mise en rapport de plusieurs images entre elles. Le concept de technologie nous encourage également à repenser le clivage entre praticiens et théoriciens en postulant que la « pro-duction » est affaire à la fois de matérialité et d’intellect, que la pensée se déploie toujours dans et par l’usage des objets. Finalement, la technologie est un concept éminemment social, puisqu’elle présuppose la mise en rapport avec le monde. 

Taryn Simon, Photographs of secret sites (2009)  
Filmé par TEDGlobal, juillet 2009  
Vidéo | 854 x 480 px, 17 min 32 s  

L’indistinction du contenu photographique semble essentiel à cette réflexion technologique. Les changements causés par l’arrivée de la technologie numérique dans la production et la consommation de l’image photographique ont pour effet de réorienter notre réflexion sur la photographie pour l’éloigner d’un modèle instrumentalisant, où le dispositif est prisonnier de considérations strictement techniques, esthétiques ou économiques. Ce n’est qu’à partir du moment où les représentations photographiques contemporaines seront libérées de leur obligation d’être strictement artistiques que l’objet photographie pourra regagner une certaine existence en tant que technologie. Cela ne veut pas dire que la photographie n’est pas libre de participer à d’autres réseaux ou qu’elle doit s’isoler comme pratique autonome, ou que les représentations photographiques ne devraient pas exister en tant qu’objets artistiques. L’idée n’est pas de rouvrir de vieux débats sur la légitimité de la photographie en tant que représentation artistique, débats qui n’ont aucune utilité dans le cas qui nous préoccupe. Cette nouvelle conceptualisation de la technologie confirme plutôt que la photographie a toujours eu une existence plurielle comme tekhné et que la poiesis n’est pas lot d’une seule image, mais plutôt de l’interaction entre plusieurs régimes d’images. À ce propos, Jacques Rancière affirme : 

[L’]indifférenciation [des techniques] […] implique plutôt une neutralisation qui autorise des transferts entre les fins, les moyens et les matériaux des différents arts, la création d’un milieu propre d’expérience qui n’est déterminé ni par les fins de l’art ni par celles de la technique mais s’organise selon les recoupements nouveaux entre arts et techniques, comme entre l’art et ce qui n’est pas l’art. La multiplication des appareils contribue alors à créer des zones de neutralisation où les techniques s’indifférencient et échangent leurs effets, où leurs produits se présentent à une multiplicité de regards et de lectures, des zones de transfert entre le mode d’approche des objets, de fonctionnement des images et d’attribution des significations. (Rancière, 2008.)

La (re)considération de la photographie comme technologie représente l’ouverture d’une zone à la fois artistique et extra-artistique, d’un autre espace qui n’est pas contextuellement défini : le contexte se dessine à travers l’interaction, par ses propres usagers, des différents éléments techniques et discursifs qui constituent l’objet photographie. Suivant l’argument de Heidegger, si la photographie analogique, une technologie essentiellement moderne, est un exemple de « pro-vocation » (Heidegger, 1958), la photographie numérique pourrait être une « pro-duction » qui matérialise et impose au monde qui nous entoure un certain rapport qui diffère du contrôle moderne décrié par Heidegger. La responsabilité incombera aux différents usagers de la photographie de définir et de situer effectivement la force et la qualité de ce rapport à l’objet photographie. 

  • 1. Cette indistinction se remarque à plusieurs endroits. D’abord, elle se voit chez des artistes qui brouillent délibérément la distinction art/non-art en intégrant des photographies vernaculaires comme matériau dans leur production artistique sans poser clairement la distinction entre ces deux régimes d’images. On la note chez des artistes qui, malgré qu’ils et elles travaillent dans le domaine de la photographie, ne produisent plus d’images — du moins, au sens d’une « capture » de celles-ci. Elle se voit également sur les réseaux sociaux, qui permettent à tous les usagers de se réapproprier le contenu photographique, sans mention du statut original des images choisies par ces mêmes usagers. Les images « artistiques » et « non-artistiques » en viennent à circuler sur le même pied d’égalité, dans les mêmes dispositifs. Remarquons que ces trois exemples ne sont pas exclusifs aux pratiques imagières des dernières décennies et qu’elles se retrouvaient déjà dans l’utilisation de la photographie par les avant-gardes modernes ou dans l’acte de collection des photographies. Cette persistance des usages confirme l’importance d’une étude transhistorique de la photographie.
  • 2. Tous ne s’entendent pas sur la nature du rapport qu’entretient Heidegger avec la technique. Andrew Feenberg qualifie le rapport heideggérien à la technique de dystopique, et remarque : « [Heidegger] développe un discours d’un niveau d’abstraction si élevé qu’il ne peut absolument pas distinguer l’électricité de la bombe atomique, les techniques de l’agriculture de l’Holocauste » (2014: 76). Don Ihde indique quant à lui : « [Heidegger] was the first to raise technology to a central concern for philosophy, and he was among the first to see in it a genuine ontological issue. This is the case in spite of the dominant and sometimes superficial interpretations of Heidegger that see in him only a negative attitude to technology »(2010: 28).
  • 3. Par réserve effective, Heidegger entend le surplus d’énergie naturelle accumulée grâce aux techniques modernes, surplus qui se voit emmagasiné mais non-utilisé.
  • 4. Dans un article récent, Mirna Boyadjian (2015) souligne que cette photographie est aussi la première que l’on retrouve à son exposition au Whitney Museum of American Art, indiquant avec justesse l’importance de cette photographie dans l’imaginaire du projet de Simon.
Pour citer

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