Description d’Olonne est un roman de Jean-Christophe Bailly paru en 1992. Le récit est né de l’habitude singulière de l’écrivain de cartographier des villes imaginaires. Dans son récit autobiographique Tuiles détachées (2018 [2004]), il évoque « la réalisation patiente et pouvant durer plusieurs heures, de plans de villes imaginaires commencés au crayon puis terminés au feutre, jusqu’à ce que la feuille soit remplie. » (78) Une seule fois cette « activité en pure perte » (79) a suscité une « description » et un livre. La ville d’Olonne se situerait quelque part dans le sud-ouest de la France, sur les rives de la Sauve, fleuve imaginaire. Le narrateur, qui vint à Olonne pour travailler à la Bibliothèque Léopold durant trois années, la décrit ainsi : « Lui conviennent une certaine lenteur, la précision topographique et une relative retenue dans les épanchements. » (Bailly, 2010 [1992]: 8) Dans l’édition originale, la carte d’Olonne est reproduite sur la couverture et sous la forme d’un feuillet glissé entre deux pages à la fin du livre, accompagné d’une légende topographique et d’un index des noms de rues.
La carte précède donc le récit. Sa contemplation a engendré une suite narrative de fragments. Dans les pas errants du narrateur, on traverse les places et les rues d’Olonne qui donnent leurs titres aux fragments. On le suit au « 64, rue de l’Industrie » (20) où se trouve son appartement, mais aussi « place de la Liberté » où il passe des « heures si claires et si tranquillement lointaines » (53) à boire un verre sur la terrasse du café Salvini, en s’oubliant dans une fascination urbaine. On entrevoit la vie culturelle et industrielle d’Olonne, en passant de « l’Opéra » (33) aux « Chantiers Ferrier » (96). On croise les fantômes de son histoire, le peintre « Aimé-François Cormin » (24) ou l’anarchiste « Isaac Cohen » (44), mais aussi une utopie née dans ses parages, « la Phalange d’Essai du Pré-Victor » (140). On voit passer les saisons et les jours, dans le fragment « Soir d’été, nuit noire » (95). D’autres fragments encore n’ont pas de noms et laissent cours à d’étranges observations transcrites d’un seul souffle. L’attention navigue ainsi entre le récit, qui s’élabore sur le mode de la discontinuité, et la carte, dont le tracé rétablit une certaine continuité dans la dispersion des lieux et des histoires. Cela suggère deux formes d’expérience de l’espace : l’une errante, en quête de quelque chose d’insaisissable, l’autre étrangement calme, approchant quelque chose d’absolu. Le geste cartographier, délié de toute finalité, qui l’a engendrée, semble avoir conféré à Olonne le mystère d’une grande ville aperçue la nuit depuis le hublot d’un avion, dans une immédiateté extatique. Un soir, sur la terrasse de son appartement, le narrateur perçoit « une fraternité générique et sans emploi, mais qui tient à la pureté de l’air et à un avion qui passe en clignotant dans la nuit. » (118) L’avion qui traverse alors le récit en clignotant est peut-être l’œil de celui qui rêve Olonne. Ville où l’on pressent, comme l’écrivait le jeune Karl Marx, que « la vie individuelle et la vie générique ne sont pas différentes. » (1994 [1844]: 150)
La genèse cartographique du récit semble soustraire le personnage à certaines logiques d’assujettissements, intimes et sociales. D’une part, le narrateur se refuse à tout épanchement pathétique, en suggérant qu’un drame l’a incité à partir pour Olonne, mais sans rien en dire. Son ton laisse parfois pressentir sa mélancolie et son angoisse, mais ces dernières se trouvent rapidement dissipées dans le dehors énigmatique. Il dit du fleuve la Sauve : il « m’évadait de ce qu’il y avait de vieux et de pourri en moi-même. » (Bailly, 2010 [1992]: 174) D’autre part, sa vie solitaire ressemble à une liberté retrouvée. Elle n’est pas une absence de relations. Au contraire, plusieurs rencontres sont placées sous le signe de l’amitié, comme celles de l’artiste Sam ou du pêcheur Félix. Sa solitude semble plutôt en rupture avec les principales structures sociales de pouvoir. La patrie, à l’égard de laquelle il manifeste sa suspicion en évoquant un géographe olonnais de l’enracinement, « français au-delà de ce qui est souhaitable » (106). La famille, dont il n’est jamais question. Le travail, considéré sans ambition, son emploi à la bibliothèque étant seulement « une garantie et un garde-fou » (185). Ce sont plutôt les envers des journées laborieuses qui sont explorés : déambulations, contemplations, nuits alcoolisées, occupations improductives, à l’image de la pratique de la cartographie imaginaire elle-même.
Ces éléments d’un imaginaire anarchiste et utopiste se retrouvent sur les plans de l’histoire et de la géographie. Les réminiscences historiques sont étroitement liées à la géographie. Elles semblent déclenchées par les errements du regard de l’écrivain sur la carte, et font revivre les luttes de plusieurs personnages contre des figures de l’oppression. Ainsi est racontée l’histoire de l’anarchiste juif Isaac Cohen, qui un soir, dans le café Brillat sur la place Denis-Papin, se vengea avec flegme d’un papier antisémite en tirant « une seule balle qui atteignit Péan au cœur » (44). Mais aussi celle de Martial Silvère et de ses compagnons, qui fondèrent une phalange fouriériste entre Olonne et le Port-du-Levant, avec la volonté de changer la vie pour changer le monde (140). Sur le plan cartographique lui-même, le dessin d’Olonne, qui épouse les courbes de la Sauve, manifeste une sinuosité qui la dérobe à l’autorité d’un centre. On peut songer, par contraste, à la rectitude brutale des artères tracées par le baron Georges Haussmann sous le Second Empire, qui ont impliqué une expropriation des classes pauvres et qui ont donné son visage contemporain à Paris1. Quant aux « descriptions » des lieux, elles révèlent une coexistence énigmatique des êtres et des choses perçues dans une sorte d’égalité originelle, qu’on peut nommer aussi leur comparution2. Une virée nocturne dans un bar, le Malicoco, rue des Marquises, en témoigne : « Éclats de voix, fumée, petits bateaux dans des bouteilles, affiches, tableaux, miroirs, bois bruni, science des abat-jour, docte pouvoir des barmen […], tout cela, au lieu de s’entrechoquer et de vouloir, se contentait d’exister avec une audace surprenante, qui calmait comme un baume. » (177) Comme la « fraternité générique et sans emploi » ressentie un soir d’été, fait signe vers l’énigme démocratique de la coexistence des êtres, des choses, des histoires et des lieux, dont la carte est peut-être la forme de conscience la plus immédiate.
- 1. À ce propos, voir les notes de Walter Benjamin dans Le livre des passages (2006 [1982]) et la lecture éclairante qu’en propose Michael Löwy dans « La ville, lieu stratégique de l’affrontement des classes. Insurrections, barricades et haussmannisation de Paris dans le Passagenwerk » (2019).
- 2. La notion de « comparution » vise ailleurs à penser le communisme de manière à ne pas l’abandonner à sa trahison par le régime russe déchu (Jean-Christophe Bailly et Jean-Luc Nancy, 2007 [1991]).