Bien qu’elle soit souvent considérée à tort comme une innovation du XXIe siècle, la cartographie rétrospective a vu le jour au début du XIXe siècle1. Sa pratique consiste à superposer des informations historiques sur des cartes contemporaines. Du point de vue de la temporalité, en restituant un phénomène ancien sur un relevé à jour, la cartographie rétrospective expose une réalité anachronique. Depuis la fin des années 90, les technologies du numérique ont permis un essor fulgurant des pratiques de la cartographie rétrospective, faisant émerger les « SIG historiques » ou systèmes d’information géographique historiques (HGIS ou deep-mapping en anglais) (Bodenhamer, 2015). Les SIG sont des technologies qui associent des informations spatiales avec des données non spatiales de différentes natures : sociologiques, économiques ou historiques. Ces données sont géoréférencées, c’est-à-dire qu’elles sont affectées à des coordonnées géographiques numériques (latitudes et longitudes) et réunies dans un système de projection autour d’un même référentiel. Google Earth est l’exemple le plus célèbre de SIG, et son application Historical Imagery permet de remonter dans le temps à partir d’un lieu donné afin d’en voir les cartes des années précédentes. Pour les historiens de l’art, de l’architecture et des villes, la pratique des SIG historiques est très efficace pour gérer et manipuler des informations, mais aussi pour créer des cartes qui servent d’outils de communication et de visualisation2. Ces méthodes spatialisent les données et favorisent l’émergence de nouvelles questions et hypothèses de recherche3. De nos jours, plusieurs pays ont mis en place des projets nationaux de SIG historiques et la majorité des métropoles ont lancé des initiatives en accès libre4. Le cas de Paris est particulièrement frappant par la quantité des recherches suscitées5.
Malgré le potentiel indéniable de ces nouvelles méthodes, la création de cartes par les historiens est une pratique controversée. En s’appuyant sur des procédures technologiques complexes et sur des analyses quantitatives et sérielles, les SIG historiques suggèrent une conception de l’histoire allant à l’encontre des approches plus subjectives qui, en sciences humaines, insistent sur le relativisme des interprétations et l’importance d’adopter un point de vue situé (Griffiths, 2013; Lilley, 2012; Lünen, 2013). Comment une carte peut-elle exprimer l’incertitude de l’interprétation historique? En tant qu’image, la carte est-elle une preuve ou un complément au récit? Enfin, comme le pose plus largement l’historienne Catherine Hofmann, « [q]u’en est-il […] des pouvoirs de la carte à réfléchir les phénomènes historiques? » (2000: 100)
Face à l’essor actuel des SIG historiques, cet article propose d’analyser un exemple de cartographie rétrospective du début du XIXe siècle. Mon hypothèse est que plusieurs problèmes qui entourent la pratique des SIG historiques aujourd’hui étaient déjà à l’œuvre à l’époque. L’étude d’un cas ancien permet de s’écarter des questions techniques dominant le discours actuel, pour se concentrer sur les problèmes théoriques qui émergent quand les historiens se mettent à faire des cartes6. Dans la littérature existante sur les SIG historiques, les cartes sont généralement considérées comme des outils de recherche plutôt que comme des objets d’étude en soi, c’est-à-dire des images avec une esthétique particulière, des précédents, des techniques et des conventions (Jaskot, 2015: 11). Afin de réfléchir à ces éléments, j’adopte les approches théoriques de l’histoire de l’art et aborde ainsi la carte en tant qu’image fabriquée.
La ville de Paris, véritable laboratoire urbain depuis l’Ancien Régime, est, à ma connaissance, l’objet du premier exemple de cartographie rétrospective : le Plan de Paris sous la domination romaine, réalisé en 1821 par l’ingénieur, géographe et historien Jacques-Antoine Dulaure (1755-1835). Malgré son caractère inaugural, ce plan n’a pas été retenu par l’historiographie : il a été vivement critiqué par ses contemporains, considéré comme un essai médiocre par les deux plus grands historiens de Paris de l’époque — Alfred Bonnardot et Adolphe Berty —, puis dépassé par d’autres plans, plus exacts d’un point de vue archéologique. Cependant, la marginalité même de ce document m’interpelle7. Et si son intérêt résidait justement dans ce que ses contemporains lui ont si vivement reproché? Est-il possible de considérer ce plan pour saisir les risques, mais aussi les intérêts qu’il y a à cartographier le passé? Mon analyse visuelle et technique de cette carte est guidée par trois reproches issus de la réception critique : le plan de Dulaure est décrié comme une carte pseudoscientifique, froide et trompeuse.
Le premier plan rétrospectif de Paris
En 1821, Jacques-Antoine Dulaure publie le premier plan rétrospectif : Paris sous la domination romaine, qui montre la ville entre le Ier et le Ve siècle, une période bien antérieure aux débuts de la cartographie. Ce plan frappe par son graphisme épuré et par le vide qui domine l’image. On reconnaît la Seine, finement hachurée, qui traverse le cadre de gauche à droite, mais Paris n’y est pas. La capitale est effacée de la carte. Seule l’île de la Cité, figurée au centre par un lavis rose, focalise l’attention. Elle est reliée au territoire par deux voies nord-sud représentées par de fines lignes noires. Une profusion de mots sans ordre apparent attire également le regard : « forêt », « prairies », « champs des sépultures », etc. En haut à gauche, une cartouche minimale indique le nom de l’auteur et le titre de la carte. Ainsi, ce plan possède une forte dimension narrative, mais son sens n’est pas immédiatement révélé.
Publié dans un atlas de Paris, ce plan est suivi de trois puis quatre autres cartes, représentant la ville à des époques successives. Dulaure a conçu cette série pour accompagner visuellement son ouvrage monumental, l’Histoire physique civique et morale de Paris, qui deviendra un succès de librairie au XIXe siècle8. La première édition de 1821, chez l’éditeur Guillaume, comprend quatre plans originaux, gravés par Berthe et insérés à même les sept volumes qui la composent. Cette publication connaît un tel succès qu’elle est rééditée dès l’année suivante chez Baudouin-frères et, cette fois, les plans sont réunis dans un atlas indépendant de 48 pages in-octavo. Les quatre plans originaux sont complétés par un cinquième, Paris en 1822, présentant l’état actuel de la ville9. L’atlas urbain est une innovation dans l’histoire de la cartographie. D’après Antoine Picon, ce support remplace la carte unique, qui ne suffit plus à représenter la « réalité foliée » de la ville au XIXe siècle (2003: 139). Dulaure est enthousiaste : l’atlas met Paris « constamment sous les yeux » et dans les mains du lecteur (1822: 1). Lorsqu’on en tourne les pages, la ville apparaît dans le temps, comme avec un folioscope.
L’objectif annoncé sur la couverture de l’atlas est de montrer une progression dans un « ordre chronologique » (1822). La série des cinq cartes est organisée comme un récit ayant un début et une fin. Pour exposer clairement cette évolution, les plans se conforment à un système de représentation uniforme et cohérent10 : la vue strictement planimétrique — ou « géométrale » — révèle les « accroissements successifs » de Paris (Dulaure, 1822: 1), les lignes sont fines et précises et, enfin, les plans adoptent tous une orientation nord-sud. Ces conventions cartographiques unissent le passé et le présent dans une spatialité planimétrique continue.
Un plan pseudo-scientifique
Dans le discours de l’époque, Dulaure est à la fois remarqué et critiqué pour sa méthode. S’il est reconnu comme l’inventeur de la méthode rétrospective, il est aussi dénoncé pour son approche pseudoscientifique, qui reprend les codes esthétiques de la science sans en avoir la démarche. La critique de l'archéologue Adolphe Berty est très sévère : « En matière de restitution topographique, Dulaure, avec sa science de seconde main, n’a rien fait qui puisse soutenir un examen sérieux. » (1885: VII) Quelle est la démarche de Dulaure? Comment distinguer une carte scientifique d’une carte pseudoscientifique?
La méthode rétrospective inventée par Dulaure consiste à se servir d’un fond de plan contemporain pour y tracer à rebours des éléments du passé. Alfred Bonnardot, spécialiste de la cartographie parisienne, précise en 1851 : « On commencera par se procurer le calque d’un plan de Paris actuel, pris sur un modèle exact et assez détaillé; puis, aidé des écrits contemporains, on retranchera beaucoup de rues [et] on en ajoutera quelques-unes » (21). Dulaure lui-même n’explicite pas son processus, mais il est un cartographe aguerri11 et j’émets l’hypothèse qu’il a tracé son fond de plan à partir du célèbre plan de Verniquet de 179112. Ce plan, un jalon dans l’histoire de la cartographie scientifique, géolocalise la forme et l’emplacement des rues de Paris grâce à des relevés précis et des opérations trigonométriques.
Afin de vérifier cette hypothèse, j’ai réalisé, en collaboration avec l’historien Julien Puget, une superposition du Plan de Paris sous la domination romaine et du relevé exact de Verniquet. Cette image a été créée, grâce à un logiciel (QGIS), en utilisant les données produites par le programme de recherche Alpage. Le tracé noir y correspond à une image matricielle du plan de Dulaure de 1821, alors que le tracé blanc sur fond rose est vectorisé à partir du plan de Verniquet de 1791. On remarque une concordance presque parfaite des voies principales. C’est le cas, par exemple, des voies de Sèvres, de Vaugirard, d’Arcueil et d’Ivry sur la rive gauche et, sur la rive droite, des voies qui relient Paris à Cala et à Sentis. Cette constatation appuie l’hypothèse selon laquelle Dulaure se serait basé sur le fond de plan « actuel » pour construire une image inédite du Paris antique.
Il reste cependant un élément graphique observable sur le Plan de Paris sous la domination romaine qui ne provient pas de Verniquet. Au sud de Paris, une hachure noire en forme de crochet représente le relief du mont Locotitius, qui apparaît comme le centre civique de la cité gallo-romaine. Ce plan ajoute ainsi une couche d’informations géologiques sur un relevé topographique. Dulaure a certainement calqué ce relief à partir du Plan du sol de Paris (1812) réalisé dix ans plus tôt par l’ingénieur Pierre-Simon Girard et sur lequel le relief du terrain est indiqué par les lignes de niveau. Pour vérifier cette hypothèse, nous avons suivi la même méthode que précédemment et superposé les deux plans. Dans l’image résultante, le tracé noir correspond à une image matricielle du plan de Dulaure de 1821, tandis que le tracé mauve est une vectorisation du relief de Girard. On constate que les lignes mauves s’intensifient et que le mont Locotitius de l’époque romaine correspond tout à fait à la morphologie de la montagne Sainte-Geneviève telle que tracée par Girard.
Dulaure s’est ainsi servi de deux cartes scientifiques, produites en 1791 et 1812, pour tracer son fond de plan et positionner précisément certains éléments inchangés du territoire. Pourtant, auprès de ses contemporains, son plan est jugé comme un essai médiocre, « en dessous même de la critique » (Alphand, 1880: 18) et sa méthode est dénoncée comme une « science de seconde main » (Berty, 1885: VII). Cette critique introduit une distinction essentielle entre les cartes scientifiques et les cartes pseudoscientifiques ou « dérivées », pour reprendre le terme employé par John Brian Harley (1995 [1989]: 75).
La différence principale entre ces deux types de cartes réside dans le déploiement, ou non, d’un système référentiel qui permet de valider le lien entre la carte et le territoire. La comparaison entre les démarches mises en œuvre par Verniquet et par Dulaure éclaire cette distinction. Pour réaliser son plan, Verniquet, à la tête d’une équipe de géomètres, a commencé par établir 67 « bornes » ou « points de repère » sur le territoire de Paris13. L’équipe a ensuite passé plus de dix ans, entre 1775 et 1789, à réaliser le relevé systématique des angles et des distances entre chacune de ces bornes (Tisserant, 1887: 354). Toutes ces mesures ont finalement été rapportées dans un tableau récapitulatif et vérifiées par des opérations trigonométriques. L’établissement de bornes, en introduisant un rapport référentiel vérifiable entre la carte et le territoire, distingue la méthode scientifique de Verniquet de celle de ses prédécesseurs (Desbois, 2015; Pronteau, 1986: 369). Quelques années plus tard, quand l’ingénieur Girard procède au relevé du relief de Paris, il utilise également un système de bornes, celles-ci sont positionnées en fonction du relief et des conduits d’eau (1812: 226). Par opposition, Dulaure n’a effectué aucun relevé et son plan n’est qu’une copie sélective et approximative de deux cartes scientifiques. Les informations ne sont ni validées par un système référentiel ni vérifiables sur le terrain. Cependant, et c’est l’origine du malaise de Berty, le Plan de Paris sous la domination romaine adopte l’apparence d’une carte scientifique. Dulaure reprend les conventions graphiques de la cartographie scientifique — avec un tracé austère, une vue parfaitement planimétrique et des informations géologiques — alors qu’il n’en a pas la démarche.
Dans son essai séminal « Déconstruire la carte » (1995 [1989]), John Brian Harley s’interroge sur la différence entre les cartes scientifiques et les cartes « dérivées ». Selon lui, la carte scientifique vise à représenter le territoire avec exactitude et objectivité, alors que la carte dérivée vise plutôt à communiquer des informations au grand public, son objectif est « rhétorique » (75-78). En tant que carte dérivée, l’intérêt du plan de Dulaure consisterait à rendre accessibles à un lectorat populaire des informations diverses — géologiques, topographiques et archéologiques. Plutôt qu’un média neutre, transparent et objectif, la carte dérivée est un « objet chargé d’affects » (Desbois, 2015: 203). L’ensemble des qualités matérielles du plan — l’impression, le tracé, les couleurs, le support, voire même le vide qu’il contient — peuvent être considérées comme des procédés rhétoriques.
Un plan froid
Le deuxième problème soulevé par la critique porte sur l’esthétique austère du Plan de Paris sous la domination romaine. Étant donné le peu d’informations connues sur l’Antiquité, Dulaure doit « se borner à indiquer des masses », regrette Alfred Bonnardot. Selon lui, « [i]l en résulte un plan froid, sans parfum archéologique » (1851: 11). Cette critique révèle l’écart qui se creuse dans la pensée scientifique du XIXe siècle entre l’objectivité de la carte et la subjectivité du récit historique. Depuis la Renaissance, la géographie — décrite par les Grecs comme « l’œil de l’histoire » — offrait un complément visuel nécessaire à la compréhension du passé, qui reposait sur l’étude de sources écrites (Hofmann, 2000). Mais au XIXe siècle, avec l’essor des sciences de la Terre, un tournant s’opère et la cartographie acquiert un nouveau statut de vérité. Le territoire devient la preuve d’une vérité enfouie, plus vraie que le discours et corroborée par la production de nouveaux types d’images scientifiques (Rudwick, 1976). « Il faut chercher dans le sein de la terre les lumières que l’histoire nous refuse », écrit Dulaure (1822: 64).
La discipline géographique privilégie les sources visuelles, alors que l’histoire repose sur l’analyse des textes. En 1851, Bonnardot résume brillamment l’origine de la tension qui en résulte : « Des livres décrivent, mais ne dessinent pas les édifices; ils parlent à l’imagination, non aux yeux. » (11) Le texte historique, même s’il est lacunaire, peut évoquer sans mentir, alors que la carte et le dessin, qui parlent « aux yeux », doivent refléter exactement la réalité. Cette distinction fait de la cartographie et du dessin des pratiques rationnelles et extériorisées, tandis que l’écriture se réfère à une pratique plus subjective et intériorisée, proche des mécanismes de la mémoire. Bonnardot insiste :
Tracé ainsi d’idée, ou si l’on veut raconté, mon plan ne répugne pas à la raison; mais essayez de le fixer sur le papier, vous hésiterez à chaque trait du crayon. C’est comme un songe bizarre qu’on voudrait froidement décrire; le raisonnement en détruit toute la forme. Il est permis à l’imagination d’être vague, mais non pas au crayon. (19)
Le reproche formulé par Bonnardot par rapport à la froideur du tracé de Dulaure traduit l’inconfort de l’époque face à la grande place laissée au vide dans la composition. Avant 1800, les plans et cartes étaient saturés d’informations et d’ornements. Or, d’après l’historienne Isabelle Laboulais-Lesage, l’espace accordé par la suite au vide dans les cartes témoigne d’une étape clef dans la construction des savoirs géographiques (2004). Le vide traduit une nouvelle exigence de précision et il provoque aussi des opérations cognitives en stimulant l’imagination : « Les blancs de la carte ne constituent pas un vide, mais ils peuvent au contraire susciter un désir d’espace » (6). Serait-il alors possible d’interpréter la grande part de blanc sur le plan de Dulaure comme un autre procédé rhétorique, destiné à éveiller la curiosité et l’imagination du lecteur concernant les origines de Paris?
Un plan trompeur
Le troisième problème soulevé par la critique a trait à la nature trompeuse des plans rétrospectifs, qui laissent planer un flou entre l’archive, le fac-similé et la fausse copie. « Démêler les copies des originaux est une tâche vraiment délicate », met en garde Maurice Engelhard (Alphand, 1880: 7), historien et conseiller municipal de Paris, responsable de produire un ultime et magnifique Atlas des anciens plans de Paris pour l’exposition universelle de 1878. Or, pour interpréter une époque, les historiens du XIXe siècle valorisent l’analyse de documents originaux, seuls témoins directs du passé.
Afin d’éviter toute confusion, Engelhard insiste pour séparer les « plans rétrospectifs, qui ont été faits postérieurement à l’époque qu’ils représentent », dans une catégorie « bien distincte », car ils ont moins de valeur que les plans originaux, « contemporains de l’époque qu’ils représentent » (5)14. Pour Engelhard, l’intérêt des originaux dépasse la précision de l’information géographique. Les plans anciens des XVIe et XVIIe siècles adoptent des techniques de représentation uniques, avec les vues cavalières ou « à vol d’oiseau » qui communiquent l’esprit et la couleur d’une époque révolue : « [R]ien de plus attrayant, rien de plus propre à faire comprendre le Paris du moyen âge que ces vues cavalières ou Pourtraits de Cités. » (6) Dans la hiérarchie des sources, les plans originaux ont donc une valeur supérieure aux plans rétrospectifs, qui ne permettent pas d’accéder à « l’outillage mental » (Didi-Huberman, 2000: 13) d’une époque, c’est-à-dire à la technique, à l’esthétique et à tout un ensemble de valeurs morales et politiques contenu dans les « signes » de la carte, la cartouche ou les personnages (Marin, 1980: 50).
Le plan de Dulaure ne permet pas de se plonger dans l’atmosphère du passé comme le ferait un plan original. L’Antiquité y est envisagée à partir des techniques modernes de représentation. Sa pratique rétrospective pourrait-elle, dès lors, être comprise comme relevant d’une démarche heuristique de transformation du récit historique? Le Plan de Paris sous la domination romaine offre une image percutante, mêlant le passé très lointain et le présent pour faire jaillir une interprétation inédite des origines de la cité. Ce plan, qui superpose des couches d’informations relatives à des phénomènes naturels et humains, prouve l’existence de la ville de Paris bien avant l’arrivée des premiers rois de France, et avant même celle des Romains. Il prend le contre-pied de l’image idéale de cité gréco-romaine à laquelle Paris se conformait tant bien que mal sur les cartes réalisées depuis la Renaissance (Le Boudec, 2004; Marin, 1983). Le Paris primitif de Dulaure ressemble plutôt aux premiers pagi gaulois. Ce plan affirme la présence continue d’une population sur le territoire depuis plus de deux mille ans. Il exprime une longue et intime relation entre un peuple et un lieu et participe ainsi à construire chez les Parisiens un sentiment d’appartenance, en dehors de toute considération de classe. Dans le contexte de la Seconde Restauration, le Plan de Paris sous la domination romaine pourrait alors être considéré comme un exemple de revendication territoriale ou de contre-cartographie. En ignorant certaines logiques politiques des cartes anciennes, Dulaure s’écarte des discours dominants et ouvre la voie à une interprétation inédite des origines.
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Pour conclure, je reviendrai sur les trois critiques qui ont guidé l’analyse en les envisageant plutôt comme des caractéristiques constituantes de la cartographie rétrospective. Premièrement, en tant qu’image pseudoscientifique ou dérivée, la carte rétrospective priorise une dimension rhétorique. Contrairement aux cartes scientifiques de Verniquet ou de Girard, qui avaient pour but de représenter le site avec exactitude et objectivité, le plan rétrospectif de Dulaure présente une hypothèse sur le territoire. Il superpose un récit subjectif à un lieu réel. Dulaure a mis en œuvre plusieurs procédés rhétoriques novateurs pour créer une image parlante : le graphisme épuré, l’annotation de mots intrigants, comme « forêt » ou « marais », la présentation de la carte dans un atlas facile à manipuler et l’espace laissé vide en sont des exemples. Ces pratiques ont d’ailleurs influencé plusieurs générations d’archéologues ayant produit par la suite des cartes de Paris à l’époque antique, comme Jean-Baptiste Jollois en 1843, Albert Lenoir en 1855, Théodore Vacquer en 1909 et Paul Vidal de la Blache en 1912. Ces successeurs ont rectifié plusieurs erreurs archéologiques, mais leurs plans s’inscrivent directement dans le sillon du tracé inaugural de Dulaure, tant du point de vue de la méthode que de ceux de l’esthétique et du cadrage.
Ensuite, en tant qu’image froide, la cartographie rétrospective offre un modèle de compréhension de l’histoire. Depuis les années 2000, les travaux de l’historien de l’art Georges Didi-Huberman insistent sur le caractère « transhistorique » de l’histoire des images, qui implique une transmission réelle du passé au présent (Didi-Huberman, 2000). À partir des notions de « mémoire » et de « survivance »15, cette approche s’oppose à la conception selon laquelle plus on sait de choses du passé, plus on se rapproche de ce qui a été (Forment, 2020). Le vide de la carte rétrospective et son caractère fragmentaire suggèrent une approche dynamique du passé et de l’histoire. Le Paris antique n’est plus et peu d’archives témoignent de cette réalité révolue. Cependant, l’identification de voies romaines qui se superposent au tracé des rues contemporaines témoigne d’une présence ancienne et continue sur le territoire parisien. Cette transmission fait exploser la compréhension strictement linéaire du temps, dans laquelle le passé serait définitivement révolu. « Nous ne sommes pas seulement étrangers aux hommes du passé, nous sommes aussi leurs descendants, leurs semblables », rappelle Georges Didi-Huberman (2000: 36). À travers différents processus de sélection, la cartographie rétrospective suit un modèle de temporalité qui, comme la mémoire, met au jour certains phénomènes transhistoriques à partir de leurs traces encore perceptibles.
Finalement, le caractère trompeur de la carte rétrospective tient à sa dimension anachronique et encourage l’interprétation. Les méthodes de l’histoire de l’art invitent à considérer les qualités matérielles, esthétiques et techniques des cartes, et à tenir compte des précédents qui ont servi à leurs constructions. Le Plan de Paris sous la domination romaine a été réalisé en 1821 à partir de cartes scientifiques de 1812 et de 1791. Il s’inspire du plan de Lutèce (1705) de Delamare, lui-même basé sur les descriptions antiques de César, de Strabon, de l’Empereur Julien et d’Ammiam Marcellin. « Poser la question de l’anachronisme », souligne l’historien de l’art Georges Didi-Huberman, c’est « interroger cette plasticité fondamentale et, avec elle, le mélange, si difficile à analyser, des différentiels de temps à l’œuvre dans chaque image. » (2000: 16-17) Les plans rétrospectifs n’ont de signification que s’ils sont compris dans une temporalité multiple. De plus, en tant qu’images anachroniques ces plans appellent de nouvelles lectures, faites à partir du présent. Ils doivent toujours être redécouverts dans ce que Walter Benjamin appelle « le maintenant de la connaissabilité » (1989: 480). À la lumière des théories récentes en histoire de l’art, l’anachronisme des plans rétrospectifs offre un modèle stimulant pour penser l’histoire et sa relation au territoire.
- 1. J’aimerais remercier Julien Puget (docteur en histoire de l’Université d’Aix-Marseille) et Renaud Gadoury (étudiant au département d’histoire de l’art de l’UQAM) pour leur collaboration à cette recherche.
- 2. À titre d’exemple, le collectif ARTL@S a géolocalisé tous les espaces de Paris qui ont organisé des expositions artistiques (salons, galeries, cinémas, restaurants, etc.) de 1850 à 2012 (Joyeux Prunel, 2013a). Voir aussi les articles « Les atouts des systèmes d’information géographique — (SIG) pour “faire de l’histoire” (urbaine) » (Pinol, 2009) et « A Research-Based Model for Digital Mapping and Art History. Notes from the Field » (Jaskot, 2015).
- 3. Pour un exemple d’application, nous renvoyons à l’article de Tatiana Debroux dans le présent dossier (2020).
- 4. Pour Montréal, la plateforme principale est celle du Système de Cartographie de l’HistoirE de MontréAl (SCHEMA), une initiative du Laboratoire d’histoire et de patrimoine de Montréal.
- 5. Nous pensons, entre autres, aux travaux de Maurizio Gribaudi (2014), Jean-Luc Pinol (2009), Maurice Garden, Aurélie Boissière et Delphine Digout (Garden, 2009), au service de cartographie historique du GRHS et le programme d’Alpage (Analyse diachronique de l’espace urbain parisien).
- 6. C’est là notamment le sujet des travaux de David J. Bodenhamer (2010), Tatiana Debroux (2017), Ian N. Gregory (2008), Béatrice Joyeux-Prunel (2013b), Anne Knowles (2008, 2014, 2016), Keith Lilley (2012), Alexander von Lünen, Charles Travis (2013) et Jean-Luc Pinol (2009, 2011).
- 7. En suivant l’approche de l’archéologie des médias, je considère ce document comme un précédent marginal qui a été méprisé par ses contemporains. Selon Adolphe Berty, les plans de Dulaure sont passés « presqu’inaperçus » (1885: VII). Or, « “[l]’archéologie des media s’intéresse à ce qui relève de l’anomalie, du marginal dans les cultures médiatiques”. Au lieu de chercher des ancêtres aux réussites ultérieures, elle porte plutôt son attention vers des avortons et des ratés : “l’échec a toujours été au cœur de l’archéologie des media” » (Citton, 2014: 34; l’auteur cite Parikka, 2012: 90 et 167).
- 8. Cette publication a été rééditée à plus de vingt reprises entre 1821 et 1884.
- 9. Au fil des différentes publications, ce cinquième plan sera mis à jour afin de le rendre conforme à l’évolution de la ville. À titre d’exemple, dans la sixième édition, dont un exemplaire est conservé à la librairie des livres rares de l’Université McGill, Paris est représenté en 1838, date de la publication.
- 10. Avant Dulaure, il existe quelques plans de restitution, comme le célèbre Lutèce ou premier plan de la ville de Paris (1705) de Nicolas Delamare, mais ils sont très approximatifs et reposent exclusivement sur l’analyse de sources écrites. À ce sujet, voir Christina Contandriopoulos, « L’histoire changeante des origines de Paris » (2013).
- 11. Dulaure a obtenu son premier poste comme élève-feudiste à l’âge de 22 ans. Il était en charge de tracer des plans domaniaux et des titres de paroisse à Clermont-Ferrand. À son arrivée à Paris en 1779, il a suivi une formation d’architecture dans l’atelier de Rondelet, puis une formation de cartographe auprès de Robert De Hesseln, censeur royal et géographe de la ville de Paris. Au cours de sa vie, Dulaure a réalisé plus de trente cartes. Il a inventé une version améliorée du pantographe, un instrument de dessin formé de tiges articulées, qui permet de reproduire un plan à l’échelle exacte, agrandie ou réduite (Boudet, 1874: 24; Contandriopoulos, 2010: 37-46).
- 12. Des reproductions réduites en fac-similé du plan de Verniquet (Plan de la ville de Paris avec sa nouvelle enceinte, levé géométriquement sur la méridienne de l’Observatoire, 1791) circulaient dans les librairies de Paris à partir de 1800 (Koeman, 1964; Pronteau, 1986).
- 13. Les points de repères ou « bornes » de Verniquet sont identifiés sur une carte matrice, un Plan de Paris exceptionnellement abstrait. Sur un fond vierge, sans aucune indication figurative, sont tracées la méridienne, la perpendiculaire et la ligne de vérification, puis les 67 « bornes » sont localisées par des points noirs. 59 sont des monuments de Paris et 8 sont des « points de station » (Pronteau, 1986: 368-411).
- 14. Pour plus de précisions sur cette question, voir « Annexe au procès-verbal de la séance du 23 février 1878 » (Alphand, 1880: 5-6).
- 15. Le concept de « survivance » (« Nachleben ») est hérité des travaux d’Aby Warburg (Didi-Huberman, 2002), celui de « mémoire » de ceux de Walter Benjamin (Didi-Huberman, 2000).