En 1928, Virginia Woolf est invitée à présenter une conférence sur les femmes et le roman dans deux universités réservées aux femmes, le Newnham College et le Girton College de Cambridge. À partir de sa réflexion sur le lien entre les femmes et le travail d’écriture, elle rédige son premier essai, A Room of One’s Own (Une chambre à soi)1, après avoir déjà publié six romans. Dès les premières pages, elle livre son constat : « Il est indispensable qu’une femme possède quelque argent et une chambre à soi si elle veut écrire une œuvre de fiction » (Woolf, 2001 [1929]: 2). En six chapitres, la lectrice ou le lecteur suivent le fil de pensée qui l’a menée à cette conclusion. La démonstration de Virginia Woolf repose sur une figure de style qu’elle développe également dans ses romans : la déambulation. Elle va de lieu en lieu, plus ou moins fictifs2, entre université et bibliothèque. Chaque endroit déclenche, par son histoire et ses usages, des réflexions sur la nature féminine et les possibilités offertes aux femmes d’écrire. Sur un ton ironique, Virginia Woolf revient sur les conditions sociales des femmes à travers des personnages réels, comme Jane Austen ou Florence Nightingale, ou inventés, comme la sœur de Shakespeare. Elle conclut son texte par une ode à la réalisation artistique des femmes, ce qui emporte l’adhésion de critiques à la parution du livre en 19293. Considéré comme l’un des premiers essais féministes, Une chambre à soi symbolise encore aujourd’hui les difficultés de création rencontrées par les femmes.
En 2020, à l’occasion de la publication en poche de sa traduction en français de l’ouvrage de Woolf, Marie Darrieussecq revient sur l’importance de cet écrit :
Un lieu à soi est, avec Mrs Dalloway et Orlando, le livre le plus célèbre de Virginia Woolf. Il est sans doute aussi celui qu’il est le plus nécessaire de traduire et retraduire, pour lui donner sans cesse vie — si la lecture est la vie des livres — et pour le faire circuler entre de jeunes mains. (7)
Mais une autre « vie des livres » est possible en dehors de la lecture, notamment dans la forme de l’exposition artistique. Le travail de Virginia Woolf en est un exemple régulier. Dernièrement, en 2018, son œuvre littéraire a été le prétexte pour une exposition organisée par la Tate St Ives, Virginia Woolf, An Exhibition Inspired by Her Writings. En France, elle apparaît également comme une référence au sein d’expositions, mais de façon indirecte : sa présence est à la fois indéniable et subtile.
En 2009 et en 2015, deux expositions françaises utilisent Une chambre à soi comme référence voire comme point de départ pour explorer la question de la place des femmes artistes dans l’histoire de l’art et au sein des institutions muséales. La première s’intitule elles @ centrepompidou. Elle a été présentée du 27 mai 2009 au 21 février 2011 au Centre Pompidou, à Paris, sous le commissariat de Camille Morineau, accompagnée de Quentin Bajac, Cécile Debray, Valérie Guillaume et Emma Lavigne. Ce projet collectif propose une traversée de l’histoire de l’art des XXe et XXIe siècles à partir de productions réalisées uniquement par des femmes et conservées dans les collections du Musée d’art moderne de Paris. Dans la préface du catalogue, le directeur du Musée, Alfred Pacquement, précise que cette exposition n’est pas un retour sur le féminisme dans l’art, un sujet par ailleurs déjà étudié et exposé4, mais l’occasion d’asseoir la présence des femmes artistes dans les collections de ce musée national français (Morineau, 2009a:12-13). Au sein du projet, l’essai de Virginia Woolf tient une place centrale, confirmée par le titre d’une section de l’exposition qui reprend celui du pamphlet. La deuxième exposition, Qui a peur des femmes photographes?, divisée entre le Musée de l’Orangerie et le Musée d’Orsay, s’est tenue du 14 octobre 2015 au 25 janvier 2016 sous le commissariat d’Ulrich Pohlmann, Thomas Galifot et Marie Robert. Elle affiche des ambitions similaires : réunir des artistes selon leur genre et réévaluer la présence des femmes dans l’histoire de l’art. La référence à Virginia Woolf y apparaît en filigrane. Dans l’introduction du catalogue, Guy Cogeval, alors directeur du Musée d’Orsay, explique que le titre de l’exposition est une allusion à « cette écrivaine britannique féministe majeure » (2015: 10). Sans citer le reste de ses écrits, il rappelle comment Woolf énonce les difficultés des femmes à créer sans un lieu à elles.
Dans ces deux expositions, la référence à Une chambre à soi, et plus généralement à la figure de Virginia Woolf, semble suffire à conférer une empreinte féministe à l’exposition. Cependant, dans l’exposition de 2015, portant sur les femmes photographes, il semble ne s’agir que d’une évocation, sans véritable intégration de l’essai dans la réflexion des commissaires d’exposition, tandis que le projet de 2009 revendique une filiation directe avec ce texte. Comment ce livre est-il alors associé à des œuvres visuelles dans ces expositions françaises? Virginia Woolf n’est-elle qu’un prétexte féministe ou au contraire, l’assise d’un propos muséal?
Une chambre à soi, le fil rouge de elles @ centrepompidou
En 1971, Linda Nochlin s’interroge : « Why Have There Been No Great Women Artists? » Dans cet article, l’historienne expose les difficultés rencontrées par les femmes pour se former, pour produire ou encore pour promouvoir leur travail artistique. Bien que sa thèse rencontre celle de Virginia Woolf dans Une chambre à soi, Linda Nochlin ne mentionne que rapidement l’écrivaine britannique, en l’incluant dans une lignée de femmes autrices qui offrent un précédent inestimable pour celles qui veulent écrire. Depuis ces années 1970, de nombreux ouvrages et expositions s’emploient à réhabiliter la présence des femmes dans l’art du XXe siècle. Les musées français commencent à s’intéresser à cette question dans les années 2000. Dans l’introduction du catalogue de elles @ centrepompidou, la commissaire Camille Morineau présente l’exposition dont elle a la charge non pas comme une réponse au constat interrogatif de Linda Nochlin, mais comme une nouvelle façon de poser la question (2009a: 14-19). En effet, ne choisir dans les collections du musée que des œuvres faites par des femmes amène à interroger sa politique d’acquisitions en termes de parité et d’inclusivité. Selon la commissaire, si les chiffres ne montrent pas encore un équilibre entre les œuvres signées par des hommes et des femmes, il apparaît clairement que l’entrée dans les collections d’œuvres produites par des femmes s’est accélérée depuis les années 2000. L’exposition est une occasion de prolonger, voire d’amplifier, ce processus. Mais la conservatrice nuance la pertinence des pourcentages de présence des femmes artistes dans les musées, des chiffres souvent mentionnés par la presse pour illustrer cette présence ou plutôt ce manque. Dans une conférence donnée en parallèle d’Elles5, intitulée « Tumultes dans les collections. Une chambre à soi » (2009b), Camille Morineau prend pour exemple l’œuvre sculpturale Untitled (Room 101) (2003) de Rachel Whiteread, imposante par sa taille et son importance dans l’histoire de l’art, afin de montrer que les chiffres ne reflètent pas la valeur de ce type d’acquisition. Pour réaliser cette œuvre, l’artiste britannique a moulé une véritable pièce des locaux de la BBC avant que cette partie du bâtiment ne soit détruite. Le choix de la salle n’est pas anodin, il fait référence à la Room 101, lieu de torture dans 1984 (1949) de George Orwell. Présentée au début du parcours de l’exposition, cette pièce est aux antipodes de l’espace rassurant que Virginia Woolf décrit dans Une chambre à soi. Nous ne sommes pas dans l’illustration littérale de l’essai mais dans une réflexion amenée par le texte.
Dans cette même conférence, Camille Morineau expose l’importance de l’essai de Virginia Woolf dans la genèse de l’exposition : « l’objectif [d’une Chambre à soi] est très proche de ce qu’on a fait dans Elles. » (2009b: 7 min) Le livre agit comme un fil directeur, à la fois dans la conception du contenu mais aussi dans la formulation scénographique consistant en plusieurs espaces distincts. En proposant une réflexion autour de la création féminine tout en étant persuadée que celle-ci n’existe pas, la commissaire a conscience du caractère paradoxal de la démarche et du contenu de l’exposition. Camille Morineau pointe une antinomie dans la présentation des artistes femmes : pour les rendre visibles et les intégrer à l’histoire de l’art, il faut les isoler et ainsi souligner une certaine particularité; or cette exposition montre à quel point leurs œuvres ne se distinguent pas de l’ensemble des pratiques artistiques qui leur sont contemporaines. Ce paradoxe forge également le discours de Virginia Woolf. Celle-ci démontre qu’il n’existe pas spécifiquement de littérature féminine tout en ne s’intéressant qu’aux écrits de femmes. Camille Morineau parle alors de « discours hybride », une façon de « faire émerger un thème pour mieux le faire disparaître » (2009b: 14 min). Les commissaires d’exposition s’accordent pour reprendre ce paradoxe dans la conception de Elles. L’écho à Une chambre en soi se retrouve également dans la forme de l’exposition :
Nous étions persuadés dès le départ qu’il n’existe pas de création féminine. Ce paradoxe important qui est à l’origine de notre projet, nous l’avons travaillé dès le départ comme l’a fait Virginia Woolf, à l’aide de figures de style qui sont, non pas le langage littéraire, car nous sommes dans un musée [mais dans] le langage de l’exposition et [avec] les différents appareils autour de l’exposition. (2009b: 11 min)
L’équipe de commissaires structure l’exposition autour de six sections thématiques : « Pionnières », « Feu à volonté », « Corps slogan », « Excentric Abstraction », « Une chambre à soi » et « Le mot à l’œuvre ». Celles-ci permettent de transposer toute la complexité des productions artistiques réalisées par des femmes, tout en mettant « à distance le langage muséal » (2009b: 13 min), autrement dit la formule classique d’une organisation chronologique. Camille Morineau souligne qu’une chronologie reprendrait les normes des récits classiques de l’histoire de l’art, qui ont, jusqu’ici, échoué à intégrer les femmes. C’est la raison pour laquelle ce mode de classement est écarté. Les productions présentées sont difficilement classables, notamment sur un plan chronologique, ce qui est visible dans l’apparition de mêmes artistes dans plusieurs catégories. La construction de l’exposition vise à produire de nouvelles pistes de réflexion. Elle devient un objet en soi, médiateur de sens6. La section thématique intitulée « Eccentric Abstraction », dont le titre reprend celui d’une exposition de Lucy Lippard (1966), est révélatrice de cet aspect. Il s’agit d’explorer la façon dont les femmes artistes ont inventé de nouvelles voies dans l’abstraction, parallèles aux récits hégémoniques centrés sur des hommes peintres tels que Jackson Pollock, Mark Rothko ou Cy Twombly. Les autres thématiques interrogent des productions touchant aux questions du corps, de l’espace domestique, du rapport au langage, des revendications féministes ou, simplement, de l’histoire de l’entrée des femmes dans les institutions artistiques.
Au regard de l’ensemble de l’exposition, les seuls véritables liens qui se tissent entre toutes ces artistes sont l’appartenance au genre féminin et une pratique artistique développée dans un cadre professionnel ou amateur. Les commissaires soulignent la pluralité des propositions, en termes de médiums et de contenus, mais aussi la diversité des attitudes de ces artistes vis-à-vis de leur condition de femme. Le titre est le reflet de ces singularités : « elles » est privilégié au dénominatif « femmes », car ce mot renvoie toujours à l’autre, à celle qui ne se définit que face à l’homme (Morineau, 2009b: 16 min). Dans son essai, Virginia Woolf souligne également l’aspect réducteur de la terminologie « femme », cependant elle complexifie rapidement ce terme pour lui conférer l’idée d’un être aux multiples facettes :
Les femmes n’aiment pas les femmes. Les femmes… mais n’êtes-vous pas lasses jusqu’à l’écœurement de ce mot. […] La vérité, c’est que souvent j’aime les femmes. J’aime leur absence de convention. J’aime leur intégralité. J’aime leur anonymat. J’aime… (2001 [1929]: 166)
Les commissaires de l’exposition Elles ne reprennent pas directement les mots de Virginia Woolf sur ce point. Cependant, le catalogue ne manque pas de faire allusion aux différents freins créés par des femmes contre d’autres femmes artistes. Il n’est pas question d’un genre uni, mais de différentes postures adoptées dans la création. Dans Elles, ces femmes, artistes avant tout, sont celles qui créent quel qu’en soit le coût, « même dans la pauvreté et l’obscurité » (Woolf, 2001 [1929]: 171).
La déambulation woolfienne dans le parcours d’elles @ centrepompidou
La référence au texte de Virginia Woolf dépasse le cadre théorique général de l’exposition, l’essai accompagne également la visiteuse ou le visiteur dans son parcours en s’intégrant aux citations placées sur les cimaises du musée pour contextualiser les œuvres d’un point de vue social, politique ou philosophique. D’autres autrices côtoient Virginia Woolf, telles que Simone de Beauvoir et Monique Wittig, ainsi que des auteurs masculins ayant réfléchi à la condition sociale et matérielle des femmes, comme Pierre Bourdieu.
L’exposition s’ouvre sur des citations au mur de livres qui ont marqué Camille Morineau dans sa découverte des études de genre : Only paradoxes to offer de Joan Wallach Scott, publié en 1996, et un passage de la conférence de Cambridge, donnée par Virginia Woolf en 1929, invitant les femmes à écrire ce qu’elles pensent, sans se soucier des hommes. Les citations suivantes s’articulent autour du constat woolfien que les femmes intéressent les hommes sans que l’inverse ne se produise pour autant. Les commissaires exposent les mots des historiennes et philosophes, telles que Lucy Lippard ou Griselda Pollock, posant la question d’une écriture qui serait masculine dans la forme et dans le contenu, à l’instar de cette citation de Michelle Perrot dans Les femmes ou les silences de l’histoire : « Le métier d’historien est un métier d’hommes qui écrivent l’histoire au masculin. Vouées à l’univers de la répétition de l’infime, les femmes ont-elles une histoire? » (2020 [1992]). La section thématique « Feu à volonté » vise à penser une écriture de l’histoire de l’art au sein de laquelle les femmes seraient parties prenantes et non soumises au récit des hommes. Cette partie fait écho à la conclusion du deuxième chapitre d’Une chambre à soi où Virginia Woolf contemple la possibilité d’une présence des femmes dans toutes les activités professionnelles existantes (2001 [1929]: 60). Pour elle, au moment où les femmes exerceront les mêmes métiers que les hommes, l’histoire devra s’écrire avec elles.
Camille Morineau reprend la position de Virginia Woolf sur le sujet du genre. La question d’un esprit masculin ou féminin ne se résout, pour l’écrivaine britannique, que dans une symbiose totale en un seul cerveau. L’esprit féminin infuse autant le cerveau masculin que le contraire. Virginia Woolf prend pour exemple « l’esprit de Shakespeare comme étant le type de l’androgyne, de l’esprit masculin-féminin » (148). Elle expose plus loin l’idée selon laquelle « [i]l est néfaste d’être purement un homme ou une femme ; il faut être femme-masculin ou homme-féminin » (156). Sur cette question, Judith Butler et Simone de Beauvoir sont convoquées dans l’exposition pour souligner la dimension sociale de la définition des genres. Pour appuyer ce point, la photographie par Man Ray de Rrose Sélavy (1921), alter ego féminin de Marcel Duchamp, est intégrée au corpus d’œuvres exposé. Les questionnements des commissaires, Camille Morineau, Quentin Bajac, Cécile Debray, Valérie Guillaume et Emma Lavigne, ont été nombreux quant à la pertinence de la présence de ce portrait dans l’exposition, mais c’est précisément cette identité féminine construite qui renforce le propos ici. Un retour, par des citations, à l’exposition Fémininmasculin. Le sexe de l’art, présentée également au Centre Pompidou, en 1995, prolonge l’exploration du flou entre le masculin et le féminin, ainsi que la réflexion sur la difficulté de projeter des formes artistiques dans un genre plutôt qu’un autre. Sans s’imposer comme une référence, Virginia Woolf était d’ailleurs mentionnée dans le catalogue de cette exposition, en raison de l’impossibilité de qualifier son écriture de « féminine » (Marcadé, 1995: 46). Son roman Orlando. A Biography, publié en 1928, offre, en outre, un parallèle littéraire parfait à une figure androgyne telle que Rrose Sévaly ou Claude Cahun. L’ouvrage raconte l’histoire d’un homme qui, un matin, se réveille en femme. Il résonne avec de nombreuses réflexions sur le refus du patriarcat présentes dans Une chambre à soi, qui paraît un an plus tard.
De Elles à Women House, le déplacement d’Une chambre à soi
Si la référence à Une chambre à soi traverse l’ensemble de l’exposition Elles, une section y fait directement mention par la reprise du titre de l’essai. Au premier regard, le lien entre les œuvres choisies et le texte de Virginia Woolf se situe uniquement dans l’exploration de différents espaces, majoritairement domestiques. La question de l’argent nécessaire à la création, centrale dans l’essai, semble évacuée dans l’exposition. Pour retrouver cet aspect, il faut se référer au texte « Pionnières » du catalogue, consacré aux artistes femmes des avant-gardes du début du XXe siècle. Cécile Debray y mentionne la sécurité financière primordiale pour avoir la disposition mentale indispensable à la création. Elle cite d’ailleurs Virginia Woolf sur ce point : « La liberté intellectuelle dépend des choses matérielles » (Woolf, 2001 [1929]: 162, cité par Debray, 2009: 24).
Dans cette section « Une chambre à soi », qui est la dernière de l’exposition, le sujet de l’espace personnel de création dépasse celui de la chambre. Les œuvres proposent d’autres lieux, autant matériels qu’immatériels. La question du lieu physique de création, autant que celle de l’espace mental impératif à la réalisation artistique sont explorées. Camille Morineau s’appuie ici sur un passage négligé de l’essai de Woolf : la description de la diversité des chambres, un investissement des lieux si différents que la commissaire considère déjà comme des œuvres d’art en soi (2009b: 57 min) :
Les chambres diffèrent si totalement les unes des autres; elles sont calmes et pleines de bruit, donnent sur la mer ou, au contraire, sur la cour d’une prison; elles sont encombrées de linge qui sèche, ou toutes vivantes d’opales et de soieries; elles sont rudes comme des crins de chevaux ou douces comme des plumes — il suffit d’entrer dans n’importe quelle chambre de n’importe quelle rue pour que se jette à votre face toute cette force extrêmement complexe de la féminité. Comment pourrait-il en être autrement? Car les femmes sont restées assises à l’intérieur de leurs maisons pendant des millions d’années, si bien qu’à présent les murs mêmes sont imprégnés de leur force créatrice. (Woolf, 2001 [1929]: 131)
De ce long passage, nous pouvons retenir l’idée que l’espace est à la fois celui qui emprisonne physiquement et celui où s’exerce la liberté mentale. Cette idée se retrouve dans les œuvres de Sandy Skoglund, qui déploient un imaginaire complexe dans des espaces clos, ou dans les sculptures comme Reflexions of A Waterfall I (1982) de Louise Nevelson, qui donne à voir une surface monochrome polysémique : une construction architecturale questionnant l’espace projeté, mental comme physique. L’omission du livre semi-autobiographique de Charlotte Perkins Gilman, The Yellow Wallpaper (1997 [1892]), est étonnante ici. Ce récit est celui d’une femme enfermée dans une pièce aux murs recouverts d’un papier peint jaune, métaphore de la société patriarcale aux États-Unis. Au fur et à mesure du temps, elle y voit apparaître des visages féminins, enfermés comme elle, qu’elle essaye en vain de libérer en arrachant le papier peint. Référence incontournable dans les expositions présentant des œuvres féministes aux États-Unis, Charlotte Perkins Gilman est absente de la bibliographie de Elles et des expositions en France de façon générale.
La section « Une chambre à soi » est clairement à percevoir dans l’exposition Elles comme le résultat des possibilités et limitations offertes par un choix exclusif dans les collections du musée. Cette contrainte n’offre pas une grande marge de manœuvre aux commissaires d’exposition quant au choix des œuvres visuelles en lien avec ce texte. Ceux-ci se sont donc tournés vers des œuvres touchant au poids des tâches domestiques avec Martha Rosler, à la vie familiale, visible dans la vidéo Facing a Family (1971) de Valie Export, dans les photographies de Florence Paradeis et dans les mises en scène de Véronique Ellena. La femme y est confinée à un espace partagé et accablée de tâches qu’elle doit faire pour les autres. Virginia Woolf fait état de cette proximité permanente :
Si une femme écrivait, elle devait le faire dans le salon commun. Et sans cesse on interrompait son travail — chose dont Miss Nightingale devait se plaindre avec tant de véhémence : « Les femmes n’ont jamais une demi-heure dont elles puissent dire qu’elle leur appartienne. » (2001 [1929]: 99)
Ce poids de la domesticité se retrouve également chez des penseurs comme Pierre Bourdieu, dont La domination masculine (1998) est cité dans cette section de l’exposition. Dans cet ouvrage, Bourdieu évoque l’enfermement dans la maison et l’éloignement de la femme de toutes les affaires dites sérieuses et de création (2002 [1998]: 132-135). En dehors des questions financières, la condition matérielle de la création se pose également en termes de disposition mentale chez Virginia Woolf. Il n’est pas question de silence et d’éviter les tâches domestiques, mais de croire simplement en la possibilité d’écrire. En effet, l’écrivaine constate qu’on n’encourage pas les femmes à devenir artistes, qu’on leur répète, au contraire, constamment qu’elles ne peuvent créer, et que nombre de femmes finissent par adhérer à cette idée (2001 [1929]: 79). Elles souligne à quel point, justement, les femmes sont, malgré tout, capables de créer : malgré les hommes, malgré les conditions sociales et matérielles, malgré les préjugés. Cet espace mental est difficile à représenter. C’est chez Tatiana Trouvé que les commissaires reconnaissent sa meilleure formulation visuelle : par une installation regroupant Rock (2007), trois dessins de la série Intranquility (2006-2007) et une série de plexiglas, l’artiste sculpte l’espace comme une projection mentale. Chaque spectateur peut y trouver ses propres limites ou, au contraire, un lieu de liberté.
Avec Tatiana Trouvé, « Une chambre à soi » devient une métaphore plurielle pour penser la création des femmes artistes. Cependant, la question de l’atelier, endroit propre à l’artiste, est éludée. Rien ne fait écho à cet endroit où l’artiste peut s’isoler, celui qui peut être envahi d’œuvres, un espace pourtant pertinent dans la transposition du texte au visuel d’Une chambre pour soi. Cécile Debray cite la peintre Joan Mitchell :
J’ai eu le sentiment plus ou moins vrai d’être toute ma vie envahie par les autres, et mon atelier était considéré comme le territoire de tout le monde. Est-ce parce qu’il était le lieu de la femme, tous trouvaient normal de le partager. Or ce lieu m’est tout à fait personnel et c’est bien le seul. (Lawless, 1990: 14, cité dans Debray, 2009: 26)
Or, Joan Mitchell s’est trouvée dépossédée de son atelier par un entourage qui semblait la condamner perpétuellement à être une femme avant d’être une artiste. La chambre à soi ne semble pas être suffisante, faut-il encore pouvoir la fermer à clef afin de se préserver d’une domesticité envahissante.
Dans sa conférence de 2009 que nous avons déjà citée, Camille Morineau insiste sur la dimension collective du projet Elles, mais aussi sur le constat qu’il n’emporte pas l’adhésion de tous. C’est effectivement une exposition propice à la polémique. Dans le catalogue, les auteurs tentent de la désamorcer avant même l’ouverture de l’exposition, mais ils n’y échappent pas. Le Monde publie ainsi un article au titre éloquent : « Le Centre Pompidou glorifie les femmes au risque de les placer dans un ghetto » (Lequeux, 2009). Lorsque Camille Morineau arrive à la Monnaie de Paris comme directrice des collections et des expositions, elle instaure une programmation qui fait une large place aux artistes femmes, prolongeant ainsi la réflexion de Elles. En 2017, s’y ouvre Women House, une exposition présentée en partenariat avec le National Museum of Women in the Arts situé à Washington, et dont elle assure le commissariat en collaboration avec Lucia Pesapane7. Comme dans Elles, on y trouve une structure sous forme de thématiques ainsi qu’une section intitulée « Une chambre à soi », signes de l’importance de son apport personnel dans l’exposition de 2009. Néanmoins, l’agencement de Women House diffère et la section « Une chambre à soi » n’ouvre plus sur des espaces métaphoriques, mais devient un endroit rassurant, où l’on peut se comporter comme on le souhaite, où il est possible de jouer avec son corps, où l’artiste est à l’abri des regards. On y trouve les artistes Claude Cahun et Kirsten Justesen, qui jouent avec le mobilier, ou Francesca Woodman et Zanele Muholi, qui explorent le corps dans l’espace intime. Dans Women House, l’influence de Virginia Woolf est moindre. L’exposition intègre des références à la culture populaire, à l’image de la section intitulée « Desperate Housewives ». La thématique générale, plus resserrée que celles de Elles, ainsi qu’un espace d’exposition moins important qu’au Centre Pompidou offrent un discours centré sur les œuvres et leurs rapports à l’espace plus qu’à la question de l’entrée des artistes femmes dans l’institution. Virginia Woolf s’insère ici dans le propos général sans pour autant opérer comme fil conducteur de l’exposition.
Virginia Woolf, discrète marraine de Qui a peur des femmes photographes?
En octobre 2015, les musées d’Orsay et de l’Orangerie à Paris inaugurent une exposition intitulée Qui a peur des femmes photographes? 1839-1945. Ce titre reflète l’ambition des commissaires d’interroger la place des femmes photographes à la fois dans l’histoire du médium et dans l’institution muséale. Rapidement, les critiques font le rapprochement entre cette exposition et celle de 2009, elles @ centrepompidou8. Plusieurs éléments justifient ce parallèle : le choix de réunir des artistes en fonction de leur genre, la volonté de réévaluer la présence des femmes dans l’histoire de l’art, mais aussi la référence à Virginia Woolf. Dans cette exposition de 2015, l’allusion à Woolf est toutefois plus subtile que dans Elles. Il faut reconnaître dans ce titre le détournement de la pièce d’Edward Albee : Who’s Afraid of Virginia Woolf ? (Qui a peur de Virginia Woolf?) Présentée pour la première fois en 1962, cette pièce de théâtre est un face-à-face conjugal entre deux quadragénaires, un règlement de compte provoqué par la présence d’un jeune couple. Dans cet affrontement, la rengaine « Who’s afraid of Virginia Woolf? », sur l’air de Who’s Afraid of the Big Bad Wolf? (Walt Disney, 1933), a pour effet d’éteindre la discussion. Il faut alors entendre le jeu de mots basé sur la consonance entre « big bad wolf » et « Virginia Woolf ».
Quel est le rapport entre une exposition sur les femmes photographes et le drame conjugal de la pièce de théâtre? Ce n’est pas le contenu de la pièce qui intéresse ici les commissaires, mais le sous-entendu sur un féminisme menaçant qu’incarnerait notamment Virginia Woolf. L’écrivaine britannique s’impose facilement comme référence, surtout au regard de sa grand-tante, Julia Margaret Cameron, photographe majeure du XIXe siècle. Cette filiation se perçoit dans le portrait retenu pour l’affiche de l’exposition au Musée de l’Orangerie, qui présente la première partie de la chronologie, de 1839 à 1919. Il s’agit de Lady Duckworth, née Julia Jackson, la nièce de Cameron, qui épouse en secondes noces Leslie Stephen avec qui elle aura deux enfants, Virginia Woolf et Vanessa Bell. Aussi subtile soit-elle, l’évocation de Virginia Woolf dans ce titre permet aux trois commissaires d’exposition, Ulrich Pohlmann, Thomas Galifot et Marie Robert, d’engager une réflexion sur les difficultés des femmes photographes à entrer dans l’histoire du médium. Mais le lien avec Woolf s’arrête ici. L’écrivaine n’apparaît plus ni dans l’exposition ni dans le catalogue. La question se pose alors de savoir si la simple allusion au nom de Virginia Woolf implique automatiquement cette idée de difficulté, quand on est une femme, à créer mais aussi à entrer dans les institutions, qu’elles soient littéraires, universitaires ou muséales. L’écrivaine prend ici le rôle d’une marraine à distance, dont la seule évocation offre une assise dans l’histoire féministe, plutôt que celui d’un véritable socle de réflexion sur l’histoire de la photographie. Il faut noter néanmoins la persistance de cette figure tutélaire en regard des derniers ouvrages et expositions sur l’importance de la pratique photographique des femmes et notamment sur leur grande présence dans les premières années du médium, à un moment où des aptitudes techniques poussées sont nécessaires à sa pratique, qui est donc rapidement si ce n’est automatiquement considérée comme masculine. Marie Robert, l’une des commissaires de l’exposition, en offre un exemple dans l’introduction de son dernier ouvrage, Une histoire mondiale des femmes photographes : elle y évoque la conquête des « bastions masculins » par les femmes photographes grâce à un « accès à une “chambre (noire) à soi” — chère à Virginia Woolf » (Lebart et Robert, 2020: 22).
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La réflexion amorcée par Virginia Woolf sur les possibilités de création des femmes se prolonge ainsi par l’exposition, un outil de monstration offrant une visibilité à ce qui est autrement invisible. Marie Darrieusecq, dans la préface de sa traduction de l’essai de Woolf, évoque l’action bénéfique de la littérature en ce sens : « Donner la parole à ce qui est minoré, donner à voir l’invisible, la littérature travaille à cela. Et traduire, c’est aussi lutter contre le silence, et favoriser la mise en contact des univers passés sous silence. » (2020: 18-19) Le texte de Woolf opère comme une référence aussi incontournable qu’intelligible dans tous les domaines comme le montre la récurrence des références à l’écrivaine britannique ces dernières années. Celle-ci est citée par des écrivains, des dramaturges et des couturiers, jusqu’à être exposée dans les défilés de mode9. En 2019, le colloque international « Recycling Woolf » organisé au sein de l’Université de Lorraine revient sur ce phénomène d’appropriation et de détournements des écrits de l’écrivaine par des auteurs et artistes. Parmi les panels, deux étaient consacrés aux références à Virginia Woolf dans l’art contemporain10. Il semble ainsi que l’inspiration woolfienne n’était qu’à ses prémices dans l’exposition elles @ centrepompidou en 2009. Depuis, le lien entre Virginia Woolf, la création, et particulièrement celles des femmes, est ancré dans les esprits. Si l’écrivaine est depuis longtemps considérée comme un symbole de défiance face à la frilosité des institutions à inclure des femmes, aujourd’hui elle est devenue le symbole conquérant de leur entrée dans les musées.
- 1. Toutes les citations de l’essai Une chambre à soi sont extraites de la traduction de Clara Malraux datant de 1951. En 2016, une traduction de Marie Darrieussecq paraît aux éditions Denoël avec le titre Un lieu à soi, traduction plus juste du terme « Room ». En raison des dates des expositions étudiées dans cet article, nous avons privilégié la traduction de Clara Malraux.
- 2. Virginia Woolf commence sa déambulation dans Oxbridge, lieu inventé dont le nom correspond à la contraction de Oxford et Cambridge.
- 3. Par exemple, le critique Lilan C. Ford commente : « Si vous ratez ce livre, qui est profond et subtil, doucement ironique et magnifiquement écrit, vous aurez raté une expérience de lecture importante. » (The Los Angeles Times, 1er décembre 1929; extrait traduit et reproduit dans Séry, 2020).
- 4. En 1995, le Centre Pompidou présente une exposition sur l’impact du féminisme sur l’art (FémininMasculin, Le sexe de l’art, du 26 octobre 1995 au 12 février 1996). À la même période, en 1996, l’Institute of Contemporary Art de Boston ouvre Inside the Visible. An Elliptical Traverse of Twentieth Century Art in, of, and From the Feminine. En 2007, trois expositions portent sur la thématique de l’art féministe : Wack! Art and the Feminist Revolution (MOCA, Los Angeles, 2007), Global Feminism (Brooklyn Museum, New York, 2007) et Kiss-Kiss Bang Bang (Museo de Bellas Artes de Bilbao, 2007).
- 5. Nous reprenons ce diminutif proposé par la commissaire Camille Morineau pour désigner l’exposition.
- 6. Sur cette question, voir Jean Davallon et Émilie Flon, « Le média exposition » (2013).
- 7. L’exposition Women House a eu lieu du 20 octobre 2017 au 28 janvier 2018 à la Monnaie de Paris et du 9 mars au 28 mai 2018 au National Museum of Women in the Arts à Washington.
- 8. Voir, par exemple, l’article de Claire Guillot, « L’appareil photo, plus paritaire qu’il n’y paraît » (2016).
- 9. Parmi les exemples récents, Natacha Ramsay-Levi, directrice artistique de la marque Chloé, répond à une question sur la créativité en période de pandémie : « Pour créer, il faut un espace protégé et solitaire dont je ne disposais pas. » (Von Bardeleben, 2020). Les derniers défilés inspirent à un journaliste du Monde le titre « Une mode à soi » pour évoquer l’idée d’introspection des créateurs de mode (Pérez et Von Bardeleben, 2021). Nous pouvons également citer Jane Birkin déclarant, dans le podcast « Le goût de M » : « Comme Virginia Woolf, je rêvais d’avoir ma chambre à moi. » (Sarratia, 2021). En parallèle, certains journaux conseillent la lecture d’Une Chambre à soi en période de confinement (Kaprièlian, 2020). Cette nouvelle actualité de Virginia Woolf inspire déjà en 2019 un dossier au Figaro sur l’écrivaine intitulé « Le retour en grâce de Virginia Woolf » (Ferney, 2019).
- 10. Le colloque « Recycling Woolf » a été organisé par Monica Latham, Caroline Marie et Anne-Laure Rigeade du 27 au 29 juin 2019. Les actes ont été publiés en août 2021 aux éditions Routledge (Latham, 2021).