« Rater mieux » — écrivait Samuel Beckett en 1982 dans Cap au pire (1991: 19). Au-delà de l’oxymore qui frappe l’œil et l’esprit, la formule atteint assez précisément sa cible; assez précisément seulement puisqu’il ne saurait être, on l’a bien compris, tout à fait question de viser juste en la matière. N’oublions pas que cette expression, si souvent citée sans queue ni tête, est immédiatement suivie du passage : « Ou mieux plus mal. Rater plus mal encore. » (19)
Le verbe « rater » a une attachante étymologie : il viendrait du rat, le rongeur, le bruit du rouet du fusil faisant long feu — qui impose sa première signification — rappelant, semble-t-il, celui du muridé qui gratte les murs, et l’on aurait d’abord dit « prendre un rat » (qui donnera également l’expression « prendre un râteau » pour désigner la manière d’être amoureusement éconduit). Qui rate, se prend un râteau. On dit aussi « louper » : qui vient du loup, au sens du défaut (comme dans « il y a un loup », « il y a anguille sous roche »). Rater, c’est se mettre des loups et des rats dans la poche, tout un bestiaire traditionnellement grevé de connotations plus ou moins déplaisantes.
Or, soutient Beckett, on peut réussir en ratant; mieux : le seul moyen de vraiment réussir est sans doute d’arriver à rater d’une certaine façon. Disons ainsi pour commencer. La différence entre les bons films et les mauvais — c’est ce qui nous préoccupe ici, à supposer que cette question ait un sens — ne se tiendrait donc pas entre les films ratés et les films réussis, mais entre les films mal ratés et les films bien ratés. Tout ce qui serait inratable, si cela peut exister, ou inraté, ce qui est sans doute encore plus rare, n’aurait aucune valeur esthétique : c’est ni plus ni moins que le critère de la falsifiabilité poppérienne appliqué aux œuvres d’art (si ça ne peut pas être faux, ça n’est pas de la science). Pourrait-on, à partir de là, aller jusqu’à dire que certains réalisateurs incontournables de l’histoire artistique du cinéma ne le sont précisément que parce qu’ils auraient, mieux que tous les autres, tout raté, mais dans une acception intensive — celle de la visée impossible de la totalité — qui les différencie des plus mauvais cinéastes, qui eux aussi ont certainement tout raté, mais en un tout autre sens, purement quantitatif? Quand je parle de « totalité », il faut ici également s’entendre sur le sens de ce mot. Les pires cinéastes ratent leurs films les uns à la suite des autres, par succession extérieure et mécanique, factuellement, et le ratage concerne la chose faite; chez les meilleurs — les vrais artistes — le ratage est la condition de possibilité de leur œuvre pensée comme un tout nécessaire, interne et organique. Entre les deux évoluent la majorité des cinéastes.
On aura pénétré que mon ambition n’est pas de démontrer que tout ratage réussit malgré tout quelque chose — comme on le trouve autant, mais de manière assurément différente, dans la pensée positive que dans la psychanalyse1 —, car il importe au contraire que le ratage rate. Un ratage qui ne raterait pas, un ratage qui ne serait pas lui-même raté, ne passerait pas les fourches caudines, impératives en science comme en art, de la réfutabilité. En revanche, ce qui va m’intéresser, c’est que toute œuvre d’art supérieure ne réussit que parce qu’elle échoue. Et qu’elle échoue d’un échec qu’il n’y a aucun gain à vouloir tordre en réussite — échec non pas relativement au sujet émetteur des images — qui peut toujours trouver son compte dans le ratage (« Nous devons aussi au ça rate les seules occasions de cerner la jouissance », Miller, 2018: 127) —, à ses pulsions ou à ses fantasmes2, mais relativement à la nature de l’objet visé par les images.
Le cinéaste danois Carl Theodor Dreyer est l’un de ces artistes majeurs de l’histoire du cinéma. Bien sûr, il lui est arrivé de rater un film au sens le plus commun du terme. C’est ainsi le cas — du moins si l’on en croit les aveux du principal intéressé lui-même — de Deux Êtres (Två människor), mélodrame sentimental réalisé à Stockholm en 1945 après que Dreyer avait fui l’invasion du Danemark par l’armée allemande. N’ayant pas eu la liberté de faire ce qu’il souhaitait, notamment dans le choix des acteurs, Dreyer a déclaré en 1965 aux Cahiers du cinéma : « C’est un film complètement raté » (Dreyer, 1997 [1983]: 155). À propos d’un film plus ancien, Il était une fois (Der var engang, 1922), mettant en scène une princesse difficile à marier et un prétendant secondé par des objets magiques, Dreyer écrit encore que « c’est un film manqué. Complètement manqué » (152). Le ratage dreyerien qui va m’occuper ici est d’un tout autre ordre.
De quoi s’agit-il donc?
Le ratage irréparable. Vampyr, La Passion de Jeanne d’Arc
Généralement, le critique ou l’analyste départage les ratages en deux catégories : les volontaires et les involontaires. Ainsi est-il arrivé que l’on produise des chefs-d’œuvre en échouant délibérément en ceci ou cela, ou qu’un film puisse bénéficier d’un accident imprévu pour améliorer sa valeur artistique et acquérir dans l’histoire du cinéma une place meilleure peut-être que celle qu’il aurait occupée sans cette anicroche. Ces cas-là sont, en regard de ce que je me propose, relativement secondaires. Je les qualifierai volontiers de « degré zéro » du ratage, tant ils ne concernent encore en rien la personnalité de l’œuvre de Dreyer.
Dans le corpus cinématographique de Dreyer, certains films en relèvent expressément. L’un des cas est très connu. En 1932, le cinéaste signe, grâce à des capitaux privés français et allemands, Vampyr, ou l’étrange aventure de David Gray (Vampyr. Des Traum des Allen Gray), empruntant des éléments à deux récits gothiques de Sheridan Le Fanu collectés dans le recueil In a Glass Darkly (1872), et mettant en scène un voyageur aux prises avec le vampirisme. Le film est resté célèbre pour avoir subi au moment du développement du tirage négatif une mauvaise manipulation — survenue après la première erreur du « y » dans le titre (celui de Dreyer, remarquons) — ayant conduit au voilement de la pellicule. Dans le cadre du visionnage des premières épreuves de tournage, Dreyer et son directeur de la photographie, Rudolph Maté, ont opté pour une ambiance lumineuse grisâtre qui, hélas, imprima la bande photosensible. Le hasard n’a-t-il pas ici admirablement fait les choses, et de ce revers un atout visuel incomparable, en conférant à l’image une tonalité brumeuse permanente, incrustée dans sa propre peau (pellis)? Électrisant la perte des repères, l’image est comme vue à travers la diaphanéité d’un ectoplasme, allant au-delà d’elle-même jusqu’à voiler les voix et le regard des personnages voyant toujours à travers « un brouillard, des épaisseurs d’air, ou plus prosaïquement des vitres embuées ou translucides […] : dans un miroir — obscurément » (Aumont, 1993: 19). Car qu’est-ce que le cinéma, sinon la vie aspirée par une caméra suceuse, puis projetée sous forme de spectres translucides sur un drap blanc? Vampyr lui-même est, dans la chronologie du médium filmique, plus que n’importe quel autre, un film « zombie », mort et vivant, à la fois muet à une époque déjà passée à autre chose (les intertitres) et parlant (les séquences, peu nombreuses, furent enregistrées en versions française, anglaise et allemande). C’est un film muet avec des sons.
En ce sens, Vampyr forme un remarquable diptyque « raté » avec le long-métrage précédent de Dreyer, La Passion de Jeanne d’Arc, réalisé en France en 1928, qui, là aussi pour des raisons techniques inattendues, n’a pas pu être tourné ainsi qu’il était prévu et se présente finalement comme un film sans paroles, mais adoptant de nombreux codes du parlant : par exemple le travelling arrière sur le juge qui s’adresse à la caméra. Le sort devait continuer de s’acharner sur le film puisque, à l’automne 1928, son unique négatif fut détruit dans l’incendie des laboratoires berlinois de la U.F.A. Devant l’impossibilité de tirer d’autres copies que les quelques-unes en circulation, mais bien insuffisantes, Dreyer et sa monteuse, Madame Oswald, durent réaliser un second montage à partir des chutes conservées. C’est ce film qui fut présenté au public et dont le cinéaste a assuré que personne, à part lui et sa complice, ne pourrait voir en quoi il différait du premier (Drouzy, 1982: 248).
Dire d’ordinaire d’un film ou d’un article qu’il est raté, revient à lui faire un reproche. Une œuvre ratée, c’est une œuvre qui aurait pu, voire aurait dû (ce n’est pas seulement une question d’erreur, mais de faute), ne pas l’être. Parler d’une œuvre ratée, c’est immédiatement se poser la question de son amélioration et des moyens d’y parvenir. Bref, c’est considérer le ratage comme un moins-être en face duquel l’attitude juste est celle de la fiction correctrice. On voit que, bien qu’ils relèvent de types de ratage largement convenus et partagés par de nombreux créateurs (l’accident, l’imprévu), les deux exemples précédents échappent déjà à cette capture conventionnelle du ratage. Il ne viendrait à l’esprit d’aucun spectateur de « réparer » Vampyr ou La Passion de Jeanne d’Arc en revenant à l’intention initiale du cinéaste ou en défaisant — en admettant que cela soit possible — ce que la fortune a autrement décidé. Ces aléas font désormais partie de l’œuvre, à tel point que, sans eux, ce n’est pas tant que cette œuvre pourrait être autre, qu’elle serait pour nous tout simplement inimaginable, et cesserait d’exister. Enlever le raté, c’est ôter à l’image sa qualité d’image. Enlever le raté, c’est détruire le film.
La réparation par le ratage. Ordet
Dreyer, enfant adopté et élevé dans le protestantisme réformiste de Nikolai Grundtvig et Kaj Munk, devenu un jeune homme caractérisé par le « manque de milieu affectif épanouissant, de racines et de passé » (Drouzy, 1982: 133), a eu deux buts dans sa vie cinématographique. Le premier : élever une stèle (comme disait Pindare) à sa mère, Joséphine Nilsson, gouvernante suédoise séduite par un patron de ferme qui plaça son garçon en orphelinat dès la naissance — où il commença sa vie de foyer d’accueil en foyer d’accueil — puis le renia deux ans plus tard au moment où elle tomba une seconde fois enceinte, cette fois-ci d’un ingénieur agronome, en décidant d’effacer toutes les traces de sa première grossesse par une adoption définitive (elle mourut en avortant dans sa masure, suite à une nouvelle désillusion sentimentale). Le second : mettre en scène une vie prosémite de Jésus de Nazareth3, « l’œuvre de [sa] vie » (Dreyer, 1986), pour laquelle le cinéaste a même pensé utiliser la couleur (ce qui ne lui arriva jamais, sauf pour Gertrud [1964]) — intention qu’il ne put, hélas, mener à son terme pendant près de quarante ans, jusqu’à sa mort en 1968 (la première idée date des années 1930-31, juste après le tournage de La Passion de Jeanne d’Arc4).
Ces deux objectifs, malgré les apparences, ne sont pas si différents. Si le premier ressortit à des raisons autobiographiques, et le second à des raisons théologiques; si le premier repose sur des intentions liées à une histoire privée, tandis que le second porte un message adressé à l’humanité en général, ils ont en commun de vouloir mettre des images sur deux réalités inconnaissables et jamais vues : la maternité comme hors-champ relatif de notre origine par la naissance qu’on a vécue mais à laquelle on n’a pas assisté, dont on n’a pas d’images à soi pour s’en souvenir (personne, en réalité, n’a connu sa mère telle qu’elle nous donna la vie5), et la divinité, quoi qu’elle soit exactement (et que l’on ne saura sans doute jamais), comme hors-champ spirituel absolu, origine de toute création, qu’aucune image ne saurait contenir, « l’infigurable dans la figure, l’inénarrable dans le discours » (saint Bernardin de Sienne, cité dans Parret, 2006: 291). Maternité humaine et paternité divine engagent un ratage fondamental auquel les images des films, quand elles ont de l’âme, ne peuvent pas ne pas se confronter tant — on le verra — elles impliquent une définition même de ce qu’est le cinéma. Comme l’a déclaré Dreyer lui-même, d’un tempérament distant et secret guidé par le souci constant de la perfection (des cadrages, des accessoires et des décors, de la dramaturgie, des éclairages), le cinéma fut « [sa] seule grande passion » (Dreyer, 1997 [1983]: 79) — mot qu’il faut comprendre ici dans les deux sens, quitte à lui ajouter une majuscule.
Rater la perte de la mère
L’œuvre de Dreyer est traversée par un secret — le secret de Joséphine Nilsson — que même ses proches ignoraient et qui a été révélé par les travaux de Maurice Drouzy en vue de mieux comprendre un cinéma mû par une « nécessité intérieure » (1982: 361). Sur les quatorze films que Dreyer réalisa au cours de sa carrière, plusieurs font explicitement allusion à une Joséphine fantasmée, idéalisée, et à Inger Marie Dreyer, la mère adoptive détestée, sévère matrone puritaine qui ne lui adressa jamais le moindre signe de tendresse (le couple Dreyer avait plutôt tendance à lui reprocher ce qu’il coûtait au ménage), et que tout le monde appelait simplement Marie. Cela se concentre surtout dans le traitement onomastique des personnages. Toutes les femmes âgées, inquiétantes, sinistres ou repoussantes, portent, chez Dreyer, des prénoms associés phonétiquement à Marie : c’est la veuve septuagénaire que doit épouser un jeune homme pour devenir pasteur dans La Quatrième Alliance de Dame Marguerite (Prästänkan, 1920); ce sont Merete et Marte Herlofs dans Jour de colère (Vredens Dag, 1943), la mère rigoriste d’Absalon et la vieille femme accusée de sorcellerie, torturée puis brûlée; c’est Marguerite Chopin, la vampiresse décatie de Vampyr. Dans le scénario sur Jésus de Nazareth, le nom de Marie n’est nulle part écrit : partout elle est désignée par la périphrase « la mère de Jésus [mor til Jesus] », puisqu’il convient de la chérir comme notre vraie mère qui est aux cieux, qui est à Dieu — ce qui ne peut se faire si elle conserve le prénom de la mère odieuse.
Inversement, les femmes désirables ou victimes héritent des caractéristiques du prénom de la « vraie » mère. Dès le premier film — Le Président (Præsidenten, 1919) — la jeune fille accusée d’infanticide, Victorine, partage la fin de son prénom avec Joséphine Nilsson. Les deux sœurs de Vampyr, Gisèle et Léone, au demeurant quasiment interchangeables, portent des prénoms en mot-valise (le premier finit par la syllabe qui ouvre l’autre) et forment, une fois associés, le mot « Gis-éone », anagramme presque parfaite de José(ph)ine, par quoi, dans ce film comme dans d’autres, Dreyer « s’effor[ce] de retrouver […] les traces de sa mère et par là de prolonger en lui son existence, la sauvant de l’oubli et donc de la mort définitive » (Drouzy, 1982: 259). Ou mieux : s’efforce de la ressusciter, de la sauver de la mort, coûte que coûte, par les voies impénétrables du cinéma psychopompe. Plus que vampirisés (c’en est la version mineure dénuée de spiritualité), les corps figés dans l’éternité de l’instant photographique et privés de leur organicité terrestre sont projetés sur le linceul de l’écran dans la lumière glorieuse de la résurrection6. On sait d’ailleurs, dans des films comme Jour de colère ou Ordet (1955), le soin apporté par Dreyer à une intense couleur blanche et à ses contrastes, parfois violents dans un même plan, avec le noir des ombres ou de l’obscurité (Dreyer, 1997 [1983]: 121). Avec le cinéma, moins art de l’image animée que de l’image réanimée, les vivants n’ont plus besoin d’invoquer les morts : ils n’ont qu’à les convoquer machinalement.
Pour Dreyer, la chose est claire : Joséphine n’a pas été responsable de l’abandon de son enfant. […] Toute la production dreyerienne va donc tourner autour du même thème […] : pourquoi Joséphine Nilsson a-t-elle été amenée à délaisser son fils? (Drouzy, 1982: 151-152)
Selon Drouzy, Dreyer a répondu de trois manières à cette question — de la fille-mère condamnée à mort du Président7 à la solitude inexorable de la cantatrice d’âge mûr dans Gertrud, en passant par l’époux despotique du Maître du logis (Du skal aere din hustru, 1925), le tribunal inquisitorial de La Passion de Jeanne d’Arc ou la chasse aux sorcières de Jour de colère (pour s’en tenir aux films qu’il a effectivement réalisés) : psychologiquement, en multipliant les figures d’épouses ou d’amantes dominées par des hommes tyranniques ou obtus; socialement, en s’intéressant à des femmes humiliées par une société patriarcale répressive et intolérante; métaphysiquement, en faisant appel aux puissances surnaturelles du destin — plutôt dans Vampyr ou Pages arrachées au livre de Satan.
Et pourtant, au bout d’un parcours artistique aux formes audiovisuelles variées mais de plus en plus épurées et ascétiques, chez un artiste qui « cherchait au sein même de la corporéité un lieu d’accueil pour les valeurs spirituelles et [dont la] recherche s’acheva dans la frustration, l’abstraction, et, dans certains cas, la distorsion » (Schrader, 2022: 222), il était sans doute inévitable que l’opposition entre ces deux régimes du féminin ne puisse plus tenir. Et l’on peut dire, sans exagération, que c’est le mouvement cinématographique même de l’évolution du style dreyerien — vers toujours plus de perfection et de grâce (c’est là encore un mot spécialement choisi) — qui à terme fit échouer le projet du « monument à la mère » (Drouzy, 1982: 131).
Ordet, Morten Borgen a trois fils, un domaine dont la diagonale la plus longue s’étire jusqu’au littoral du Cattégat, vingt moutons des dunes, un toit poreux, de l’arthrite rhumatoïde, la barbe longue des scaldes et des chanteurs de lignages. C’est un paysan bourru, veuf et autoritaire de la péninsule des Jutes, élevé dans la foi luthérienne du rénovateur Grundtvig, qui défendait la supériorité de la transmission orale sur l’instruction écrite, car Jésus était le Verbe incarné de Dieu : aussi enseigner consiste à laisser s’exprimer le Christ à travers soi. Parler (c’est le sens du titre original), c’est mourir à soi-même. Ses trois fils donnent bien du tracas à Morten. Le premier, Mikkel, est devenu athée, tandis qu’Anders, le cadet, s’obstine à vouloir épouser une jeune piétiste de la sinistre Mission intérieure. Quant au puîné, dont le père voulait faire jadis le nouveau réformateur capable de ranimer la joie du christianisme, il étudia la théologie mais la lecture de Kierkegaard détruisit sa raison par son refus des compromis, des dogmes officiels et par son engagement radical dans le défi incommensurable de devenir soi. Johannes ne peut plus s’identifier qu’au Brise-tombe : à savoir le Christ lui-même, qui le premier fit embarras de l’évidence d’être soi-même, être totalement absent et par ceci le plus présent de tous et à tous, par-delà le temps et l’espace. Lorsque Inger, l’épouse de Mikkel et mère de deux fillettes, rend l’âme en mettant au monde son troisième enfant, Johannes finira par la ressusciter.
J’insiste sur la présentation un peu détaillée de l’avant-dernier film de Dreyer, car il sera également beaucoup question de lui dans la dernière partie de ce texte. Si j’y reviendrai alors comme à un film raté — en regard de certains objectifs exorbitants inatteignables qu’il se fixe (littéralement : ses images feront sortir les yeux de la tête), et au-delà du lieu commun que tout chef-d’œuvre comporte inévitablement des longueurs, des images ridicules, des rebondissements téléphonés, etc. (nécessaires pour faire mieux ressortir les moments admirables : le grand artiste est celui qui sait placer et doser ses effets de ratage) —, c’est un peu différemment que je me propose de commencer par l’aborder maintenant. Dans cette perspective, Ordet n’est pas tant un film raté qu’un film qui, rétrospectivement, fait rater tout le reste de l’œuvre patiemment élaborée du cinéaste. Dreyer n’a pas pu manquer de l’apercevoir, et il a voulu qu’il en fut ainsi. Inger Morten ne partage pas les valeurs d’un système social et religieux étriqué, chicaneur et dogmatique, auquel elle oppose une autre conception de la vie, à ses yeux simple et quotidienne (qui en fait le pendant féminin de Johannes, qu’elle est la seule à comprendre), et qui n’est sans doute pas moins prise aux pièges du patriarcat, « la vie biologique et la fécondité » (Drouzy, 1982: 339) : dans cette adaptation d’une pièce de théâtre de Kaj Munk de 1925, la voilà donc l’image toute désignée de Joséphine Nilsson, avec qui elle partage plusieurs traits de vie et de caractère, jusqu’à mourir en couches. Or, Inger n’est pas du tout nommée, renommée sur le modèle de la mère génitrice, comme on s’y serait attendu relativement aux précédentes pratiques du cinéaste, mais sur le modèle de la mauvaise mère adoptive, dont on se souviendra que le véritable nom de baptême était justement Inger. Dreyer a choisi de garder les prénoms de la pièce originale. Ce faisant, il réactive le vrai prénom (inusité) de la fausse mère, manière de la nommer sans la nommer non plus expressis verbis, de la dé-nommer, en lieu et place des faux noms utilisés jusque-là pour faire signe vers la vraie mère. Les filles d’Inger s’appellent d’ailleurs respectivement Inger et Maren, et forment à elles deux — preuve supplémentaire si l’on en avait besoin — tout le prénom de la mère exécrée, mais qui se trouve être dorénavant la seule femme à faire revivre dans un film. Exit Joséphine Nilsson.
On ignore les raisons d’un tel revirement, et en réalité elles importent peu. Ce « ratage » — eu égard au projet cinématographique d’une « individualité indéformable » (Drouzy, 1982: 361) — n’est en rien un échec. Film où le personnage central est l’artisan supérieur de la réconciliation des âmes et des corps, s’exprimant en paraboles énigmatiques, Ordet, avec sa lumière blanche perpendiculaire qui ne cache rien (on est aux antipodes des contrastes acérés du clair-obscur de Jour de colère), ne peut-il pas être vu aussi, sur le chemin de la lecture autobiographique, comme la réconciliation d’un homme inapte au bonheur, fils raté lui-même, avec ses propres traumatismes et, dans le soir de la vie, l’expression éblouissante, au pied du mur de l’impossibilité de raturer un passé qu’on ne peut oublier ni modifier, d’un dernier apaisement? Souvenons-nous du dernier dialogue du film, littéralement enthousiaste (malgré l’extrême sobriété d’un plan fixe frontal), entre Mikkel et Inger revenue d’entre les morts : « — La vie commence pour nous maintenant. — La vie. Oui. La vie. » (1955: 2 h 04 min 20 s).
Rater Dieu
Dreyer a commencé sa carrière à une époque où Abel Gance exaltait le cinéma comme nouvel « évangile de lumière » (Tamayo, 2017). J’ai personnellement toujours été convaincu des liens historiques serrés entre le cinéma et la théologie chrétienne. L’invention du cinéma a été le refuge photographique, projectif et luministe de problèmes théologiques désormais sécularisés, et sécurisés, dans les images — images que n’ont cessé d’être les êtres humains eux-mêmes « à l’image et à la ressemblance de Dieu » — au moment où la religion chrétienne entrait dans sa lente agonie8. Souvenons-nous — Georges Didi-Huberman nous l’a rappelé — que la photographie a été conceptuellement inventée, entre la fin du XIIIe et la première moitié du XIVe siècle, par le père neptique Philothée le Sinaïte dans ses Chapitres sur la sobriété. L’anachorète crame sous le soleil meurtrier du désert mosaïque où il s’est retiré, abruti par une lumière ardente qui le réduit à une existence végétative. Mais cette lumière mortelle rend aussi possible le dépouillement spirituel dans la pratique de l’hésychasme. Elle est un bienfait de Dieu, lumière de la vie, elle aussi sans ombre (comment échapper au regard panoptique du Très-Haut?) mais tonifiante. Alors Philothée écrit qu’il est « photographié » (phôteinographestai) par Dieu, dont son âme s’emplit, en même temps que le soleil brûlant le rend aveugle. « Inventer le verbe “photographier” répondait à l’exigence paradoxale d’une pensée qui utilisait les mots “artistes” ou “imagination” pour signifier le mal absolu » (Didi-Huberman, 1998 [1990]: 54).
C’est exactement dans la continuité théo-photographique réaliste de la pensée de Philothée que s’est inscrit André Bazin dans la version revue en 1958 de son article de 1945 « Ontologie de l’image photographique », pour la publication en volume de Qu’est-ce que le cinéma?, faisant de l’image acheiropoïète du Christ laissée sur le Saint-Suaire de Turin (dans la tradition chrétienne, il en existe d’antérieures, du vivant du Christ, dont nous avons perdu la trace), avec une reproduction pleine page pour illustrer une simple note, la première « photographie », témoignant du réel de sa présence effective. Image qui montre la chose même, par le « transfert de réalité de la chose sur sa reproduction » (Bazin, 2018 [1958]: 110), et non sa seule représentation stylisée, la photographie est à la fois l’image et le modèle, comme le Christ est conjointement homme et Dieu. On pourrait préciser les rapports entre pensée-cinéma et théologie chrétienne pendant des pages, mais on se contentera ici de garder à l’esprit cette proposition, à peine éclairée par quelques exemples, d’une composante théologique du cinéma dès son mode de production photographique.
Dreyer ne croyait ni dans le Christ ni dans les miracles au sens où celui qui y croit est censé y croire. Dans le projet Jésus de Nazareth, le fils de Marie est d’abord un révolutionnaire assassiné par l’occupation romaine (comparée à l’occupation nazie du Danemark), et partout le cinéma de Dreyer s’est attaché aux figures païennes ou dissidentes du vampire, de la sorcière et de l’hérétique. Dans Ordet, Drouzy note combien l’image est sans transcendance ni verticalité, filmée à « ras de terre » (1982: 342). En même temps, s’agit-il là d’une absence de transcendance au sens propre, ou bien d’une transcendance justement laïcisée et rapportée — par exemple dans la lumière crue plane et « intemporelle » — aux coordonnées horizontales de l’expérience cinématographique comme « lieu théologique » (Bœspflug, 2006: 69)? Car qui nierait que, dans La Passion de Jeanne d’Arc par exemple, les choix des décadrages et des angles de prise de vues bancals, tous fautifs et « ratés » relativement à la grammaire filmique classiquement attendue, n’aient une haute fonction théologique, celle de « témoign[er] d’une présence plus inquiétante, dont on ne peut même plus dire qu’elle existe, mais plutôt qu’elle “insiste” ou “subsiste”, un Ailleurs plus radical, hors de l’espace et du temps homogènes » (Deleuze, 1983: 30) : images de visages constamment coupés sur la partie haute ou regardant au ciel (presque tout le film se passe en intérieur), signalant la présence en excès sur le photographiable d’un Visage sans image. Cette inquiétude « transcendantale », au sens d’une expression du sacré, c’est exactement encore ce que Paul Schrader repère dans le style de Dreyer où une division de l’espace proche des lignes brisées et des fractures vectorielles de l’art gothique fissure la matérialité quotidienne en laissant entrevoir l’action de la perception d’un au-delà de l’humain : « Dans ses films le cadre présente souvent plusieurs points focaux et paraît instable, insatisfait et comme en désaccord avec lui-même » (2022: 229). En voyant ou revoyant le plan sur le cadavre d’Inger dans Ordet, on pense encore à Jacques Aumont évoquant, dans Vampyr, mais le cas est fréquent chez Dreyer, « le piège suprême et inévitable du cadre, guillotine ou boîte à cadavre. Être cadré, par une fenêtre, une lumière, par une porte, un chambranle, c’est toujours déjà être mis en bière » (1993: 121).
Avec Ordet, Dreyer ose une question à bien des égards vertigineuse pour toute la civilisation occidentale : le succès du christianisme ne vient-il pas de ce que le Christ a échoué? Cette question est sans doute aussi celle qui commande l’impossibilité a priori d’une biographie filmée du Christ, à l’échéance toujours différée, et peut-être par Dreyer lui-même : acte manqué de qui sait, au fond de lui, le projet irréalisable par principe. Il fallut que disparût le Christ — c’est son héritage socratique — pour que le christianisme existât. Non pas que le Christ soit un « raté », ce n’est évidemment pas en ces termes que le problème se pose, mais parce qu’il faut pouvoir concevoir que les actes du Christ, dans la visée de leurs fins supérieures (enseigner aux êtres humains la voie vers le Père), soient en fait traversés de part en part par le ratage. C’est-à-dire par sa part humaine, puisque, dans la vision dreyerienne, Jésus est avant tout un homme, et que « l’erreur est humaine », non divine. Le propre de Dieu, c’est de ne jamais rien rater. Mais comme il ne rate rien, peut-on dire qu’il réussisse quoi que ce soit? Réussir exige la faillibilité. Le Christ devient ainsi subséquemment l’image par excellence de l’artiste.
On n’a pas oublié que Johannes, fol-en-Christ renouant avec la tradition de l’idiot sublime, du benêt/béni (benedictus) affirmant à plusieurs reprises être le Christ lui-même, doit s’y prendre à deux fois pour ressusciter Inger. La première fois, Johannes surjoue son rôle pompeusement, narcissiquement (« De Dieu je suis venu, moi, le Christ », 1955: 1 h 36 min 16 s), et s’évanouit sur une chaise. C’est un fiasco complet : on est même un peu gêné pour lui. La seconde tentative, d’une prodigieuse humilité et toute tournée vers le souci de l’autre (« Entends-moi, toi qui es morte », 1 h 59 min 45 s) — en parfaite harmonie avec l’« évidance » (Didi-Huberman, 2001: 20) des choix de mise en scène, évitement des mouvements d’appareil, évidement des décors —, ne sera la bonne que parce que Johannes reçoit le soutien de la petite Maren. Le miracle — du moins dans sa définition augustinienne — c’est précisément ce qui, en interrompant l’ordre naturel des choses, réussit au-delà de ce que celui qui s’en émerveille était en droit d’espérer ou aurait pu faire seul. Ce que nous dit Dreyer, et qui est considérable, c’est que, dans cette réussite au-delà de la réussite, le miracle rejoint le ratage : tout miracle commence par « pécher ». Johannes n’est thaumaturge que de son insuffisance. En hébreu, le mot pour désigner le péché est hatt’at : « rater sa cible à l’arc ».
Entre la foi naïve et irrationnelle dans les miracles des Évangiles pris à la lettre et la « démythologisation [Entmythologisierung] » proposée en 1941 par le théologien Rudolf Buttmann soucieux de dépoussiérer les miracles de ce qui les rend inadmissibles pour la conscience moderne en y voyant moins des événements réels que des outils d’interprétation (Buttman, 1968), Dreyer fait l’hypothèse d’une troisième voie : le miracle est un acte objectivement concret qui fait sens parce qu’il commence par rater. De même, les grands films ne tiennent qu’à grands coups de ratages. C’est seulement en ratant que le véritable artiste peut, non pas réussir des films, comme il arrive que tant de films le soient, probablement trop, mais que l’on peut mener à bien ce qui, jamais, n’a été entrepris dans l’histoire du cinéma.
- 1. « Dans le champ de la psychanalyse, le ratage réussit toujours. Il réussit au moins à dire quelque chose des enjeux profonds du sujet. » (Bayard, 2018: n. p.)
- 2. C’est le moteur de la répétition, qui ne cesse de répéter avec succès — puisqu’il y a répétition — le ratage.
- 3. La question de l’antisémitisme a préoccupé Dreyer depuis Aimez-vous les uns les autres (Die Gezeichneten, 1922).
- 4. Dreyer, encore prisonnier de l’« imagerie iconographique » (Dreyer, 1997 [1983]: 147), avait déjà représenté, dans le premier épisode de Pages arrachées au livre de Satan (Blade af Satans bog, 1921), la trahison du Christ par Judas Iscariote.
- 5. Dreyer possédait une photographie de sa mère biologique, posée sur son bureau de travail. La seule d’elle que nous connaissions.
- 6. Pour résoudre un certain nombre de difficultés liées à la résurrection (à quel âge ressuscitons-nous? que deviennent les membres amputés, les dents tombées?), le Père de l’Église Origène avait soutenu dans son De resurrectione (IIIe siècle) que ce qui reste invariant dans tout individu, c’est son « image [eidos] ». L’image conserve la permanence quand les corps changent.
- 7. On retrouver le thème voisin de l’avortement — dont est morte la mère de Dreyer — dans le court-métrage L’Aide aux mères (Mødrehjælpen) en 1942.
- 8. Les raisons en seraient trop longues à présenter ici. Je demande au lecteur de m’accorder ce point pour la suite de la démonstration.