Chaque époque réinvente sa gastronomie et établit le palmarès de sa haute cuisine1. À chaque fois, ces codes gastronomiques émergents portent avec eux des jugements de valeur, des récits familiaux, collectifs et nationaux, des représentations et des imaginaires. Au vu du bouillonnement intense qui caractérise ce domaine désormais mondialisé, il peut sembler hasardeux d’identifier aujourd’hui de telles lignes de force. Pourtant, résonnant parmi plusieurs autres dans cette polyphonie, un certain récit de la gastronomie paraît en plein essor, un récit que l’on peut qualifier de vitaliste, rustique et iconoclaste. Cette gastronomie parfois extrême (comme on parle de « sport extrême ») s’élabore sur un refus radical du formalisme et promeut l’authenticité, l’inventivité et la subversivité des chefs. Valorisant sur un mode parfois nostalgique le patrimoine des classes populaires ou des groupes considérés comme périphériques, son récit met en avant l’authenticité perçue des aliments et leur enracinement local dans une géographie, un écosystème, une culture et une identité. Il fait fond sur la prolifération du discours alimentaire, s’offrant comme réponse fantasmatique et imaginaire — qu’elle soit éthique, culturelle, hédoniste ou écologiste — au sentiment de crise et de perte de repères qui affecte ce domaine. Il s’arrime aussi à des phénomènes de mode en partie générationnels. En effet, les discours dominants sur la gastronomie ne sont plus produits par une classe professionnalisée de baby-boomers, mais par une nouvelle vague de foodies des générations X et Y et de milléniaux à la formation plus éclatée et qui a investi ce domaine en particulier à travers l’usage des médias numériques. On pourrait à cet égard parler d’une « hipsterisation » de la gastronomie (Carruthers Den Hoed). Mais ce discours dépasse les valeurs d’un seul groupe social. Sa forte acceptabilité prouve qu’au point de vue des logiques de l’innovation culturelle, il occupe une position d’avant-garde, ainsi qu’en témoigne la notoriété de figures comme René Redzepi ou Anthony Bourdain.
Cette mise en discours du thème gastronomique est aussi présente au Québec, et elle y trouve des inflexions dont l’une, particulièrement riche, concerne la valorisation de la sauvagerie2. Les représentations avant-gardistes insistent sur la chasse, la pêche et la cueillette, leur engagement pour des formes perçues d’authenticité les amenant à appréhender l’aliment dans un contexte rustique américain et nordique. L’ancrage identitaire y est très présent, par la référence affirmée à la géographie et au terroir ainsi que par la revendication de traditions culturelles de longue durée associées aux patrimoines des peuples amérindiens ou des colons français et britanniques. On trouve dans cette avant-garde des courants inventifs tels que la cuisine boréale ou nordique, représentée par Marcel Bouchard ou Jean-Luc Boulay, ou la gastronomie amérindienne préconisée par Manuel Kak’wa Kurtness, Martin Gagné, Steeve Gros-Louis et Niva Sioui (voir Laberge). Notons également la présence de petites organisations vouées à la promotion du patrimoine alimentaire local, durable et artisanal (la revue Caribou, la défunte plateforme Société-Orignal, la coopérative D’Origina) ainsi que des chefs vedettes (le duo David McMillan et Frédéric Morin, ou Martin Picard) qui agissent comme de véritables leaders d’opinion pour reconfigurer les légitimités culinaires. Le jeu médiatique peut expliquer la popularité de ces idées, mais seulement en partie. Car, au-delà d’une logique des « prises de position » (Bourdieu, 1992), un véritable travail de l’imaginaire social semble à l’œuvre ici. Comment ce nouveau récit de la gastronomie se déploie-t-il et, surtout, quels enjeux permet-il d’articuler, de (re)penser ou de résoudre?
Pour essayer de comprendre le phénomène, il est éclairant d’adopter une perspective de relative longue durée. À cette fin, j’examinerai dans un premier temps des représentations du XIXe siècle qui mettent en jeu la gastronomie cynégétique et le rapport à l’alimentation « sauvage », ce qui me permettra ensuite de mieux cerner des spécificités du contexte contemporain. Les représentations du passé peuvent éclairer l’originalité de ces nouveaux récits et permettre de formuler des hypothèses sur leur signification qui, selon l’analyse que j’en proposerai, semble fortement liée à des enjeux propres à l’identité de genre masculine.
À la chasse dans la forêt canadienne : la métamorphose du monde sauvage
On pourrait croire que la nature sauvage et la chasse occupent une grande place dans l’imaginaire traditionnel canadien-français ou québécois3. Pourtant, il en existe relativement peu de représentations dans le corpus littéraire ou artistique. Mais ceci expliquant peut-être cela, on a pu montrer qu’en fait, dès l’époque de la Nouvelle-France, le gibier ne compte que pour une faible proportion de l’alimentation, et que cette proportion décroît à mesure que le temps passe (voir tout particulièrement Lafrance, ainsi que Desloges et Audet). C’est une civilisation agricole qui crée et peuple la Nouvelle-France, et plus tard le Bas-Canada, et dès que cela s’avère possible, les colons privilégient très largement dans leur alimentation la viande d’élevage et les produits issus du travail de la terre. Cela n’exclut cependant pas qu’un certain imaginaire gastronomique se mette en place, où le rapport au monde intact de la nature sauvage est justement doté de valeurs problématiques qu’il est intéressant de débusquer.
S’il n’existe pas véritablement de « roman de la chasse » dans le corpus québécois du XIXe siècle, l’œuvre s’en approchant le plus est sans doute Forestiers et voyageurs, de Joseph-Charles Taché. Dans cette série de courts textes à mi-chemin entre le témoignage réaliste et la fiction, c’est surtout à travers le personnage du Père Michel, ancien trappeur et coureur des bois, que s’exprime le thème de la gastronomie cynégétique. Le Père Michel compose une figure tutélaire complexe : conteur attitré des veillées, il a côtoyé les Amérindiens, connaît les ruses des animaux et de la chasse, partage ses prises avec les bûcherons, et est aussi un excellent cuisiner. Or, s’il détient un savoir concernant les habitants de la forêt, les manipulations culinaires auxquelles il se livre sont avant tout envisagées comme civilisatrices (Sicotte), dans une perspective où des couples conceptuels très définis et opposés — ici la nature et la culture — structurent la vision du monde et trouvent une résolution par le mythe (Lévi-Strauss, 1958). Le meilleur exemple en est le « rat musqué » que le Père Michel confectionne lors d’une occasion spéciale. Ce mets festif au nom évocateur n’est pas issu de la trappe d’un petit mammifère, mais se révèle plutôt être une pâtisserie feuilletée et candie où se mêlent savamment la farine, la mélasse et le beurre. Le trompe-l’œil culinaire opère un détournement-retournement symbolique qui transforme le matériau forestier en un artéfact emblématique du mode de vie agricole.
Le contact avec la bête en milieu naturel apparaît plus directement dans Jean Rivard, le défricheur (1993 [1862]) d’Antoine Gérin-Lajoie. Le roman retrace les efforts entrepris pour « faire de la terre » comme on disait à l’époque. Rivard et son homme engagé, Pierre Gagnon, se retrouvent isolés au milieu d’une forêt qu’ils tentent de conquérir et surtout de faire reculer. L’un des moments dramatiques du roman survient quand Rivard fait la rencontre malencontreuse d’une ourse et de ses deux petits. Rendue agressive par la surprise et voulant protéger ses oursons, la femelle attaque : « La mère ourse, mugissant de fureur, se dress[e] de toute sa hauteur sur ses pieds de derrière et, s’élançant vers Jean Rivard, les narines ouvertes, la gueule béante, cherch[e] à l’écraser dans ses terribles étreintes » (123). Pierre Gagnon, accouru juste à temps, fend le crâne de la bête avec sa hache et abat un des petits. L’autre ourson, pleurant aux côtés de sa mère gisante, suscite la pitié de Gagnon qui demande à garder l’animal. La fin du chapitre révèlera le succès de cette entreprise : la jeune femelle, baptisée du nom de Dulcinée, s’apprivoise et apprend même à danser au son de la bombarde. La trajectoire est non seulement celle d’une domestication, mais d’une culturalisation de l’animal, qui se voit agrégé à la communauté humaine à la faveur d’un « bal des débutantes » qui, pour être parodique, n’en réussit pas moins à débarrasser l’ursidé de sa sauvagerie.
Cet épisode met en jeu l’ours, auquel de fortes valeurs sont rattachées dans l’imaginaire nordique (Bobbé; Pastoureau). C’est le roi de la forêt, un condensé de force brute, un ogre que le chasseur doit combattre pour prouver sa valeur et devenir un homme4. Ici, l’ourse que les colons affrontent est une femelle furieuse dont les « terribles étreintes » peuvent être mortelles. On peut se demander si la chasse joue le rôle d’un rite de passage où les protagonistes devraient prouver leur virilité par la maîtrise d’une féminité dangereuse. Mais en fait, cette interprétation est contredite par le texte. L’épisode ne présente pas une chasse proprement dite, mais une rencontre accidentelle avec l’animal. De plus, s’il y a maîtrise de la sauvagerie, Gagnon en est l’agent involontaire et fait preuve de modération en s’abstenant de tuer l’un des oursons, alors que Jean Rivard est absent du processus. Le texte offre donc une représentation très nuancée ou même affaiblie du rite où l’homme ne va pas habiter — ne fût-ce que temporairement — le monde sauvage pour s’affronter à ses périls.
Ce texte est en fait plus révélateur par l’accent qu’il place non sur la chasse, mais sur le parti alimentaire que l’on peut tirer des carcasses. C’est dans ce domaine que la ritualisation des comportements et leur portée symbolique paraissent plus fortes et significatives, et qu’il y a une forme de gain initiatique pour les personnages. En effet, une fois les deux ours abattus, « [t]out le reste du jour et toute la journée du lendemain [sont] employés à lever les peaux, à dépecer les chairs, à préparer la viande et la graisse des deux animaux » (128). C’est la boucherie traditionnelle, dont les opérations sont quelque peu euphémisées. L’animal est comparé au porc, animal domestique familier qui est à la base de la diète des colons. Sa chair est doublement apprêtée : « Pierre en fuma les parties dont il fit d’excellents jambons […]. Le reste fut mis dans un saloir » (128). Ces techniques alimentaires appartiennent à l’histoire culturelle de longue durée des Canadiens français, et on en retrouverait les racines dans les régions du nord-ouest de la France dont sont originaires les familles d’une majorité de colons. Leur portée symbolique ne doit pas être négligée pour autant.
En effet, en regard du triangle culinaire5, cette double préparation permet la mise à distance du pôle du cru et valorise les deux autres pôles du triangle, le cuit (par le fumé) et, dans une moindre mesure, le pourri (par l’ajout de sel qui permet la conservation de longue durée sans usage de chaleur). La fabrication de beurre d’ours obéit à la même logique, en particulier par l’adjonction de sel et d’eau dans la graisse de l’animal. Cette cuisine introduit une temporalité longue de la réserve, des provisions qui durent, contrairement à la dévoration animale qui, elle, est perçue comme s’accomplissant sur-le-champ. La préparation est aussi un processus socialisateur puisqu’elle permet une exogamie culinaire ritualisée : en effet, « suivant l’usage invariable des campagnes canadiennes, à l’époque des boucheries » (Gérin-Lajoie: 128), l’aliment fait l’objet d’un partage communautaire qui l’inscrit dans une économie du don et du contre-don. Il faut enfin et surtout noter que les manipulations culinaires permettent de traverser des barrières catégorielles : les ressources sauvages de la forêt acquièrent les allures et les noms des ressources du domaine agricole, l’ours cuisiné se métamorphose en jambon et en beurre. On en conclut que le processus de colonisation est apte à modifier la nature même du monde sauvage, à transformer le saltus en domus. Et il le fait, en particulier, par les gestes de la gastronomie.
Autant chez Taché que chez Gérin-Lajoie, le véritable travail du texte concerne donc non la chasse, mais la cuisine. Même en forêt, le Père Michel et Jean Rivard restent des hommes de la terre dont l’identité est liée aux codes du monde agricole. Ce sont des médiateurs dont l’activité culinaire résout les contradictions perçues entre la nature et la culture, entre l’animal et l’homme. Et cette résolution se fait dans un sens bien précis : il s’agit de domestiquer, de culturaliser, de civiliser le monde sauvage. La chasse et la cuisine du gibier sont représentées dans la mesure où elles sont intégrables dans un système où prime un imaginaire agricole. Tout se passe comme si l’initiation cynégétique n’avait pas lieu d’être racontée, ou même comme si elle n’avait pas lieu. De plus, ces activités sont dépeintes de telle manière qu’elles produisent des représentations très nuancées, voire atténuées, du masculin. Le Père Michel, les mains dans la farine et roulant la pâte de son « rat musqué », construit une identité de genre bien éloignée de la virilité conquérante souvent associée au rite cynégétique.
Cette analyse peut éclairer un trait souvent noté au sujet de la société québécoise, qu’on a pu qualifier de « matriarcale ». Or on saisit mieux cette dimension en faisant valoir que la masculinité est ici pensée dans le cadre d’une cosmologie agricole où le pôle du domus est fortement investi. Le rite cynégétique, dans un tel cadre, est plus ou moins opérant, alors que c’est la cuisine paysanne qui semble dotée du pouvoir de faire passer les êtres et les choses d’un statut à un autre. Il faut ajouter à cette dimension ethnoculturelle les conditions politiques particulières du Québec. En effet, l’identité canadienne-française, déjà marquée négativement par la Conquête britannique de 1759-1760, entre dans un état de crise durable au cours de la seconde moitié du XIXe siècle6. L’affirmation identitaire devient alors lacunaire ou empêchée, ce qui a pu conduire à escamoter des rites de passage masculins qui auraient valorisé une virilité puissante. Les niveaux explicatifs distincts, ici ethnologiques ou politiques, renforcent donc les orientations de cet imaginaire.
L’examen d’autres représentations viendrait appuyer le constat. A contrario en quelque sorte, des photos réalisées en studio par William Notman dans les dernières décennies du XIXe siècle présentent des scènes de chasse dont les protagonistes paraissent dotés de tous les caractères attendus de la virilité conquérante et sportive. On peut penser que, par ces photos, l’élite socio-économique d’origine britannique s’approprie la nature et la faune sauvage de l’espace nord-américain tout en délimitant et en balisant la présence amérindienne, et cela, au moment même où sont posées les bases d’un imaginaire national canadien-anglais (voir Lahaie; sur Notman, voir Triggs). Le rapport à la nature sauvage et à l’activité de chasse est positivé, la reconstitution en studio permettant d’ailleurs une mise en scène esthétisée, riche et évocatrice7. Cet imaginaire se démarque de celui qui traverse les productions de la collectivité francophone, et dont d’autres exemples auraient pu être évoqués. La modulation agriculturiste de la sauvagerie trouve en effet des échos dans de nombreuses œuvres telles que La terre paternelle (Lacombe, 1993 [1846]) ou Maria Chapdelaine (Hémon, 1997 [1921]), où le passage des protagonistes dans le monde sauvage de la forêt, bien qu’essentiel, est relégué aux confins de la narration (Daunais). On comprend que le protagoniste atypique du Survenant reproche aux habitants de ne pas voir la beauté de ces « oies sauvages, blanches et frivolantes comme une neige de bourrasque » s’offrant au « vrai coup de fusil » de qui sait les apprécier (Guèvremont, 1990 [1945]: 190).
La quête du cru
Or l’imaginaire de la gastronomie cynégétique subit une redéfinition radicale dans le monde contemporain. Au point de vue des goûts et des comportements, la popularité d’aliments comme les sushis et les tartares, ou encore la montée de l’alimentation crue ou de la diète paléolithique indiquent que le pôle du « cru » est investi de nouvelles valeurs. Dans les représentations esthétiques, on peut déjà déceler ce basculement dans un film qui en ce sens fait époque, La bête lumineuse de Pierre Perrault (1982).
Œuvrant à la frontière du cinéma direct et du (pseudo)-documentaire, Perrault met en scène une partie de chasse à l’orignal. Le récit est centré sur Stéphane-Albert, un jeune homme incarnant la figure de l’artiste que ses qualités de poète et sa sensibilité rêveuse transforment en « personnage problématique » (Lukács) par excellence. En effet, l’abus d’alcool, la sauvagerie de la forêt et les lois de la camaraderie masculine dévoient progressivement l’initiation en bizutage humiliant, alors que rate l’agrégation au monde des hommes que convoitait le novice. Pauvre chasseur, manquant de la simplicité et de l’ancrage dans le concret qui caractérisent ses compagnons, incapable de consommer le foie cru de l’animal chassé, Stéphane-Albert devient le bouc émissaire idéal pour ces hommes en quête d’affirmation. Son exclusion indique que, si le rite fonctionne, c’est toujours au prix d’une certaine violence et de la possibilité de l’échec.
Perrault est probablement l’un des premiers à représenter si directement la chasse dans le contexte québécois, et à le faire en liant explicitement cette activité aux dimensions perçues comme problématiques de la sauvagerie et de la masculinité. Or, il est significatif que son récit soit celui non d’une initiation réussie, mais d’un ratage. Tout se passe comme si, dans le contexte moderne post-agricole, le caractère nuancé des représentations québécoises de la masculinité n’était plus tenable, devenant associé à des images de faiblesse et de défaite que les mâles chasseurs tentent de conjurer. De plus, dans ce contexte moderne, l’idée même de ce qu’est un homme se brouille à la faveur des redéfinitions du genre suscitées par les avancées féministes. Ainsi plongés dans une crise identitaire à la fois culturelle, politique et sexuelle, les protagonistes élaborent, de manière en quelque sorte compensatoire, un imaginaire glorifié de la virilité qui porte aussi sa part d’ombre. C’est cet enjeu que le film de Perrault réussit à montrer, sans le simplifier ni le résoudre, bien au contraire.
Dans le monde contemporain, le thème fait retour de manière encore plus affirmée. Ce phénomène s’arrime aux redéfinitions de la gastronomie dont il était question d’entrée de jeu et qui conduisent à rechercher des aliments et des pratiques perçus comme sauvages, authentiques et traditionnels. À l’imaginaire agricole qui primait dans les productions anciennes se substitue maintenant de manière volontariste, voire révisionniste, une valorisation de la chasse, une affirmation de son rôle structurant pour l’identité masculine et culturelle, ainsi que la promotion d’une singularité hédoniste et libertaire. Je m’attacherai à le montrer en examinant des représentations télévisuelles et littéraires qui en témoignent. Que ce soit de manière implicite ou explicite, ces nouveaux récits se déploient souvent comme une forme de contre-discours face à des représentations plus normatives (et connotées comme plus féminines) associées à l’équilibre et à la santé. De ce point de vue, ils participent à une polyphonie des voies dans le domaine gastronomique. Leur apport est cependant variable : certains récits semblent doxiques et balisés jusqu’à un certain point par une logique économico-médiatique, alors que d’autres parviennent à ouvrir le thème de la sauvagerie alimentaire et à le charger d’interrogations irrésolues.
Martin Picard, chef propriétaire du restaurant Au Pied de cochon, est l’un des représentants les plus en vue de la nouvelle gastronomie québécoise, à telle enseigne qu’il a pu être décrit comme le « pionnier de tout un mouvement néo-rustique nord-américain » (Lortie; voir aussi Turgeon-Gouin). Dans la série Martin sur la route (Picard, 2008, 2011)8, le chef propose un road-movie où lui et ses compagnons se livrent à la chasse, à la pêche, voire à l’attrapage du cochon graissé. Chacun des épisodes tourne autour d’un animal que l’équipe réunie par Picard tente de prélever, quoique pas toujours avec succès, et de préparer9. La difficulté de la pêche et de la chasse, leur caractère incertain et aléatoire sont invoqués comme autant de justifications éthiques à la consommation10. Les images filmées le plus souvent en extérieur mettent en avant la dimension physique de la chasse, la patience ou l’effort impliqués dans l’affût, ainsi que le rapport direct au corps de l’animal. Les gestes de l’abattage et du dépeçage ne sont pas dissimulés, comme en témoignent des épisodes où le chef et ses invités chassent le chevreuil à l’arbalète, ou découpent et flambent à la torche un mufle d’orignal pour le cuisiner en faisant écho à la tradition amérindienne (« L’appel de l’orignal », 27:36-28:02). La représentation semble ainsi s’appuyer sur la valorisation d’une concrétude extrême, sur l’acceptation d’une certaine violence liée à l’acte alimentaire, le tout convoquant une version radicale de la traçabilité et de l’authenticité perçue des aliments.
L’équipe se livre aussi à la préparation du gibier qu’elle a prélevé. La cuisine est réalisée dans des cabanes de chasse, dans de vieux chalets ou en plein air, avec des équipements présentés comme rudimentaires — et cela, bien que Picard et son comparse transportent sur la route une cuisinière et un robot Thermomix. La rusticité, choix esthétique plutôt que nécessité, s’avère une posture qui contribue à poser cette gastronomie cynégétique dans un registre d’authenticité et de temporalité longue qui rappellerait les conditions de vie des siècles précédents. Mais telle qu’elle est décrite, elle concilie de fait les commodités urbaines et le monde de la forêt. Cette conciliation symbolique détermine aussi les procédés culinaires mis en œuvre par Picard. Par exemple, l’oie fait l’objet d’une série de techniques : d’abord fumée, puis farcie, elle est enfin cuite à l’étouffée dans une croûte d’argile. Or ces techniques, qui toutes éloignent l’animal du pôle symbolique du cru (tel que le pose le triangle culinaire), sont contrebalancées par la manière de présenter le plat puisque Picard accroche au volatile deux ailes dont les plumes ont été préservées et le coiffe de sa tête, elle aussi crue et intacte. Le plat se construit simultanément par le rappel de l’origine sauvage de la bête et par des techniques culinaires complexes. Un procédé identique préside à la préparation de l’orignal, alors que le chef orne de feuilles d’or un jarret mijoté entier dont on a préservé une partie du pelage et le sabot (« L’appel de l’orignal », 38:39-41:08).
La dimension rituelle de la chasse et de la cuisine cynégétique, si atténuée dans les textes du XIXe siècle, joue ici un rôle majeur. Plusieurs épisodes débutent par une errance où Picard et son compagnon sillonnent de petits chemins perdus, entrant ainsi symboliquement dans une zone liminaire propice aux découvertes. Le chef, chasseur novice, compte sur l’expertise d’un guide qui l’initie à la chasse propre à chaque épisode. L’effort, la violence, voire le trauma de l’abattage sont autant d’épreuves qui lui permettent de gagner un nouveau savoir. Les mets cuisinés et consommés possèdent également une qualité transformatrice. Ainsi, la mise en scène met en évidence la préparation et la consommation des testicules de l’orignal : « Ça a l’air de rien, là, mais on va avoir ça dans la gueule à soir », dit Picard (« L’appel de l’orignal », 14:48). Ces hommes capables de manger les symboles mêmes de la virilité de l’animal comptent prouver par ce geste leur propre virilité. Picard apparaît dans ce contexte à la fois comme le sujet et l’agent du processus transformateur, changé lui-même par une chasse qui convoque des valeurs vitalistes, et agent de changement pour ses convives dans la mesure où il réussit à transformer la chair brute en mets gastronomique.
L’homme hypermoderne réussirait donc grâce à cette chasse à opérer un nouveau rituel. Il retrouverait un rapport non médiatisé et éthique à l’aliment, que l’industrialisation et l’abondance auraient entaché, et renouerait avec une primitivité et une brutalité auparavant réprimées. Ce récit de la gastronomie cynégétique repose indéniablement sur une part de réinvention, voire de révisionnisme historique11. De plus, on peut mettre en cause son caractère déproblématisant. Les définitions de la masculinité revendiquées ici sont exclusives et stéréotypées, semblant indiquer une crise du genre que la gastronomie cynégétique serait appelée à compenser sans vraiment la questionner. De plus, dans cette représentation carnocentriste, la dimension éthique de la consommation de viande est pensée à travers le discours de la conscience de la violence, qui confère une forme de sacralité au geste de l’abattage, mais qui masque aussi les enjeux plutôt qu’il ne les résout. Cette représentation pourrait en fait être examinée à l’aune de la théorie intersectionnelle de Carol Adams, pour qui le sexisme et le spécisme sont deux facettes d’une même oppression (voir aussi Desaulniers). Cette perspective éclaire la forme affirmée, voire caricaturale, que prennent ici la masculinité et la sauvagerie. Mais au-delà du malaise que cela peut susciter, il faut souligner le caractère socialement recevable de ce discours, qui a su se démarquer comme nouvelle avant-garde. S’il s’impose autant, c’est peut-être qu’il vient s’inscrire sur cet arrière-plan de longue durée où les enjeux irrésolus sont aussi identitaires, culturels et ethnologiques. Après avoir été historiquement refusées, voilà que la sauvagerie ou la masculinité prennent le premier plan, dans des formes parfois simples et rassurantes.
Mais il faut ajouter à ce récit de la gastronomie cynégétique une strate de sens supplémentaire le complexifiant, celle d’une visée esthétique, ludique, d’un second degré qui, en puissance au moins, change le sens du discours. Cela est particulièrement visible dans une autre proposition de Picard, l’album Cabane à sucre Au Pied de cochon (2012), auquel a participé le peintre et romancier Marc Séguin (dont il sera aussi question plus loin). La consommation alimentaire festive et carnavalesque y est bien liée à un désir érotique masculin qui réifie le corps féminin, dans un amalgame que l’analyse intersectionnelle déconstruirait de manière critique.
Néanmoins, cet album effectue un radical mélange des genres qui déplace ses significations. Les recettes sont parfois improbables, souvent humoristiques — voir le sushi d’écureuil (344) ou le « castor de la Confédération » (360). Si le gibier y occupe une certaine place, les aliments traditionnels — cretons, crêpes, œufs dans le sirop, soupe aux pois, tourtière, beignes — sont aussi à l’honneur, associés de manière provocante à des produits à forte légitimité gastronomique, tels que le foie gras, les huîtres et le caviar. À ces recettes s’ajoutent, dans une mise en page déjantée, des propos didactiques sur la production acéricole, des photos spectaculaires, des tableaux, des textes littéraires, des croquis drolatiques. Le livre devient un objet singulier dont la manipulation bouscule les attentes du lecteur. Celui-ci ne peut plus se contenter de rassembler des ingrédients pour réaliser une recette; il est plutôt invité à explorer, par des entrées variées et complexes, l’imaginaire de l’excès associé au rituel des « sucres ». De la sorte sont reproblématisés les rapports au passé et à la tradition, à l’authenticité et à l’art culinaire, dans un élan vitaliste et pensé comme viril, qui veut répondre à l’anomie gastronomique contemporaine. Cette liberté fait en sorte que Picard réussit souvent à échapper aux évidences d’un discours qu’il a par ailleurs contribué à imposer, et à ouvrir ses codes gastronomiques au jeu et à l’art.
C’est cependant dans le domaine du roman que sont développées des mises en texte plus subtiles, qui témoignent elles aussi d’un état de crise auquel la gastronomie cynégétique cherche à faire écho. Dans La foi du braconnier (2009), Marc Séguin12 met en scène un narrateur-personnage, Mark S. Morris, à l’identité couturée telle un patchwork improbable : Canadien français à moitié Mohawk, Morris est chasseur et surtout braconnier, cuisinier professionnel, ex-aspirant à la prêtrise, père d’une petite fille et amoureux de sa femme autant qu’assoiffé de liberté. Le récit le présente au volant de son vieux pick-up alors qu’il sillonne les routes du Canada et des États-Unis pour tracer un immense « FUCK YOU » destiné à l’Amérique blanche, dans une quête marquée par la tentation du suicide, la perte de la foi et des relations amoureuses difficiles. Systématiquement en marge des lois, il braconne ou utilise son statut d’Indien pour chasser hors-saison, dans une posture qui valorise une vitalité brute, des formes exacerbées de masculinité et un certain anarchisme, le tout sur fond de crise perpétuelle.
La mise en exergue des aspects les plus transgressifs de la chasse apparaît dès les premières pages du récit alors que le protagoniste rencontre un ours mâle de 350 kilos. Le croisant sur la route comme s’il lui était en quelque sorte destiné, il l’abat avec la plus grande facilité pour n’en garder que la vésicule biliaire — il la vendra à prix fort à un acheteur asiatique pour qui elle fait figure de remède universel. Dans un réalisme provocant, le texte détaille les gestes techniques de la découpe : « Une fois la peau fendue jusqu’aux organes génitaux, que l’on contourne avec précaution jusqu’à l’anus, il faut couper la coiffe qui retient toute la panse, la sortir au complet pour avoir accès au foie » (19). Morris domine l’animal en lui donnant la mort et en s’appropriant sa puissance, concentrée dans cette vésicule magique : « je me souviens avoir souri en voyant la petite masse brun pâle, presque blanche. Attachée au foie, la vésicule avait la grosseur d’une pomme d’été » (20). Il y a là un savoir technique et savant, celui d’une sorte de chirurgien chercheur de trésor. Pourtant, on peut soutenir que cette chasse ne constitue pas un rite de passage. En effet, alors que le rite conditionnerait un changement de statut chez celui qui le traverse, Morris ne passe pas d’un pôle à l’autre du système symbolique : malgré son savoir et sa maîtrise, il valorise uniquement la brutalité de la sauvagerie. Cela s’indique bien dans le fait qu’il ne cuisine pas l’ours, mais abandonne sa dépouille au bord du chemin. La chair ne sera pas transformée en viande, et si la fin de l’extrait évoque l’appétit (« J’ai voulu préparer un ragoût d’ours aux pommes et aux pois » [21]), cela ne restera qu’une idée fugace.
On voit cependant Morris aux fourneaux ailleurs dans le récit. Mais sa cuisine aussi semble refuser le passage d’un régime à l’autre et se fonde sur une systématique quête du cru. Une scène en particulier interpelle. Après une chasse au chevreuil, Morris prépare le pis d’une biche « plein de lait encore chaud, à peine tiédi » (115). La cuisson rapide à feu vif et au « beurre au lait cru », puis la brièveté du temps d’enfournement, indiquent bien qu’il s’agit de manger la vie pendant qu’elle palpite encore. Or c’est une sorte de principe féminin surpuissant qui se trouve ici célébré puisqu’en une condensation des fonctions biologiques, le pis fragile et translucide est comparé à un œuf, symbole même de la vie13. Mais ce féminin qui inspire une terreur sacrée et mène à un sommet gastronomico-érotique n’est ici sublimé par la cuisine que pour être mieux dévoré par l’homme, qui réaffirme ainsi sa virilité sauvage. En témoigne le fait que le mets est incisé d’épines de sapin, par un geste culinaire qui blesse et domine la chair conquise.
L’homme tel que proposé par ce texte existe donc par une forme de domination violente de l’animal, de l’aliment, et même du féminin. Il cuisine bel et bien, mais d’une manière paradoxale qui rejette la culturalisation. La civilisation a gagné partout, elle ne cesse d’étendre son empire, et le combat de Morris consiste à faire valoir ce qui serait oublié : l’affranchissement face aux lois, la masculinité, le concret, le territoire non balisé — bref le cru. Mais en définitive, dans le roman, cette quête du cru demeure irrésolue puisque reviennent toujours la nécessité ou même le besoin de vivre un rapport au féminin, au couple, à la famille, et ultimement au social et à la civilisation. L’affirmation de soi ne semble ainsi pouvoir se faire qu’en marge, dans une position forcément génératrice de crise.
Le dernier roman de l’auteur, Nord Alice (2015), accentue cette recherche de la sauvagerie en la liant encore à une crise de la masculinité. Le protagoniste est un médecin urgentologue, fervent de pêche sportive sur les rivières vierges du Grand Nord. Plongé dans une crise affective qui le conduit à remonter le temps de son histoire familiale et culturelle, s’interrogeant sur la manière d’être un homme dans le monde actuel, se sentant incapable de répondre à l’intensité pathologique de sa compagne d’origine inuite, il s’exile à Kuujjuaq, dans un geste double qui vise à la fois à échapper à celle-ci mais aussi à la comprendre, et finalement à la retrouver. Car en effet, la crise trouve ici une résolution, des formes nouvelles de masculinité et de féminité semblant devenir possibles en marge du monde civilisé. Il est significatif que le texte lie explicitement ces formes nouvelles à des codes gastronomiques et cynégétiques concernant la chasse, la pêche et la consommation de viande crue. Dans ce cas encore, la question des genres se pense à travers le thème alimentaire, d’une manière cependant ouverte où l’homme n’a plus un accès exclusif à la sauvagerie. La figure de l’ours convoquée aussi dans cette œuvre en témoigne parfaitement puisqu’ici, l’animal (re)devient dévorateur plutôt que dévoré, ce qui révèle la place désormais bien relative qu’occupe l’être humain dans une nature vue comme toute-puissante.
Conclusion
Ce parcours montre que le prestige actuel de la gastronomie masculine, vitaliste et rustique relève d’un travail de construction du sens. La référence historique, loin de valider une existence de longue durée de ces tendances, révèle qu’elles répondent plutôt à des enjeux contemporains. Dans le cadre agricole du Canada du XIXe siècle, la chasse ne joue pas le rôle d’un rite de passage. C’est le pôle civilisateur qui l’emporte et qui confère à la transformation culinaire, plus qu’à la chasse, le rôle de premier plan dans l’activité gastronomique. Corollairement, et pour des raisons sans doute multiples et pas forcément heureuses — dont au premier chef le contexte politique et social — la masculinité trouve des expressions nuancées, voire atténuées.
À l’époque moderne, si le thème de la chasse se présente, c’est d’abord sous un jour problématique. Perrault questionne la possibilité même de réussir l’initiation cynégétique; le cru apparaît comme un pôle trop brutal qui correspond pour le cinéaste à des conceptions aliénantes du social et de la masculinité. Mais plus récemment, ces doutes semblent voler en éclats. L’imaginaire social, dans ses formes les plus doxiques souvent associées au monde médiatique, offre maintes représentations qui valorisent de manière quasi outrancière la sauvagerie et la virilité à travers des codes gastronomiques typés, dans une quête obsessive d’authenticité perdue.
Les productions culturelles, si elles ne sont pas exemptes de telles représentations convenues, les chargent aussi de complexités et de nuances. Ainsi chez Picard, la chasse se présente sous l’aspect d’un rite de passage essentiel par lequel le masculin se réinvente en lien avec un passé de longue durée qui permet de refaire des racines, fussent-elles en partie mythiques. Autrefois lacunaire et empêchée, l’identité masculine et culturelle redevient positive, et ce, à la faveur d’une gastronomie qui intègre du cru et du sauvage là où régnaient auparavant les seules ressources du domaine agricole, et qui s’élabore par les vertus d’un regard humoristique, ludique et carnavalesque. De manière plus ambigüe et noire, chez Séguin, la chasse pourtant positivée à l’extrême perd sa dimension initiatique traditionnelle. L’homme ne s’immerge pas dans la sauvagerie pour mieux la dominer, mais semble plutôt devoir quitter le social pour (re)devenir lui-même un animal. La cuisine et la consommation alimentaire deviennent des opérations de valorisation du cru par lesquelles le protagoniste cherche à s’ensauvager, ou à réitérer un ensauvagement problématique. En ce sens, le premier roman de Séguin décrit une crise qui ne trouve pas sa résolution. La chasse et la cuisine n’y fonctionnent plus comme des médiateurs symboliques : elles sont plutôt des dispositifs oxymoriques où s’affrontent et se reconfigurent, sans résolution, des constructions comme l’espace naturel et le monde social, l’individu et la collectivité, le territoire sauvage et le monde civilisé, le masculin et le féminin. L’imaginaire devient morcelé, clivé, peuplé d’entités symboliques qu’il n’est plus possible de faire coexister harmonieusement. L’œuvre plus récente du romancier indique quant à elle une évolution. La gastronomie cynégétique n’est plus uniquement associée à la masculinité; elle se complexifie pour recadrer les genres, les relations amoureuses, le rapport à la filiation et au territoire, bref l’ensemble du social. Mais dans la foulée, elle cesse aussi d’être un pur geste de maîtrise, ce qui, en creux du moins, la rattache à des interrogations éthiques contemporaines.
Comme je le mentionnais d’entrée de jeu, des représentations gastronomiques vitalistes se diffusent aujourd’hui dans l’ensemble d’un discours désormais mondialisé. Dès lors, on peut s’interroger sur les spécificités de l’imaginaire québécois. J’ai montré que les discours vitalistes agissent dans ce cadre en écho et en réponse à des enjeux de genre posés dans une relative longue durée historique. La masculinité, dévalorisée et peu investie dans l’imaginaire canadien-français traditionnel, fait retour dans et par la cuisine. Il y a donc ici non seulement un effet de mode, mais un véritable travail de l’imaginaire par lequel des conflits symboliques latents se trouvent repensés à nouveaux frais. Cette montée du vitalisme gastronomique peut aussi se présenter comme réponse à d’autres enjeux, identitaires cette fois. Qu’est-ce qu’être Québécois de nos jours, comment habiter ce territoire d’une manière pensée comme significative? La gastronomie sauvage offrirait des réponses inédites à ces questions qui, dans le contexte contemporain, surgissent selon de nouvelles déclinaisons.
La cuisine est devenue un lieu surinvesti de conflits symboliques, discursifs et idéologiques. En crise par rapport à ses racines et à son histoire, déterminée par des rapports de force politiques et économiques, en perte de sens au point de vue familial et social, elle est marquée par une anomie que Fishler a fort justement nommée, il y a longtemps déjà, une « gastro-anomie ». De ce point de vue, le retour à des formes perçues d’authenticité peut apparaître comme une réaction, voire comme une compensation. Les récits émergents de la gastronomie que montrent ces productions québécoises revisitent l’histoire, et sans doute romancent et mythifient ce que fut le passé. Mais par le retour qu’ils prônent aux nourritures dites sauvages et à la gastronomie cynégétique, ils incitent aussi à questionner ce qui a été historiquement nos conceptions des genres, notre rapport au territoire et à la culture, et invitent à redonner du sens aux gestes fondamentaux de la production et de la consommation alimentaires.
- 1. Cette recherche a été financée par le Conseil de recherches en sciences humaines du Canada. L’auteure remercie pour leur aide et leurs commentaires Layla Belmahi et Marie-Christine Lambert-Perreault.
- 2. La notion de sauvagerie peut susciter des interrogations légitimes. Ici, ce terme est convoqué comme catégorie d’un imaginaire qui la fait volontiers fonctionner en opposition avec la catégorie du « civilisé » — ce qui, on le constate, peut engager des préjugés et des jugements évaluatifs. Mais il est aussi évocateur de convoquer la perspective ouverte par Claude Lévi-Strauss (1962), pour qui la « pensée sauvage », concrète et bricoleuse, révèle un savoir hors de la pensée moderne, qui, elle, est ingénieuse et axée sur le rendement.
- 3. Au XIXe siècle, le gentilé « Canadiens » désigne les francophones du Québec et du Canada, mais pour éviter toute ambiguïté, j’indique « Canadiens français » ou j’emploie, de façon anachronique, le terme « Québécois » usité aujourd’hui.
- 4. Dans sa forme initiatique conventionnelle, la chasse constitue un rite de passage de la virilité (Segalen). Elle plonge les hommes, les jeunes hommes surtout, dans un monde parallèle où ils apprennent à dominer et à utiliser la sauvagerie hors d’eux mais aussi en eux, expérimentant l’état sauvage et le retour à la civilisation. Le rite articule ce passage par les trois phases que sont la séparation, la phase liminaire et l’agrégation (Van Gennep).
- 5. Rappelons que, dans ce triangle, Lévi-Strauss (1963) identifie trois pôles culturels de structuration de l’aliment, soit le cru, le cuit et le pourri. Ceux-ci sont associés secondairement à des éléments (air, feu ou eau), à des modes de cuisson (directe ou médiatisée), à des contextes de consommation (exo ou endocuisine) et à des catégorisations liées au genre sexuel.
- 6. La voie constitutionnelle envisagée par Louis-Joseph Papineau dans les années 1830 échoue alors, la Couronne britannique refusant d’accorder à la législature du Bas-Canada des pouvoirs élargis. Cette situation mène aux Rébellions de 1837-1838, durement réprimées et qui marquent un traumatisme dans l’histoire des Canadiens français.
- 7. Dans le même sens, un ouvrage comme Chasse et pêche au Canada (1887), par James MacPherson Le Moine, bien qu’associé davantage à la culture francophone (l’auteur revendiquait une véritable biculturalité), atteste d’une vision imprégnée des pratiques britanniques où la chasse est considérée comme une activité de groupe vitaliste et masculine, à travers cette institution victorienne emblématique qu’est le club.
- 8. Outre Martin sur la route, Picard a animé Wild Chef (2009), qui reprenait avec quelques variantes et pour le public anglophone le modèle de Martin sur la route. Depuis 2013, il présente Un chef à la cabane, série située dans le contexte traditionnel de la « cabane à sucre », c’est-à-dire de la production acéricole.
- 9. Je renvoie ici à trois épisodes de la première saison : « L’oie des neiges », « La quête du saumon » et « L’appel de l’original ».
- 10. Comme l’exprime Picard : « C’est facile de dissocier la réalité de tuer un animal et de voir juste un morceau de viande sur une tablette, on se perd un peu là-dedans. De voir un animal qui est en train de se faire tuer, on comprend que la viande qu’on va manger vient d’un animal » (« La quête du saumon », 4:38).
- 11. L’importance accordée à la consommation de gibier est réitérée, entre autres par Georges-Hébert Germain qui joue dans de courtes capsules le rôle d’historien-vulgarisateur. Or, comme je l’ai indiqué, sauf dans les tout débuts de la colonie, la civilisation agricole du Canada français n’a pas historiquement reposé sur cet apport alimentaire.
- 12. Le roman, premier de l’auteur qui mène par ailleurs comme je l’indiquais une carrière d’artiste visuel, a remporté le Prix littéraire des collégiens en 2010.
- 13. L’ajout de vanille peut être compris comme un redoublement supplémentaire de cette dimension, puisque selon l’étymologie, le mot « a été emprunté à l’espagnol vainilla “petite gaine”, diminutif de vaina, issu du latin classique vagina “gaine” » (Rey : 3997).