De Griffith à Polanski, les films consacrés à des écrivains, réels ou fictifs, sont presque aussi vieux que le cinéma lui-même et leur fortune ne s’est jamais démentie, même si ces personnages ont entre-temps troqué la plume contre l’ordinateur. Ces figures circulent également dans l’ensemble de la production filmique, du film d’auteur au cinéma grand public, et évoluent dans tous les genres cinématographiques : mélodrames (Total eclipse, The Hours), comédies (Design for living, Le Magnifique, Deconstructing Harry), films policiers (The Ghost writer), thrillers (Basic instinct, Loft), giallos (Ténèbres), films d’horreur (The Shining, In the Mouth of Madness), films érotiques (Strange Circus), ou films d’aventures à caractère familial (Romancing the Stone), chaque genre exploitant certains traits spécifiques de ces personnages. Un tel choix a pourtant de quoi surprendre. Si le cinéma est bien, comme le laisse entendre l’étymologie, une « écriture du mouvement », comment comprendre cette prédilection tenace pour des héros dont l’essentiel de l’activité, toute cérébrale, est surtout statique et semble en bonne part infigurable?
Cette difficulté à mettre en scène les écrivains soulève en effet une interrogation fondamentale quoiqu’apparemment enfantine : que font les écrivains? À cette question élémentaire, il n’est pas facile de répondre et les cinéastes qui ont choisi de mettre en scène de tels personnages nous en apportent plus d’une preuve, comme l’a montré une journée d’étude à la Cinematek de Bruxelles1, dont nous reprenons ici l’essentiel des communications en y adjoignant de nouvelles contributions. À cette question liminaire, on serait tenté d’apporter une réponse tout aussi élémentaire : les écrivains écrivent. Certes. À la fin de Naked lunch de David Cronenberg (1991), c’est d’ailleurs par cette activité minimale que les douaniers à l’entrée de l’Annexie, demandent à William Lee de prouver qu’il est écrivain : « Show us! Write something… » (1:48:36-1:49:35). Amusé, l’écrivain présente alors son « writing device », avant de décliner l’invitation. Si une telle requête fait sourire, tant le protagoniste que le spectateur, c’est bien qu’elle ne prouve rien. Tout le monde écrit, sans pour autant être auteur, et de nombreux films s’emploient précisément à figurer cette dissociation des instances, analysée par Hervé Aubron (1998) à partir de l’article fondateur de Foucault « Qu’est-ce qu’un auteur? » (1969).
Malgré tout, les écrivains écrivent et cela, du moins, est figurable. Ils noircissent du papier, froissent des feuilles, délimitent de manière minutieuse leur espace de travail, battent nerveusement du pied et profèrent parfois de confuses paroles dans leur quête inlassable du mot juste. Leur bureau, leurs outils, les objets et images dont ils s’entourent (ou pas2) offrent alors aux décorateurs de cinéma un sujet rêvé, a fortiori dans les films d’époque, où le film d’écrivain rencontre avec bonheur le film en costume, dont la patine accroît encore le prestige de ces productions culturelles.
Pourtant, tel n’est pas le moindre des paradoxes, les films sur les écrivains consacrent finalement assez peu de place à l’écriture en tant que telle, comme l’a montré Alain Boillat dans un article au titre évocateur : « le déni de l’écrit à l’écran » (Boillat, 2010), quand ils ne la relèguent pas dans les marges du film par des procédés formels (ellipses) ou thématiques (angoisse de la page blanche, beuveries prenant le pas sur la création).
Outre l’imagerie qui entoure ses rituels d’écriture, l’écrivain, enclin à la démesure, souffre en effet de tenaces addictions qui garantissent au cinéaste de belles scènes d’action, de drame ou de comédie, selon le registre choisi, tout en perpétuant l’image d’Épinal de l’écrivain intempérant et tourmenté, un des archétypes mis au jour par Trudy Bolter dans son ouvrage sur les figures d’écrivains dans le cinéma américain (Bolter, 2001). En effet, rares sont les écrivains qui ont, à l’écran, la sobriété d’Ewan McGregor dans The Ghost writer (2010), innocent Tintin plongé dans la fiction perverse de Polanski, ou celle de Paul Sheldon, dont le rituel d’écriture est connu de la lectrice dérangée qui le séquestre : l’auteur s’octroie modestement une cigarette et une coupe de champagne après avoir fini un opus de Misery (Misery, Rob Reiner, 1990). Plus nombreux sont les alcooliques invétérés comme le bien nommé Barfly (Barfly, Barbet Schroeder, 1987) ou le nettement moins débonnaire Jack Torrance, immortalisé par Jack Nicholson dans The Shining (Stanley Kubrick, 1980), l’alcoolisme pouvant même parfois devenir le vrai sujet du film, comme dans The Lost weekend (1945) de Billy Wilder.
Que fait encore l’écrivain? Il échafaude des constructions mentales et invente un style, activités toutes cérébrales. Non sans condescendance, dans Bright star (Jane Campion, 2009), biopic consacré à Keats, Charles Brown explique ainsi : « If Mr Keats and I are strolling in the meadow… […], do not presume we are not working […] doing nothing is the musing of the poet ».
En revanche, pour ce qui est de l’affabulation, le cinéma n’est pas en reste et à la question : « comment montrer le travail de l’écrivain à l’écran? », la réponse qui s’impose est parfois la suivante : filmer non pas tant le créateur que ses créatures. Une piste s’ouvre alors : l’imbrication des mondes, la porosité entre le réel et la fiction, thématique récurrente dans le fantastique, ce qui explique sans doute la prédilection du genre pour les figures d’écrivain, comme en témoignent les nombreux films tirés des œuvres de Stephen King. Une telle veine est aussi explorée par les biopics ou les adaptations d’œuvres autobiographiques pour lesquelles les réalisateurs privilégient les écrivains dont l’œuvre et la vie tendent à se confondre, du moins dans l’image publique qui est la leur, comme Kafka, Hammett ou Burroughs, pris dans leurs univers (Boillat, 2010) chez Soderbergh (1991), Wenders (1982) et Cronenberg (1991), respectivement.
Générateurs de fiction comme eux, les personnages d’écrivains constituent enfin pour les réalisateurs de possibles figures d’identification, présentant en outre l’avantage de leur renvoyer une image positive d’eux-mêmes, celles d’auteurs à part entière, dans une industrie où la notion est éminemment problématique3. En cela les films sur les écrivains sont un bon indicateur du prestige social qui entoure encore la littérature. De tels personnages confèrent en effet au film qui les met en scène une note élégante et une indéniable légitimité culturelle, signe de l’ascendant qui est encore celui de la littérature dans le contexte actuel de concurrence médiatique. Dans Screening literary authorship, Judith Buchanan pense ainsi en termes de stratégie commerciale la fortune des nombreux biopics anglais qui ont fleuri depuis la fin des années 90 : « the subject frequently holds a cultural allure for directors and actors through its kudos-courting association with a literary history » (Buchanan, 2013a: 5). Le film d’écrivain serait en cela un parfait produit culturel « middle-brow » (Higson: 106-120), en offrant un film auréolé d’un prestige littéraire mais destiné à séduire aussi un large public.
Dès lors, les films sur les écrivains nous en apprennent long sur l’image de la littérature et de ses agents dans l’espace public, où ils font l’objet d’une médiatisation qui, si elle s’est amorcée au XIXe siècle, est devenue un phénomène massif. En effet, les écrivains ne sont plus seulement les auteurs de leurs œuvres, des figures éthérées, des voix de papier. La représentation que nous nous en faisons est constituée d’une nébuleuse de discours et d’images médiatiques qui ont donné un corps à l’écrivain4 et influent sur la réception de ses œuvres, contribuant à façonner son ethos, selon un double principe de désacralisation et de resacralisation paradoxale (Heinich, 2012). Elles témoignent aussi de notre besoin persistant de voir s’incarner l’auteur, cinquante ans après l’annonce fracassante de sa mort par Barthes (Barthes, 1968). Le cinéma participe de ce processus en contribuant à l’édification de la légende. Ce faisant, il témoigne aussi des rapports ambivalents qui l’unissent à la littérature, à laquelle il a longtemps été assujetti. Les films sur les écrivains offrent en effet non seulement une prise originale pour réfléchir aux représentations des hommes de plume dans l’espace public, mais ils permettent aussi au cinéma de se penser lui-même avec et contre la littérature.
À la croisée des études culturelles, littéraires et cinématographiques, ce dossier rassemblant des chercheurs venus de différents horizons disciplinaires présentera différentes formes d’un imaginaire de l’écrivain, du cinéma de la fin des années 60 aux séries télévisées des années 2000 et 2010. Contrairement à l’ouvrage fondateur de Trudy Bolter, dont le corpus était strictement américain et s’ancrait solidement dans l’histoire culturelle du pays, notre perspective sera ici différente en ce qu’elle confrontera au cinéma américain — effectivement riche en figures d’écrivains — d’autres ères linguistiques et culturelles (française et espagnole), révélant ainsi différentes conceptions des figures d’auteurs. En outre, afin de donner l’aperçu le plus large possible des problèmes posés par un tel sujet, les contributeurs de ce numéro traitent à la fois d’écrivains imaginaires et réels, que ces derniers aient fait l’objet d’un traitement fictionnel ou documentaire, contrairement aux ouvrages de Bolter et de Buchanan cités plus haut, qui excluaient de leur corpus les formes (pseudo) documentaires.
S’agissant des écrivains fictifs, Trudy Bolter évoque ainsi la porosité des frontières entre la réalité vécue par l’écrivain et son univers fictionnel à partir du cas bien particulier des écrivains jumeaux dans Adaptation de Spike Jonze (2002) et La Part des ténèbres de George Romero (1993), où la gémellité permet d’incarner différentes postulations de l’écrivain. La série The Affair (2014-) que j’analyse dans mon article, traite elle aussi de l’imbrication entre le réel et la fiction en plaçant au cœur du propos la question des récits et de leur incidence. Le devenir de l’écrivain en régime médiatique aussi est abordé en détail, par Sarah Sepulchre à travers l’exemple de la série Californication (2007-2014). Parmi les œuvres représentant des écrivains à l’écran, L’Esprit de la ruche de Victor Erice (1973), qu’analyse Jan Baetens, est doublement atypique. D’une part, les écrivains qu’il montre ne sont pas (ou plus) des professionnels. D’autre part, la mise en scène des gestes d’écriture tend moins à faire passer un message sur la littérature que sur les rapports entre écriture et vie.
Le second volet de ce numéro porte sur les modalités de mise en scène d’écrivains réels. L’analyse du Kafka de Soderbergh et du Hammett de Wim Wenders, respectivement étudiés par Alain Boillat et Baptiste Villenave, montre ainsi comment les réalisateurs portent à l’écran ces figures en se réappropriant des codes filmiques maîtrisés par le public, ceux de l’expressionnisme et du néo-noir. Aux confins de la fiction et du documentaire, L’Enlèvement de Michel Houellebecq, de Guillaume Nicloux (2013), qu’examine Matthias de Jonghe, met au jour le savant jeu de mise en scène de soi auquel se livre le célèbre auteur français dans son rapport ambigu aux médias. Enfin, Mathilde Labbé s’attelle à la représentation problématique du poète dans deux documentaires consacrés à Baudelaire, par Yannick Bellon (La Plaie et le couteau, 1967) et Agnès Varda (Les Dites Cariatides, 1984). Elle explique en quoi la représentation de Baudelaire et de son œuvre constitue une gageure pour les cinéastes, ce qui conduit, à l’écran, à la diffraction du je et au réinvestissement de la ville comme sujet lyrique.
- 1. La journée d’étude du 14 novembre 2015, qui a été partiellement mise en ligne sur Youtube, accompagnait une programmation consacrée à ce thème par la Cinematek de Bruxelles du 11 octobre au 29 novembre 2015.
- 2. Voir à cet égard l’analyse de Judith Buchanan, dans son article sur Das Leben der Anderen de Florian Henckel von Donnersmarck, qui oppose le bureau du dramaturge Dreyman, espace intime, chaleureusement éclairé, couvert de livres et de feuilles manuscrites, à celui de Wiesler, l’officier de la Stasi chargé de l’espionner, qui retranscrit fidèlement ses faits et gestes sur sa machine à écrire grise et impersonnelle dans une pièce froide et nue (Buchanan, 2013b: 219).
- 3. Pour ce qui est du domaine français, voir Jeancolas (1996) et, en ce qui concerne les productions hollywoodiennes, où la situation se présente différemment, Bordwell (1985). La question de l’auctorialité est sans doute encore plus complexe dans les séries télévisées où cette fonction est plutôt assumée par les scénaristes que par des réalisateurs, qui changent souvent à chaque épisode. Le show runner, qui règne sur la « writers’ room », est généralement considéré comme le garant de l’authenticité de la série, mais la multiplicité des instances d’écriture nous invite évidemment à repenser la notion d’auteur, telle qu’elle a été originellement conçue dans le cadre littéraire.
- 4. Trois récents numéros de revue y sont consacrés : Dewez et Martens, 2009; Martens et Reverseau, 2012; Bertrand, Durand et Lavaud, 2014. Voir aussi Ferrari et Nancy, 2005; Martens et Watthee-Delmotte, 2012; ainsi que Martens, Montier et Reverseau, 2017.