Il n’existe pas de méthode de l’histoire parce que
l’histoire n’a aucune exigence : du moment qu’on
raconte des choses vraies, elle est satisfaite.
Paul Veyne1
Dans le cadre de cet article, nous mobilisons des propositions de recherche anciennes et plus actuelles issues d’études historiographiques. Il ne s’agit pas de faire la chronique des « méthodes2 » associées à l’Histoire, mais de revenir, à grands traits sans doute, sur les problèmes qui ont contribué à la reconnaissance de l’implication de l’imaginaire et, on verra comment, à son recours au sein des recherches historiographiques et historiques.
En précisant que « l'historien réécrit le passé en fonction du présent » (1982: 3), Guy Massicotte met en lumière un premier problème assorti au fondement même de l’Histoire. La distance temporelle des faits ou des événements à relater par le récit force l’historien à solliciter son imagination pour se les figurer, et à le faire à partir d’artefacts, de témoignages, de documents ou d’autres récits qui ont été archivés, choisis, produits. « Aller aux Archives, c’est, nous dit Michèle Lagny en reprenant les mots de Michel de Certeau, l’énoncé d’une loi tacite de l’histoire. » (1992: 55) À certains moments de l’histoire, la tendance a été d’agréer sans trop questionner les legs du passé qui, s’exprimant par des archives, n’en témoignaient pas moins d’un biais idéologique. Des sociétés ou des nations ont toutefois été enclines à y repérer les zones d’ombres, les informations inexactes ou les documents plus ou moins trompeurs qu’elles contenaient. La rupture causée par la politique hitlérienne de l’Holocauste a conduit les générations suivantes à adopter une posture pour le moins soupçonneuse. Les archives du régime totalitaire nazi ont ainsi été soumises à une relecture idéologique. Des traces de toutes sortes (voies ferrées, fondations de bâtiments, etc.) se sont, en un sens, solidifiées pour devenir des empreintes, des marques essaimées dans des lieux chargés de mémoire.
Dans la mouvance de la Nouvelle Histoire3, initiée dans les années 1970, le champ de l’Histoire s’est élargi en intégrant divers objets qui, ne faisant pas partie des documents, des archives ou des récits officiels, n’en contribuaient pas moins à son écriture. Bien qu’ils ne soient pas issus du travail de l’historien, mais de celui de réalisateurs, les films Images du monde et inscription de la guerre de Harun Farocki (1989), Nuit et brouillard d’Alain Resnais (1956) et La vie est belle de Roberto Benigni (1998) veillent à l’écriture de l’Histoire. Ces films, qui se présentent respectivement sous la forme d’un essai, d’un documentaire et d’un film de fiction, agissent, en un sens, comme des témoignages. En passant par la voie du film, chacun de ces réalisateurs témoigne de sa perception de l’Holocauste, de sa conception du discours historique, de même que de la manière qui lui semble appropriée de questionner cette histoire de l’Histoire.
Certains autres récits filmiques à caractère historique font nommément appel aux témoignages. L’exemple venant immédiatement à l’esprit est le film Shoah de Claude Lanzmann (1985). L’œuvre présente un grand nombre de témoignages de victimes et de quelques bourreaux. À propos du témoignage Paul Ricœur note que
[le] soupçon se déploie […] le long d’une chaîne d’opérations qui commencent au niveau de la perception d’une scène vécue, se continue à celui de la rétention du souvenir, pour se focaliser sur la phase déclarative et narrative de la restitution des traits de l’événement. (2000: 202)
Tout témoignage fait appel à la perception et au souvenir d’un événement ou de faits, en sorte que l’imaginaire y contribue. C’est sans doute la raison pour laquelle le même chercheur mentionnait que les témoignages sont empreints de sincérité, de véridicité plutôt que de vérité4.
À propos de l’imaginaire et de l’Histoire
L’histoire de l’Histoire
Afin de rendre compte de l’évolution de l’Histoire comme discipline, marquée d’abord par l’occultation de la part de l’imaginaire puis par sa reconnaissance, retournons à ses présupposés initiaux. Outre les mentions de dates précises, le caractère changeant de ce qui est considéré comme vrai, qui est un phénomène largement admis, a suffi à ébranler d’anciens critères de l’Histoire, à commencer par l’objectivité. Que l’Histoire ne retienne que les événements vrais et que les récits qu’ils produisent soient empreints d’objectivité, voilà un vœu qui a été partagé par beaucoup d’historiens, dont ceux du courant positiviste, pour lesquels
les événements s’organisent sur une trajectoire temporelle linéaire en fonction de relations rationalisables : il faut donc en montrer l’enchaînement chronologique et causal pour en exposer le développement sous forme d’un récit dont le caractère impersonnel garantit l’objectivité. (Lagny, 1992: 25)
Comme il en est pour la vraisemblance dans le domaine de la fiction, le récit historique paraît plus ou moins objectif lorsque l’assemblage de faits ou d’événements est tenu pour logique ou rationnel. Il l’est à la condition qu’il fasse écho au biais idéologique qui lui est contemporain. Mais le seul fait que l’Histoire officielle relate des événements ou des faits en empruntant le biais idéologique souhaité à l’époque de la fabrication du récit interroge minimalement les critères d’objectivité et de vérité.
Longtemps, l’objectivité du genre documentaire n’a pas été remise en question. Dans l’esprit populaire, certains documentaires contribuaient à l’écriture de l’Histoire, puisqu’ils paraissaient assujettis au même critère d’objectivité qu’elle. Les procédés utilisés, associés à des conventions largement éprouvées (commentaires informatifs, tournage sur le vif, images d’archives, etc.), leur conféraient une apparence d’exactitude scientifique. Certains contemporains des films de propagande nazie réalisés par Leni Riefenstahl ont dû les tenir pour des documentaires objectifs. Le triomphe de la volonté (Triumph des Willens, 1935) a favorisé l’enracinement du régime totalitaire d’Hitler sans que cela soit forcément perçu par le plus grand nombre. Durant les sept premières minutes du fim, des procédés et des figures auxquels la réalisatrice a eu recours montrent en contre-plongées un Hitler plus grand que nature arrivant au congrès de Nuremberg de 1934 comme un dieu, par les airs, à bord d’un avion. Lors de son défilé dans la ville, il salue la foule (vue en plongée) et est chaleureusement acclamé en retour. L’alternance de champs et contrechamps entre Hitler et la masse tient lieu d’insistance. En faisant écho à la foule des spectateurs devant le film, la figure de la foule de citoyens attroupés lors de l’arrivée d’Hitler à Nuremberg devait encourager l’adhésion populaire. Ces procédés et figures ont été mis au service d’un imaginaire qui est non seulement d’ordre discursif, mais aussi d’ordre politique. Marc Ferro souligne que
le cinéma ne fut pas seulement, pour les nazis, un moyen de propagande, après la prise du pouvoir. Il joua le rôle d’un moyen d’information, et les dota d’une culture parallèle. Les nazis furent les seuls dirigeants du XXe siècle dont l’imaginaire puisait, pour l’essentiel, au monde de l’image. (dans Delage, 1989: 12)
Si un discours peut ne pas être un récit, un récit, même à caractère historique, est un discours dans la mesure où il confère une certaine logique aux faits ou aux événements représentés, voire, suivant le vœu anciennement formulé par certains historiens, une apparente objectivité. Le triomphe de la volonté inclut les discours des dirigeants du parti fasciste, y compris ceux d’Hitler, qui, au début du film, promet la reconstruction de l’Allemagne, mise à mal par la Première Guerre mondiale. Des membres du parti national-socialiste allemand munis de pelles apparaissent à l’écran (de la 31e à la 41e minute). Vers la fin du film (à partir de la 90e minute), Hitler fait l’apologie de la guerre et de la conquête. Dans cette mesure, le film a un fort caractère historique. Mais de l’organisation des images, qui implique une séquence narrative allant du premier au sixième jour du Congrès, émerge un discours, une rhétorique (fasciste dans ce cas-ci).
L’imagination et l’imaginaire
S’intéressant à la perception générale de l’imagination et, plus loin, de l’imaginaire, Paul Ricœur a distingué, pour en discuter,
deux visées, deux intentionnalités : l’une, celle de l’imagination, [est] dirigée vers le fantastique, la fiction, l’irréel, le possible, l’utopique; l’autre, celle de la mémoire, vers la réalité antérieure, l’antériorité constituant la marque temporelle par excellence de la “chose souvenue”, du “souvenu” en tant que tel. (2000: 6)
La tendance est de conférer à l’imagination un caractère trompeur, de l’associer à un pathos peu justifiable ou, par voie de conséquence et par association, d’exclure l’apport de l’imagination dans la formation de discours réputés sérieux, dont l’Histoire fait sans doute partie. Le rôle de la fiction a ainsi été rarement et faiblement reconnu dans le domaine de l’Histoire traditionnelle. La Nouvelle Histoire mettrait, elle, à contribution tous les documents légués par la société, y compris les films de fiction, qui ne manquent pas d’appuyer leurs récits contre des époques, des événements, des faits historiques, des biais idéologiques, des mentalités. Ces films à la fois dévoilent et enrichissent, à toutes les époques, des imaginaires à caractère social, et donc historique.
Pour tenter d’expliquer la nécessité de faire appel à l’imaginaire pour comprendre les choses du monde, rappelons ces mots de Jean-Paul Sartre :
Tout imaginaire paraît “sur fond de monde”, mais réciproquement toute appréhension du réel comme monde implique un dépassement caché vers l'imaginaire. […] [T]oute conscience du monde appelle et motive une conscience imageante comme saisie du sens particulier de la situation. (1986 [1940]: 361)
Souvent cités, ces propos ont le mérite d’avoir mis en lumière le fonctionnement de la pensée et celui d’une réflexion philosophique qui, même si les trajectoires de recherche diffèrent, continue d’être éclairante dans les domaines de la sociologie et de l’Histoire. Le recours à l’imaginaire semble encore plus évident au moment où Sartre suggère que, regardant une photographie, il est possible pour lui d’y voir « [s]on ami Pierre », à la condition qu’il l’y mette (355). Une même expérience pourrait être faite à propos d’une image d’archives montrant des enfants derrière des fils barbelés. Une chaîne de connaissances serait sans doute aussitôt éveillée par le récepteur ordinaire, le petit ou le grand historien sensible au champ de l’Histoire auquel la photographie le rappellerait.
De l’objectivité à une subjectivité appropriée
Paul Ricœur noue deux positions que sont l’objectivité et la subjectivité, généralement tenues pour irréconciliables : « [N]ous attendons de l’historien une certaine qualité de subjectivité, non pas une subjectivité quelconque, mais une subjectivité qui soit précisément appropriée à l’objectivité qui convient à l’histoire. Il s’agit donc d’une subjectivité impliquée, impliquée par l’objectivité attendue. » (2001: 28) Les mots de Ricœur invitent l’historien à faire preuve de discernement, ce qui engendre forcément des « jugements d’importance5 » (28), une hiérarchisation des faits retenus. Bien qu’à peine ébauché, l’ensemble de ces aspects incite à penser, avec Paul Veyne, que « [l]a science est inachevée de jure, seule l’histoire peut se permettre d’être lacunaire de facto; car elle n’est pas un tissu, elle n’a pas de trame. » (1999: 32)
Ajoutons à ces considérations le fait que des institutions scientifiques, politiques et culturelles interfèrent immanquablement dans le dessein de l’Histoire ou à propos de l’historicité de l’Histoire. Par exemple, les films de Leni Riefenstahl, qui ont servi de passeurs à l’idéologie fasciste, ont fait l’objet d’une commande formulée par Hitler. Le film Allemagne année zéro (1948) de Roberto Rossellini a été produit au moment de la libération de l’Italie, à la fin de la censure exercée sous le régime mussolinien, qui interdisait aux réalisateurs d’aborder des thèmes comme l’adultère, le parricide ou le suicide d’un jeune fils. Il leur fallait, au contraire, montrer combien le peuple italien était heureux. Or le film Allemagne année zéro montre que, en temps de guerre, les liens filiaux se défont parce que l’individu se trouve idéologiquement anéanti.
Dans le domaine de l’Histoire, « [l]es événements n’existent […] pas avec la consistance d’une guitare ou d’une soupière » (Veyne, 1999: 58). L’objectivité supposée, dont certains historiens se sont drapés, n’a rien à voir avec le fait de décrire le plus simplement possible un objet déposé dans un espace quelconque ou, selon l’association commune, le plus objectivement possible. Les faits, les événements et leurs rapports de causalité impliquent la prise en compte de relations complexes qui ne se laissent pas si aisément décrire. Pour Guy Massicotte :
L’historien ne prend pas seulement parti en présentant les choses d’une certaine façon, en valorisant l'importance de certains éléments, il prend aussi parti en privilégiant des interprétations, en donnant tort ou raison à des acteurs et à des idéologies. C'est ce que l'on pourrait appeler l'axiologie d'une conception de l’histoire. (1982: 11)
Tout travail d’archivage ou toute écriture de récit à caractère historique serait soumis, ainsi que cela a été noté, à un exercice de discernement, de jugement d’importance, de hiérarchisation. La hiérarchisation des faits, événements ou objets entraîne, ainsi que Paul Veyne l’a noté, une certaine conception de l’Histoire. Au terme du récit et de sa lecture, cette sorte de sacre mémoriel force la reconnaissance de leur caractère artefactuel, de leur valeur de trace. La seule conscience de ce phénomène devrait inciter l’historien contemporain à interroger sa propre perspective de même que celle que d’autres ont mobilisée avant lui. L’histoire-récit, à laquelle l’Histoire ne saurait se soustraire, doit témoigner des exercices de discernement qui ont été imposés à l’Histoire, des jugements d’importance qui en ont découlé et de la hiérarchisation des faits qui s’en est suivie, en sorte que l’histoire-problème y apparaisse. Selon François Furet, l’histoire-problème, c’est-à-dire le récit historique qui fait état des problèmes rencontrés par l’historien, dépend du fait que celui-ci soit
conscient qu’il choisit, dans [le] passé, ce dont il parle, et que, ce faisant, il pose, [au] passé, des questions sélectives. Autrement dit, il construit son objet d’étude en délimitant non seulement la période, l’ensemble des événements, mais aussi les problèmes posés par cette période, par ces événements, et qu’il faudra résoudre. (Massicotte, 1982: 76)
Un certain historisme remis en question
La considération d’objets, de faits ou d’événements à caractère historique dépend, somme toute, de l’élargissement des mailles de l’historisme en vertu duquel, en un sens, tout commanderait d’être retenu ou conservé dans le tamis de l’Histoire. Paul Veyne pense que
[p]our sortir de l’historisme [ou de l’impasse de l’exercice de discernement et des jugements d’importance], il suffit de poser que tout est historique; si on le pousse ainsi jusqu’au bout, l’historisme devient inoffensif. Il se borne à constater une évidence : il arrive à tout instant des événements de toute espèce et notre monde est celui du devenir; il est vain de croire que certains de ces événements seraient d’une nature particulière, seraient “historiques” et constitueraient l’Histoire. (1999: 48)
Afin de mettre à mal d’anciens critères de l’historisme, Paul Veyne propose bon nombre d’exemples. Parmi eux, on trouve les tailleurs sous Frédéric-Guillaume, que, sans les décrire ou les nommer, il arrache du lit de l’Histoire en se demandant si, en tant qu’êtres singuliers, ils sont susceptibles d’avoir quelque valeur historique (1999: 81). L’exemple est, par lui-même, singulier au vu de l’Histoire dominante, dont la tendance est de ne retenir que des événements marquants et, conséquemment, les travaux et archives qui en témoignent. Il permet d’illustrer le caractère parcellaire de l’Histoire, construite autour de quelques hommes (moins fréquemment de femmes) qui sont, comme on dit, « entrés » dans l’Histoire, à l’inverse des tailleurs. Cet exercice permet également de comprendre que la perception des oubliés, qui sont justement restés dans le lit de l’Histoire, dépend généralement de la remise en mémoire ou de la reconnaissance d’éléments situés en périphérie d’événements ou de faits plus connus. L’existence des tailleurs évoqués par Paul Veyne tend à éveiller l’imaginaire historique du lecteur. Comme des « tenailles », qui servent à « saisir, à serrer, à arracher », l’apport de l’imaginaire permet, ultimement, de sortir certains objets ou sujets réputés anodins de l’oubli en leur conférant, comme c’est le cas ici, un nouveau sens.
L’imaginaire et le discernement ou les jugements d’importance
La simple sélection effectuée dans la somme des existants passés, qui est associée à l’exercice usuel et admis du discernement en vertu duquel des jugements d’importance et une hiérarchisation des faits s’accomplissent en principe, ne fait pas l’Histoire6. Il faut en effet que cette sélection trouve son prolongement par le récit (même imaginaire) qui l’explique et la justifie — d’où s’explique l’usage des termes associés « histoire-récit » et « histoire-problème ».
N’étant pas confiné à la stricte vérité, l’imaginaire (ce qui fait image — qui constitue, autrement dit, une image par lui-même et en produit) est susceptible de viser le monde ou de permettre de le mieux saisir et d’en témoigner. Il le fait, de la même manière que la mémoire, puisqu’elle n’est pas davantage liée à l’objectivité ou à la vérité. La mémoire, on le sait, est oublieuse et sujette à des interprétations psychologisantes, socialisantes, historicisantes. À propos de l’élan du présent vers le passé auquel l’historien se prête immanquablement, Ricœur notait justement que
ce transfert dans un autre présent, qui tient au type d’objectivité de l’histoire, est bien une espèce d’imagination; une imagination temporelle, si on veut, puisqu’un autre présent est re-présenté, re-porté au fond de la « distance temporelle » — « autrefois ». (2001: 35)
La conscience imageante est susceptible de produire des images sur des supports variés (dessins, peintures, photographies, films, etc.). Un seul support peut convier plusieurs autres supports ou médias. Bon nombre de documentaires ont mis à profit cette possibilité intermédiale. Ils font souvent appel à des photographies (le plus souvent perçues comme des artefacts) et à des témoignages filmiques anciens ou plus contemporains. Le support qu’est le film constitue un quasi-présent, mais, en raison de la présence d’artefacts variés, il est susceptible de se mettre au service d’une montaison du temps. La quasiité du présent se conçoit sitôt qu’on songe au fait que la représentation montre des contenus dans l’actualité de l’image, de l’écriture. Ce quasi-présent n’est pas existentiel. Il est représentationnel.
L’exercice de discernement, auquel les valeurs historistes sont elles-mêmes soumises, relève de la première opération de mise en intrigue nécessaire à l’écriture de l’Histoire. Elle agit, comme il a été dit, au moment de sélectionner des événements, des faits, des objets susceptibles de participer à ou, ce qui paraît plus important, de son écriture. Dans l’exemple qui suit, l’exercice de discernement commence par la détermination d’une personne à garder en mémoire l’existence de monsieur Bedoucha. Elle se poursuit par la rédaction de l’histoire qui le concerne et que le lecteur trouvera sur le site du Cercle d’étude de la Déportation et de la Shoah. Il apprendra à l’occasion que la carte a été « établie à l’arrivée de Georges Bedoucha au camp de Buchenwald le 26 janvier 1945 (Arolsen Archives). Y figurent sa date et son lieu de naissance, sa profession, et son numéro matricule » (Dossin, 2021). Le carton, apparemment anodin, est susceptible de contribuer à l’écriture de l’Histoire. En élargissant les mailles de l’Histoire, l’anodin supposé émerge, sort de l’oubli et (re)trouve son importance. Ce seul carton est dénué d’explications susceptibles de nous en apprendre davantage sur Georges Bedoucha. Les informations qu’il contient forment toutefois une invitation à récit, à faire l’Histoire, à contribuer à l’Histoire à l’aide d’une histoire. C’est ce que fait l’auteure de sa fiche sur le site du Cercle d’étude de la Déportation et de la Shoah, l’historienne Chantal Dossin, qui nous dit : « Il [Georges Bedoucha] réussit à survivre. Le 18 janvier 1945, il fait partie des 250 à 300 déportés du convoi 76 évacués du camp de Monovitz. » (2021)
« [L]a composition de l’intrigue, nous dit Paul Ricœur, est enracinée dans une pré-compréhension du monde de l’action [et] de ses structures intelligibles » (1983: 108), dont certains objets font sans doute partie. Si l’on se préoccupait de ce genre de cartons ou des albums de famille abandonnés dans les foires publiques, l’Histoire de l’Holocauste s’en trouverait, comme plusieurs le pensent7, enrichie. Force est de reconnaître avec Paul Ricœur que
[l]e caractère imaginaire des activités qui médiatisent et schématisent la trace s’atteste dans le travail de pensée qui accompagne l’interprétation d’un reste, d’un fossile, d’une ruine, d’une pièce de musée, d’un monument : on ne leur assigne leur valeur de trace, c’est-à-dire d’effet-signe, qu’en se figurant le contexte de vie, l’environnement social et culturel, bref, selon la remarque de Heidegger […], le monde qui, aujourd’hui, manque, si l’on peut dire, autour de la relique. (1985: 335)
La traçabilité en histoire et le film de Farocki
Paul Veyne écrit à propos de l’exercice de discernement dont nous avons parlé :
[L]es historiens sont souvent tentés de détacher, sur le fond homogène d’interactions de substances qui constitue l’histoire, des espèces de cadres qui expliqueraient le devenir historique, qui le commanderaient en dernier ressort ou même qui le causeraient sans être causés en retour. (1999: 155)
L’idée du cadre rappelle le médium photographique et les études qui l’ont considéré. Le cadre de la photographie implique la perception, la sélection (parmi un ensemble d’événements et de relations) ou le discernement. Dans le domaine de l’Histoire, la perception, la sélection ou le discernement sont, comme pour la photographie et le cinéma, des opérateurs de marquage, de découpage, de montage et de récit. Certains objets soumis à marquage ont fait l’objet d’ouvragements8 ou sont le fait d’une intervention humaine effectuée sur un support qui permet de disposer d’une surface. À quelque genre qu’ils appartiennent, la toile, le dessin, la photographie, le film et le récit historique participent d’ouvragements de matériaux et d’idées variés.
Le cadre force à considérer le moment de bascule entre la scène phénoménologique — d’où le contenu de l’image est puisé et dont l’écrivain s’inspire en principe — et la scène sémiotique. Les images, photographiques, littéraires ou historiques font monter des contenus à l’intérieur de leur cadre. Et que font-elles monter en même temps si ce n’est une perception à laquelle ni l’imaginaire ni la mémoire ou la conscience imageante ne sont étrangères? Cette perception, qui aboutit au sens, ne se conçoit que relativement au cadre. Elle comporte une idée, une idéologie et est le fruit d’une logique représentationnelle qui ne manque jamais d’induire un exercice de discernement. La traçabilité, ou l’effet-signe, concerne l’ensemble de ces critères. Elle a trait, insistons-y, au marquage et au découpage d’une scène phénoménologique en prévision d’une scène sémiotique et à la montée du sens ou de l’idéologie dans et par l’image. La traçabilité de l’Histoire et le sacre mémoriel dépendent de cet ensemble9 ou, selon les dires de Sartre, d’une « conscience du monde [qui] appelle et motive une conscience imageante comme saisie du sens particulier de la situation » (1986 [1940]: 361).
Afin de mettre en évidence les filiations nécessaires et l’interdépendance qui existent entre la mémoire et l’imaginaire en Histoire, nous aimerions faire appel à un exemple filmique. Images du monde et inscription de la guerre (Bilder der Welt und Inschrift des Krieges) a été réalisé par Harun Farocki en 1989. Le film inclut des dessins, des textes et des photographies que le réalisateur questionne ou utilise pour problématiser un ancien historisme. Le film se présente comme un essai, une réflexion libre qui révèle des objets contemporains qui se constituent en trace du passé. Presque au début du film (de la 3e à la 5e minute), alors que l’image photographique d’une cathédrale apparaît à l’écran, la voix d’un narrateur hors champ fait remarquer ce qui suit :
En 1858, l’architecte Meydenbauer avait été chargé de prendre les mesures de la façade de la cathédrale. Afin d’éviter les frais de construction d’un échafaudage, il se déplaçait le long des parois dans une nacelle suspendue à un palan comme font les laveurs de vitres. [Le dessin d’un palan est donné à voir.] […] [U]n soir, comme il s’apprêtait à sauter dans une fenêtre de la tour, la nacelle s’écarta de la façade, menaçant de précipiter Meydenbauer dans le vide. [Une vue rapprochée d’une tour de la cathédrale et de son toit apparaît à l’écran. Une lettre manuscrite s’affiche. Une autre voix hors champ raconte :] Dans cette situation périlleuse, je lançai, dit-il, ma main vers le jambage oblique de la fenêtre, et repoussai violemment la nacelle du pied gauche. [Un œil que l’on maquille, trois grandes tablettes de papier placées devant des dessinateurs qui amorcent le croquis d’une femme nue, un appareil muni d’un crayon dessinant l’arche d’un bâtiment, une page d’un livre contenant du texte, de même qu’un appareil photo sur trépied et une tour sont donnés à voir.] En redescendant, je me dis : au lieu de prendre des mesures directes, ne pourrait-on pas les déduire du renversement de la vue perspective fixée sur des épreuves photographiques? [Un mécanisme visant à copier des dessins situés à droite du papier est montré.] Le narrateur continue. Cette idée, qui permettait de mesurer les édifices sans fatigue et sans danger pour le métreur, fut à l’origine de la photogrammétrie.
Jusque là, le film semble s’intéresser à une histoire de la technologie, enclin à faire l’Histoire des images. Du point de vue historique, celles que nous venons d’évoquer témoignent d’un travail plus anecdotique que pleinement significatif. L’importance des traces n’est pas encore affichée. Il n’y a pas encore d’effet-signe susceptible d’évoquer un lieu qui aurait fait Histoire. Mais ces propos et les images qui les accompagnent amorcent, en le dévoilant, le travail de discernement qui va suivre, la photogrammétrie ayant en effet permis de constater, trop tard, l’existence des camps de la mort. Avant d’y référer, le réalisateur donne à voir des femmes algériennes ayant été obligées de retirer leur hijab pour la confection de cartes d’identité. Elles font face au photographe. Quels rapports y a-t-il entre ces visages de femmes ainsi dévoilées et la photogrammétrie? La reconnaissance du contenu des photographies aériennes ou des tirages obtenus par photogrammétrie est arrivée plus tard dans le film, tandis que la reconnaissance de ces femmes dévoilées a été obtenue par la force, car leur visage est passé du domaine privé au domaine public contre leur gré. Cela a fait Histoire.
Le film explique le dévoilement des camps de la manière suivante : le 4 avril 1944, le camp d’Auschwitz a été photographié lors de reconnaissances aériennes. Avec ces photographies aériennes, les pilotes de l’avion pensaient saisir des images d’usines, et puisque les « interprétateurs-photos » n’étaient pas chargés de retracer ou de repérer les traces des camps de la mort, ils ne les identifièrent pas. Trente-trois ans plus tard, des mots ont été inscrits sur ces mêmes photographies aériennes : mirador, maison du commandant, bureau d’enregistrement, quartier général et administration, clôture, mur d’exécution, bloc no11, chambre à gaz… Les photographies aériennes apparaissent à l’écran. Dans le film de Farocki, l’Histoire d’Auschwitz est assortie au développement des technologies qui ont mis à disposition des supports, des surfaces, des dispositifs d’écriture, promis à un devenir, soit à des lectures. Ces supports, surfaces et dispositifs participent, ici, à une écriture (photographique) d’écriture (filmique et historique).
Vers la fin du film, des images et des propos apparentés à ceux qui viennent d’être évoqués sont présentés. Le réalisateur continue de militer pour la découverte, la traçabilité d’objets ou de choses du monde en passant de l’anecdotique à l’historique, du technologique au mémoriel. Le film cherche l’écriture partout. Il le fait à partir d’objets, de matériaux témoignant d’un ouvragement passé. Incidemment, le film met en scène l’établi d’un repousseur de métal et ses outils, les repoussoirs. Jusqu’à sa mort, en 1982, nous dit le film, l’artisan repoussait le métal à l’aide d’une machine, le tour, qui est muni d’une matrice de bois et de couteaux. Étant usée, la matrice a changé, modifiant par conséquent les plats de métal fabriqués avec son aide. Le repousseur de métal les arrangeait, les marquait, les gravait, les écrivait en un sens. Il semble que ce travail remonte à l’époque de l’armurerie. Cette technique de reproduction a à peine 180 ans. Elle n’est pas tellement plus vieille que la photographie. À l’image apparaît le dessin d’une perspective à caractère photographique, qui part, autrement dit, de l’appareil et va jusqu’au sujet visé par l’objectif. Comme le repousseur de métal, le photographe modifie, marque, grave, écrit. Voilà ce que nous dit le film à propos de l’écriture et de l’Histoire, de l’écriture de l’Histoire : elles se trouvent partout, dans toutes les images et tous les objets du monde. C’est le cas, bien sûr, à la condition qu’on les considère de la sorte ou qu’on les sorte de leur oubli. L’aspect supposément anecdotique du film ne relève pas d’un manque de discernement, mais il interroge les règles mêmes de l’historisme, la place des objets dans l’imaginaire et dans la mémoire de l’Histoire.
Mémoire et imaginaire de l’écriture
Dans Matière et mémoire, Bergson a examiné le rapport de la matière à la mémoire : « Ce livre affirme, écrit-il en introduction, la réalité de l’esprit, la réalité de la matière, et essaie de déterminer le rapport de l’un à l’autre sur un exemple précis, celui de la mémoire. » (1990 [1939]: 1) La mémoire est un exemple de la façon dont l’esprit organise, ou cadre la matière au moment de se prêter à l’exercice de la pensée ou de l’écriture. Bergson nous enseigne ce qui suit :
[L]’opération pratique et par conséquent ordinaire de la mémoire, l’utilisation de l’expérience passée pour l’action présente, la reconnaissance enfin, doit s’accomplir de deux manières. Tantôt elle se fera dans l’action même, et par la mise en jeu tout automatique du mécanisme approprié aux circonstances; tantôt elle impliquera un travail de l’esprit, qui ira chercher dans le passé, pour les diriger sur le présent, les représentations les plus capables de s’insérer dans la situation actuelle. D’où notre seconde proposition : La reconnaissance d’un objet présent se fait par des mouvements quand elle procède de l’objet, par des représentations quand elle émane du sujet. (82).
La difficulté de l’historien, qui se prête à cette opération pratique et réfléchie qu’est le récit de faits historiques, tient principalement au fait que le passé demeure inaccessible. Sa compréhension dépend des objets (dans le cas qui nous occupe : photographies aériennes, portraits photographiques, plats de métal, etc.) et, forcément, de son habileté à viser le passé pour le relater selon, tel que cela a été noté par Ricœur, une subjectivité appropriée. Cet historien auquel nous songeons peut être petit ou grand. Il peut aussi bien n’être qu’un lecteur de nouvelles ou un spectateur. Le travail de l’esprit auquel l’historien se prête croise l’imaginaire et la mémoire, une mémoire que la tradition a pleinement associée à l’Histoire : « [L]’imaginaire s’incorpore à la visée de l’avoir-été », nous dit Ricœur (1985: 331). L’imaginaire traverse la mémoire. Les deux s’accompagnent.
La manière d’Alain Resnais d’aborder l’histoire de l’Holocauste est bien différente de celle privilégiée par Farocki. Le film Nuit et brouillard (1956) n’interroge pas les critères historistes en vertu desquels toutes les images du monde auraient un caractère historique à la condition qu’elles bénéficient du sacre mémoriel. Nuit et brouillard présente des images déjà consacrées par la mémoire collective ou dédiées à l’écriture de l’Histoire des camps de la mort. À l’aide de l’image et du montage, le film arpente les camps et fait apparaître à l’écran des images d’archives dévoilant les atrocités commises : les amoncellements de cheveux, de souliers, de lunettes et de vêtements réfèrent immanquablement à l’extermination. Cherchant à interroger la place de l’imaginaire dans le travail de l’Histoire, Ricœur, référant à la pensée de Robin G. Collingwood, met au jour les trois phases de la pensée historique : « a) le caractère documentaire de la pensée historique, b) le travail de l’imagination dans l’interprétation du donné documentaire, c) enfin, l’ambition que les constructions de l’imagination opèrent la “réeffectuation” du passé. » (1985: 257) Le film Nuit et brouillard a un fort caractère documentaire (phase a). Il puise dans des images d’archives en vertu desquelles il relate la manière d’entrer dans les camps, d’y souffrir et d’y mourir (phases b et c). À l’inverse, l’essai filmique de Farocki fait appel à l’imagination (phases b et c) dans l’interprétation des choses du monde (phase a).
Le film La vie est belle (La vita è bella, 1998) de Roberto Benigni radicalise l’entrecroisement entre documentaire (ou les références à caractère historique contenues dans le film) et fiction (un père déporté s’attachant à faire croire à son fils que les camps de la mort sont des camps de vacances). Les camps constituent, à dire vrai, une toile de fond en vertu de laquelle l’aspect ludique de la fiction devait trouver son efficacité. L’invraisemblance de la situation met toutefois à mal la portion documentarisante du film ou l’historicisation à laquelle la fiction aurait pu se prêter, et se prête effectivement dans nombre de films. L’aspect (disons) révisionniste du récit, que ce schéma narratif exprime, dépend non pas de l’imaginaire, mais d’une imagination somme toute peu consciente de la gravité de ce pan de l’Histoire.
Conclusion
La démarche entreprise ici s’inscrit dans le courant de la Nouvelle Histoire, dont Jacques Le Goff nous dit qu’elle « a débusqué par des études érudites et précises la présence du pouvoir là où l’histoire traditionnelle ne songeait pas à la chercher (dans le symbolique et l’imaginaire par exemple) » (2006: 333). Dans le même ouvrage, l’historien précise que
[L]a dimension — essentielle — qui manque encore en grande partie à l’histoire est celle de l’imaginaire, cette part du rêve qui, si on en démêle bien les rapports complexes avec les autres réalités historiques, [nous introduit] si loin au cœur des sociétés. (64)
L’introduction de l’imaginaire dans le courant de la Nouvelle Histoire invite à aborder des problèmes de l’Histoire, qui sont aussi des problèmes de pensée. Reprenant les mots de Bergson, on conviendra que, lorsqu’on les envisage seul, la mémoire et l’imaginaire ne sont que des exemples de la pensée. Dans cet esprit, l’examen auquel nous nous sommes prêtée devait constituer une invitation à jeter un regard critique sur les films qui nous sont donnés à voir. Dans le domaine du cinéma et de l’Histoire, la notion de genre (film-essai, documentaire ou de fiction) ne saurait encourager une lecture univoque. Comme le récit historique, le film induit des relations complexes avec son objet historique. Celles-ci sont à l’image de la pensée, de la mémoire et de l’imaginaire qui la composent.
- 1. VEYNE, Paul. 1999. Comment on écrit l’histoire, Paris : Seuil, p. 25.
- 2. Guy Massicotte s’est prêté à cette exploration dans « Critique de la pensée historique. Les premiers historiens français du mouvement ouvrier » (1982).
- 3. Cette histoire nouvelle, Jacques Le Goff la voulait à la fois cumulative quant aux objets qui la font et totale, historique, sociologique, idéologique, anthropologique. Elle devait « embrasser l’ensemble de la société selon des modèles globalisants » (2006: 11).
- 4. « Je suggère ici de dire que la question de véracité, distincte de celle de vérité, relève d’une problématique plus générale de l’attestation [du témoignage], elle-même appropriée à la question de l’ipséité : mensonge, tromperie, méprise, illusion ressortiraient à ce registre. » (Ricœur, 1990: 91)
- 5. À la même page, l’on peut lire ce qui suit : « [L]’histoire est histoire des sociétés, histoires de ce qui est important, de ce qui compte pour nous […]. » (Ricœur, 2001: 28)
- 6. L’idée voulant que l’Histoire fait l’objet d’une fabrication a un caractère entendu.
- 7. Ceux-là sont soucieux de retrouver un peu de l’identité des disparus. Les membres du Cercle d’étude de la Déportation et de la Shoah en font partie.
- 8. « Le concept d’ouvragement […] concerne la formation de la matière ou du matériau. De leur formation dépend, bien sûr, l’in-formation dont toute œuvre fait la promotion en la destinant à la réception, et, cela, nonobstant la manière (réaliste ou non) avec laquelle elle se présente. » (Roy, 2019)
- 9. « L’histoire, selon Marc Bloch, se voudra une science par traces. » (Ricœur, 2003:15)