Madame Gervaisais de Jules et Edmond de Goncourt (1869) et À rebours de Joris-Karl Huysmans (1884) datent tous les deux d’une période sentie comme « décadente », la fin du XIXe siècle, et où la notion de dérèglement a pu prendre de l’importance. On peut définir le dérèglement comme l’état de ce qui est « perturbé dans son fonctionnement ou dans son cours normal », ou encore comme « un grave désordre moral » (Larousse, 1986: 1240); nous adopterons cette seconde définition pour analyser les deux héros de nos romans, Mme Gervaisais et le duc des Esseintes.
L’étude de la névrose chez ces personnages est ainsi à lier avec le décadentisme, et la chercheuse Suzanne Allaire fait de ces deux thématiques les enjeux essentiels d’À rebours : le raffinement et l’esthétisme fin-de-siècle que recherche des Esseintes tout au long du roman sont révélateurs du décadentisme, mais également de la « figure névrotique de l’angoisse » (1992: 43) dont souffre le héros. Dans son étude « Musique et décadence », Joëlle Caullier décrit ainsi la conscience de la décadence répandue en Europe entre 1860 et 1914 :
[L]’absence d’unité dans la vie et la pensée contemporaines, l’atomisation de la société, la disparité des idéaux ont transformé le monde européen en un univers chaotique et disharmonieux qui ne peut que disparaître et céder la place à une civilisation nouvelle. (1983: 139)
Les qualificatifs « chaotique et disharmonieux » rejoignent la notion de dérèglement; les personnages des romans de Huysmans et des Goncourt témoignent de ce sentiment d’impuissance à donner du sens et de l’ordre à leur vie, à la régler. Notre propos sera donc, dans un premier temps, de dresser l’état des lieux de la névrose de ces héros; puis nous observerons l’influence de la musique sur ces derniers; enfin, nous étudierons plus en détail deux chapitres dans lesquels nous identifions des ekphrasis musicales, afin de montrer comment la rivalité entre les arts permet de sublimer le sentiment de décadence.
Deux névroses fin-de-siècle
L’héroïne de Madame Gervaisais des frères Goncourt1 est réputée avoir été inspirée de leur tante, morte à Rome en 1844. Mme Gervaisais est veuve et vit avec son petit garçon « retardé pour son âge » (Goncourt, 1982 [1869]: 2). Séjournant à Rome pour raison de santé, elle assiste aux offices de la Semaine sainte, ce qui ébranle ses convictions agnostiques et la plonge dans une exaltation mystique pernicieuse qui la mènera, sous l’influence de son confesseur, à rejeter tout lien humain, y compris avec son enfant, avant de mourir de phtisie.
Dominique Mabin, dans les Cahiers Edmond et Jules de Goncourt, estime que « [l]es conceptions étiopathogéniques des Goncourt qui relient la maladie tuberculeuse au mysticisme sont surprenantes. La maladie serait en quelque sorte un terreau propice au développement de la sainteté. » (2004: 219-220) Le choix de la tuberculose par les auteurs se justifie par la fin tragique de l’héroïne, mais aussi par le caractère dépressif, souvent associé à cette maladie, et qui justifie sa soumission à son confesseur. En tout cas, la tuberculose pourrait être le dérèglement à l’origine des troubles psychologiques de Mme Gervaisais, et de son désir de transcendance qui, mal mené, la conduira dans un état pire encore :
Ainsi tout, la maladie qui la rongeait, la diminuait, la grisait, la continuité exténuante de l’exaltation, la constance d’une unique pensée fixe, l’appassionnement déréglé de tout son être, l’effort, la tension de toutes les facultés du cerveau et de toutes les volontés de l’imagination, s’unissant chez elle à de naturelles prédispositions pour les jouissances secrètes de l’amour divin, l’amenaient vite sur cette lisière à peine indéfinissable qui sépare la Vie Illuminative de cette Vie Unitive qu’on pourrait appeler le grand Toujours de l’âme en Dieu. (Goncourt, 1982 [1869]: 242 [nous soulignons])
Le mot « appassionnement » est un néologisme des Goncourt2. Il indique par son préfixe l’entrée dans la passion, mais rappelle également le mot italien « appassionata » (passionnée) qui pourrait caractériser Mme Gervaisais. Le lien avec la musique peut bien sûr être fait, puisque l’Appassionata, pour un francophone, c’est d’abord une sonate de Beethoven (1807). L’adjectif « déréglé » indique un excès, une démesure, un dérangement du fonctionnement normal de la psyché, qui vient redoubler l’idée de passion. Ce que nous montrerons, c’est qu’à l’origine de cet « appassionnement déréglé », se trouve une expérience musicale inouïe, l’audition du Miserere d’Allegri (c. 1638) à la chapelle Sixtine.
Dans À rebours, le duc Jean des Esseintes, fatigué par une maladie également (qui touche son système digestif) et par une jeunesse débauchée, décide de se réfugier à Fontenay-aux-Roses dans une retraite confortable et raffinée et de retrouver « une vie plus réglée » (Huysmans, 1978 [1884]: 130). Il tente de donner du sens et de l’ordre à sa vie, par la recherche du raffinement esthétique, mais, comme Mme Gervaisais, sa maladie l’empêche de trouver le repos : « Les excès de sa vie de garçon, les tensions exagérées de son cerveau, avaient singulièrement aggravé sa névrose originelle, amoindri le sang déjà usé de sa race […]. » (130) Ainsi, même une vie bien réglée ne lui permet pas de se soustraire à sa névrose, dont chaque chapitre, consacré à un nouveau raffinement, à une nouvelle recherche d’échappatoire, constate la persistance.
La musique et les arts, dans Madame Gervaisais et dans À rebours
Aucun de ces romans n’est centré sur la musique, et pourtant, elle y joue un rôle important — au même titre cependant que les autres arts. C’est assez évident pour des Esseintes, un esthète, qui a eu une éducation soignée chez les Jésuites et appartient à l’élite intellectuelle et culturelle de son époque. On sait comment chaque chapitre d’À rebours évoque tour à tour la littérature, la joaillerie, la peinture, l’horticulture, la parfumerie… Le début du chapitre XV est consacré à la musique religieuse :
Rongé par une ardente fièvre, des Esseintes entendit subitement des murmures d’eau, des vols de guêpes, puis ces bruits se fondirent en un seul qui ressemblait au ronflement d’un tour; ce ronflement s’éclaircit, s’atténua et peu à peu se décida en un son argentin de cloche.
Alors, il sentit son cerveau délirant emporté dans des ondes musicales, roulé dans les tourbillons mystiques de son enfance. Les chants appris chez les jésuites reparurent, établissant par eux-mêmes, le pensionnat, la chapelle, où ils avaient retenti, répercutant leurs hallucinations aux organes olfactifs et visuels, les voilant de fumée d’encens et de ténèbres irradiées par des lueurs de vitraux, sous de hauts cintres. (Huysmans, 1978 [1884]: 224)
Non seulement le héros a baigné dans une culture musicale qui est en même temps une culture religieuse (ce qui fait le lien avec l’expérience mystique de Mme Gervaisais), mais l’on voit aussi que ces remémorations, qualifiées d’« hallucinations », sont à la fois visuelles, olfactives et auditives : se met ainsi en place une synesthésie que l’on retrouve dans de nombreux chapitres. Antoine Compagnon, soulignant le lien avec les recherches de Baudelaire, dit de des Esseintes :
Il lit les poètes latins décadents, les mystiques, Baudelaire, Verlaine et Mallarmé : sur ces lectures se fonde un esthétisme de la transposition des sens, la synesthésie. Il pousse ainsi jusqu’à l’hallucination les recherches qu’avait entreprises Baudelaire dans le sonnet des Correspondances. (s.d.)
Cette pratique de la synesthésie s’observe à merveille dans un autre chapitre célèbre consacré à l’art de la parfumerie, que des Esseintes compare à l’écriture :
Peu à peu, les arcanes de cet art, le plus négligé de tous, s’étaient ouverts devant des Esseintes qui déchiffrait maintenant cette langue, variée, aussi insinuante que celle de la littérature, ce style d’une concision inouïe, sous son apparence flottante et vague.
Pour cela, il lui avait d’abord fallu travailler la grammaire, comprendre la syntaxe des odeurs, se bien pénétrer des règles qui les régissent, et, une fois familiarisé avec ce dialecte, comparer les œuvres des maîtres, des Atkinson et des Lubin, des Chardin et des Violet, des Legrand et des Piesse, désassembler la construction de leurs phrases, peser la proportion de leurs mots et l’arrangement de leurs périodes. (Huysmans, 1978 [1884]: 153-154)
Aussi n’est-il pas étonnant, lorsqu’on découvre les correspondances établies par Huysmans entre l’art du parfum et celui de la phrase, que des Esseintes soit l’inventeur de l’orgue à bouche, qui associe à son tour deux perceptions différentes : le goût et l’ouïe.
Revenons à Mme Gervaisais, qui lors de ses promenades dans Rome va être particulièrement sensible à l’architecture, à la décoration des églises, et à leur musique. Pour cette femme impressionnable, le décorum et les rites de l’église catholique au Vatican trouvent leur apogée dans la musique, art qui est censé (comme chez une Emma Bovary [Gignoux, 2010]) s’adresser au plus intime de l’être, avec une force de conviction qui dépasse celle des autres arts. Aussi, le chapitre consacré à l’audition du Miserere d’Allegri est-il amené progressivement par une description des différents moments importants de la Semaine sainte (chapitres XXIII à XXV). Et le dérèglement dans la vie de Mme Gervaisais commence à partir de là et du choc que lui procure cette audition, comme elle le réalisera plus tard :
L’espace et le temps de quelques semaines éloignèrent, effacèrent à peu près chez Mme Gervaisais la mémoire de la Semaine Sainte. Il semblait que tout ce qu’elle y avait ressenti avait été un ébranlement de sa sensibilité, une secousse physique, le choc vibrant de la musique sur son tempérament musical, et en même temps une espèce de dénouement, de déliement de sa nature comprimée, refermée, resserrée comme par des malheurs, par la fermeté hautaine des idées, par l’orgueil d’un stoïcisme de femme durement maîtresse d’elle-même. (Goncourt, 1982 [1869]: 131)
Pour comprendre comment la musique a agi, il nous faut donc revenir à cet événement inouï, l’audition de l’office du Vendredi saint, et à l’ekphrasis que le narrateur développe sur plusieurs courts chapitres afin de tenter de décrire cette expérience musicale qui va dérégler la vie jusqu’alors calme et posée de l’héroïne.
Deux ekphrasis musicales
L’ekphrasis d’une liturgie de la passion
Au chapitre XXIII de Madame Gervaisais, il prend fantaisie à l’héroïne d’assister à la Semaine sainte à Saint-Pierre de Rome, pour « en avoir l’impression » (Goncourt, 1982 [1869]: 118). Cette impression va s’imposer à elle progressivement, tout au long de la semaine qui va des Rameaux à Pâques, et à chaque fois grâce au cérémonial vatican, mais surtout grâce à la musique, élément fondamental de la liturgie.
Ainsi, le dimanche des Rameaux, la première étape de ce bouleversement musical réside dans l’hymne Pueri Hebraeoorum, première rupture dans le récit soulignée par l’adverbe « tout à coup » :
L’immensité de Saint-Pierre était silencieuse. […] Tout à coup éclata et s’élança l’hymne du Pueri Hebrœorum [sic], souvenir des fils de Judée, venus au-devant du Seigneur, un cantique de jeune joie, un hosanna qui déchirait l’air de notes argentines, montant et se perdant à la hauteur des voûtes, y roulant au loin, comme une criée d’enfants dans des échos de montagnes. (119)
Il n’y a pas encore là d’ekphrasis musicale, mais une simple touche descriptive, fugace — l’évocation du rite liturgique reprenant le pas sur celle de la musique. Rappelons que pour nous, l’ekphrasis musicale en tant que figure de rhétorique se définit comme la description d’une œuvre d’art musicale, comme une représentation d’une représentation : un écrivain rend compte sous forme de narration ou de description d’une œuvre musicale, réelle ou imaginaire. De son origine rhétorique, l’ekphrasis garde une proximité avec l’enargeia ou évidence, qui met sous les yeux de l’auditeur ou du lecteur un objet, comme dans l’hypotypose; pour l’ekphrasis musicale, nous dirons que le morceau de musique évoqué est, par la force du verbe, restitué aux oreilles du lecteur, ou plutôt, à son imagination. Ainsi, que ce soit sous forme de narration ou de description, un concert reprend-il vie dans une œuvre littéraire, par exemple dans des poèmes ou des romans du XIXe siècle, époque de l’essor du dialogue entre les arts. Si l’on s’accorde à voir l’ekphrasis comme une figure de pensée (macrostructurale), elle constitue alors un morceau détachable au cœur du récit, morceau qui, parce qu’il se focalise sur la représentation d’une représentation, met en jeu la rivalité entre les arts.
Chez les Goncourt, à la suite de cette première évocation rapide d’une hymne, un second passage plus long, initiant cette ekphrasis qui se construit par étapes, est consacré à l’office de la Passion, après un paragraphe dédié à la « merveilleuse mise en scène, admirable coup de théâtre de la liturgie » (120) : on est donc toujours dans la représentation, comme si la liturgie était un opéra, où la musique accompagnerait les attitudes théâtrales des célébrants. On sait d’ailleurs que la Passion, au centre de la foi chrétienne, est aussi le récit qui a le plus inspiré les compositeurs, donnant naissance aux oratorios les plus beaux, qu’il s’agisse des Passions de Bach ou du Messie de Haendel. La tragédie qui s’y joue ne manque pas d’impressionner également Mme Gervaisais :
Mme Gervaisais arrivait à cet état vague et un peu troublé de faiblesse que font dans ces cérémonies la longue lassitude, l’attention fatiguée des sens. Sa contemplation était répandue et errante, quand tout à coup elle fut secouée et réveillée par un chant, tel qu’elle n’en avait jamais entendu de pareil, une plainte où gémissait la fin du monde, une musique originale et inconnue où se mêlaient les insultes d’une tourbe furieuse, un récitatif lent et solennel d’une parole lointaine de l’histoire, une basse-taille touchant aux infinis des profondeurs de l’âme.
C’était, chanté par les trois diacres, le plain-chant dramatisé de la passion de Jésus-Christ, selon l’Évangile de saint Matthieu.
Charmée nerveusement, avec de petits tressaillements derrière la tête, Mme Gervaisais demeurait, languissamment navrée sous le bruit grave de cette basse balançant la gamme des mélancolies, répandant ces notes qui semblaient le large murmure d’une immense désolation, suspendues et trémolantes des minutes entières sur des syllabes de douleur, dont les ondes sonores restaient en l’air sans vouloir mourir. Et la basse faisait encore monter, descendre et remonter, dans le sourd et le voilé de sa gorge, la lamentation du Sacrifice, d’une agonie d’Homme-Dieu, modulée, soupirée avec le timbre humain.
[…] Mme Gervaisais écoutait toujours la basse, la basse plus pénétrante, plus déchirée d’angoisse et qui semblait la voix de Jésus disant : « Mon âme se sent plongée dans la tristesse jusqu’à la mort »; la voix de Jésus même qui fit un instant, sous les lèvres du chantre, passer à travers les poitrines le frisson de la défaillance d’un Dieu!
Et le récitatif continuait, coupé par les reprises exultantes du chœur, toute cette tempête de clameurs, le bruit caricatural, comique et féroce du peuple homicide, la joie discordante et blasphémante des foules demandant le sang d’un juste, les éclats de voix aigres au Crucifige! et au Barabbas! qu’écrasait la douloureuse basse sous un grand dédain résigné. (121-122)
De même que dans le premier extrait, la musique semble advenir de manière impromptue et saisissante avec l’adverbe « tout à coup ». L’impression d’entendre une musique inouïe souligne dès ce début d’ekphrasis la puissance de la voix. Ce n’est pas un hasard si c’est la voix humaine qui vient bouleverser l’existence de Mme Gervaisais. D’une part, cet instrument transmet un message verbal, ici la passion du Christ, et gagne donc en efficacité par rapport aux instruments non verbaux; le narrateur rappelle ainsi différentes citations de l’évangile selon saint Matthieu, celles qui sont le plus soulignées par ses différentes mises en musique. D’autre part, la voix, par son aspect charnel, peut toucher plus profondément que ne le ferait un instrument :
Ce sont notamment les qualités spécifiques de la voix, innombrablement diverses, ses couleurs, ses registres, ses façons d’émettre, d’articuler, toujours uniques, qui font que la voix n’est pas un instrument parmi d’autres, mais une valeur en soi, parfois trop présente, jamais indifférente (« je suivrais Pavarotti jusqu’au bout du monde », entend-on dire : nous sommes en pleine érotisation de la voix). (Boucourechliev, 1993: 19)
Ainsi, par son aspect dramatique comme par son aspect charnel, le chant de la Semaine sainte peut-il commencer à troubler Mme Gervaisais.
Le narrateur insiste sur les différentes composantes de la musique; pour reprendre la tripartition de Jean-Jacques Nattiez (1975), est évoquée ici la manière dont la musique fait signe pour les interprètes comme pour les auditeurs, au niveau poïétique (c’est-à-dire de la production) comme au niveau esthésique (c’est-à-dire de la perception). En revanche, le niveau neutre, celui de l’œuvre, n’est pas évoqué, ou de manière très vague, les Goncourt n’étant pas des musicologues. Ils utilisent ainsi des termes généraux du lexique de la musique : « chant », « récitatif », « basse-taille », « gamme », « notes », « timbre », « basse ». Ils sont beaucoup plus prolixes — comme souvent les littéraires — sur les sentiments qu’ils prêtent à la fois aux chanteurs et aux auditeurs. Du côté des chanteurs, les sentiments imputés sont ceux des personnages évangéliques qu’ils jouent : « cette basse balançant la gamme des mélancolies, répandant ces notes qui semblaient le large murmure d’une immense désolation », « et la basse faisait encore monter, descendre et remonter, dans le sourd et le voilé de sa gorge, la lamentation du Sacrifice, d’une agonie d’Homme-Dieu, modulée, soupirée avec le timbre humain. » Le narrateur insiste également beaucoup sur l’effet produit par la musique sur l’héroïne, commençant à annoncer son dérèglement nerveux : « charmée nerveusement, avec des petits tressaillements derrière la tête », « elle fut secouée et réveillée par un chant, tel qu’elle n’en avait jamais entendu de pareil ». Le très court chapitre XXIV, marquant une pause dans l’ekphrasis, est alors consacré aux états d’âme de Mme Gervaisais, à qui les souvenirs de sa vie de jeune fille et de femme reviennent, « sur la corde d’un violon qui eût pleuré » (Goncourt, 1982 [1869]: 122). Avec ce lieu commun de l’effet émotif de la musique, le narrateur justifie le bouleversement de l’héroïne et prépare une nouvelle étape dans l’ekphrasis puisque, nous dit la dernière phrase de ce chapitre, « [c]’est dans cette disposition qu’elle arrivait aux Miserere de la Chapelle Sixtine » (123).
La seconde partie de l’ekphrasis est tout entière contenue dans le chapitre XXV et consiste en la description des Lamentations de Jérémie, soit dans une version grégorienne, soit dans la version d’Allegri (XVIIe siècle), suivies de son célèbre Miserere. La particularité de ce tableau, qui en fait un joyau de l’écriture artiste chère aux Goncourt, réside dans l’association des différents arts entrant en concurrence au cœur même de la chapelle Sixtine : la peinture sur le « mur de colère gâché de couleurs redoutables » (123), sans doute Le jugement dernier de Michel-Ange (1541); la musique, évoquée dans le paragraphe suivant, sans que l’on sache s’il s’agit déjà du Miserere d’Allegri; l’aspect théâtral de la liturgie est ensuite souligné par les effets de lumière et de couleur dans les costumes des prêtres, et par la mise en scène de l’extinction progressive des cierges; la sculpture apparaît fugacement dans la comparaison d’un jeune chanteur aux céramiques de Luca della Robbia. La chapelle Sixtine concentre ainsi la quintessence de tous les arts; le propos de l’ekphrasis est à la fois d’en rendre compte, de parvenir à évoquer des arts aussi différents, et de rivaliser avec eux grâce à l’art verbal.
Pour retranscrire l’aspect répétitif de la musique à refrain, et tout à la fois afficher la puissance rhétorique du texte, les Goncourt utilisent ici, dans le paragraphe central, l’accumulation et l’anaphore du mot « voix », à vingt reprises :
Les voix ne cessaient pas, — des voix d’airain; des voix qui jetaient sur les versets le bruit sourd de la terre sur un cercueil; des voix d’un tendre aigu; des voix de cristal qui se brisaient; des voix qui s’enflaient d’un ruisseau de larmes; des voix qui s’envolaient l’une autour de l’autre; des voix dolentes où montait et descendait une plainte chevrotante; des voix pathétiques; des voix de supplication adorante qu’emportait l’ouragan du plain-chant; des voix tressaillantes dans des vocalises de sanglots; des voix dont le vif élancement retombait tout à coup à un abîme de silence, d’où rejaillissaient aussitôt d’autres voix sonores : des voix étranges et troublantes, des voix flûtées et mouillées, des voix entre l’enfant et la femme, des voix d’hommes féminisées, des voix d’un enrouement que ferait, dans un gosier, une mue angélique, des voix neutres et sans sexe, vierges et martyres, des voix fragiles et poignantes, attaquant les nerfs avec l’imprévu et l’anti-naturel du son. (123-124)
Rappelons que le Miserere d’Allegri contient 20 versets, et les Lamentations de Jérémie, 22. Après le postulat de départ : « les voix ne cessaient pas », une longue anaphore vient caractériser les voix au niveau du timbre, du registre, des sentiments, mais aussi avec une insistance particulière sur l’aspect érotique de la voix, notamment celle de castrat (encore existante à la fin du XIXe siècle). La multiplication du mot semble vouloir rivaliser avec la polyphonie de ces voix3. Leur effet sur les auditeurs et sur Mme Gervaisais est également noté : elles « attaqu[aient] les nerfs avec l’imprévu et l’anti-naturel du son ». Ainsi cet artifice sublime qu’est la musique va-t-il ébranler suffisamment la jeune femme pour que les dérèglements commencent, quelques semaines plus tard4.
Après cette apothéose musicale5 que constitue le Miserere, l’ekphrasis se clôt, puisque le chapitre suivant (XXVI) commence sur ces mots : « Elle revint lentement, s’arrêtant aux églises ouvertes et brillantes […]. » (125). L’ekphrasis prend fin aussi subitement qu’un chant s’arrête; cependant, Mme Gervaisais n’est pas ressortie indemne d’une telle expérience.
L’orgue à bouche
Dans le chapitre IV d’À rebours, l’ekphrasis est paradoxalement consacrée à un instrument qui ne produit aucun son, l’orgue à bouche, mais qui témoigne d’un dérèglement des sens. Ce chapitre débute par l’arrivée chez des Esseintes de la célèbre tortue qu’il a fait « glacer d’or » et « incruste[r] de pierres rares » (Huysmans, 1978 [1884]: 96) pour illuminer son salon; traitement dont elle meurt rapidement. Pierre Brunel fait remarquer que « des Esseintes cultive le rare, l’inédit ou l’inouï, je dirai même l’insenti. Et cette volonté de sensations nouvelles le conduit à des inventions dont l’une est une illustration insolite de la musique des sens » (2007: 148). Après avoir admiré sa tortue, des Esseintes, frappé par le froid glacial de l’hiver, décide non pas de jouer, mais de boire dans son « orgue à bouche » :
Il referma la croisée; ce brusque passage sans transition, de la chaleur torride aux frimas du plein hiver, l’avait saisi; il se recroquevilla près du feu et l’idée lui vint d’avaler un spiritueux qui le réchauffât.
Il s’en fut dans la salle à manger où, pratiquée dans l’une des cloisons, une armoire contenait une série de petites tonnes, rangées côte à côte, sur de minuscules chantiers de bois de santal, percées de robinets d’argent au bas du ventre.
Il appelait cette réunion de barils à liqueurs, son orgue à bouche. (Huysmans, 1978 [1884]: 99)
L’ekphrasis s’inscrit dans un roman comme un beau développement détachable — et À rebours regorge de ce type de descriptions-catalogues déployées en séries lexicales. La phrase mise en exergue par l’alinéa — « Il appelait cette réunion de barils à liqueurs, son orgue à bouche. » — marque le début de l’ekphrasis en même temps que son propos : unir6 un objet de dégustation à un instrument de musique, faire se correspondre goût et ouïe selon un principe synesthésique. La fin de l’ekphrasis est nette également : « Mais, ce soir-là, des Esseintes n’avait nulle envie d’écouter le goût de la musique; il se borna à enlever une note au clavier de son orgue, en emportant un petit gobelet qu’il avait préalablement rempli d’un véridique whisky d’Irlande. » (100-101) Le narrateur revient à la narration, clôt définitivement l’ekphrasis de l’orgue à bouche, qui paradoxalement, malgré la longue description qui avait mis le lecteur en appétit, n’est utilisé ici que pour se servir un verre de whisky.
Le texte met l’accent sur le principe baudelairien de la correspondance7 : « Du reste, chaque liqueur correspondait, selon lui, comme goût, au son d’un instrument. » (99) Ce principe est répété dans chaque paragraphe par des synonymes : « des sensations analogues » (99), « l’assimilation », « une vraisemblable analogie », « la similitude » (100); le vocabulaire du goût et celui de l’ouïe se contaminent : « des sensations analogues à celles que la musique verse à l’oreille » (99), « il était parvenu […] à se jouer sur la langue de silencieuses mélodies, de muettes marches funèbres à grand spectacle, à entendre, dans sa bouche, des solis de menthe » (100). La synesthésie, qui est en médecine un « trouble dans la perception des sensations » (Larousse, 1989: 5893), semble alors relever d’un dérèglement des sens, l’oreille goûtant ce qui y est versé, et la langue entendant de la musique. La syllepse s’avère une figure propice aux rapprochements, puisque le mot à double sens peut s’appliquer au goût comme à l’ouïe : ainsi sur « verser8 », qui signifie « faire couler un liquide » mais aussi « diffuser », ou encore sur « morceau » dans : « il arrivait même à transférer dans sa mâchoire de véritables morceaux de musique » (Huysmans, 1978 [1884]: 100). On trouve encore une syllepse lorsque le narrateur évoque « la note argentine, détachée et grêle du cumin sec » (100), la « note » venant du lexique de la musique pour s’appliquer ici au lexique du goût.
Le choix de l’instrument, l’orgue, n’est pas anodin. Son étymologie, organum, « instrument » (du grec organon, « machine »), donne l’instrument à vent et à clavier que nous connaissons, mais aussi, dans un sens plus large, l’« organologie », l’étude de tous les instruments de musique et de leur histoire. Le mot organum donne également le mot « organe », faisant le lien avec les organes sensoriels, notamment ceux du goût et de l’ouïe. Si le mot « orgue » renvoie à l’organologie, c’est parce que cet instrument est emblématique : parmi tous les instruments, c’est lui qui semble avoir la plus grande variété dans ses modes d’expression, qui contient, si l’on peut dire, tous les autres, en même temps qu’il touche au sacré, étant l’instrument liturgique par excellence; sa taille et sa puissance en font un instrument exceptionnel qui permettrait d’accéder à un degré supérieur de l’être. Joseph-Marc Bailbé note que l’orgue a d’ailleurs fasciné l’univers romantique et postromantique. En tant que « la plus pure expression de tous les éléments de la civilisation chrétienne » (1983: 66), l’orgue participe de la fascination qu’exercent la littérature chrétienne, les arts chrétiens, les objets liturgiques sur des Esseintes et sur Huysmans dès avant sa conversion. Par ailleurs, l’orgue s’écoute autant qu’il s’admire; on peut aussi percevoir ses vibrations : c’est l’instrument synesthésique par excellence. L’orgue à bouche de des Esseintes, cependant, ne fait paradoxalement entendre aucun son (« de silencieuses mélodies, de muettes marches funèbres ») et le héros, en panne d’inspiration, ne se livre pas à une improvisation comme les organistes en ont l’habitude. Il se contente de boire un verre et de se remémorer des souvenirs douloureux. Cependant, l’irruption de l’orgue dans le récit offre l’occasion, pour le narrateur, d’une ekphrasis par l’imagination, décrivant les correspondances entres les goûts des liqueurs que l’orgue distribue et les instruments des registres de l’orgue, comme le rappelle la mention des « tiroirs étiquetés “flûte, cor, voix céleste” » (Huysmans, 1978 [1884]: 99). Le narrateur rapproche ainsi différentes liqueurs (le curaçao, le kummel, la menthe, etc.) de différents instruments à vent, rappelant les différents jeux de l’orgue (clarinette, hautbois, trompette), mais également d’instruments qui n’appartiennent pas à l’orgue, comme la caisse ou les instruments à cordes :
Du reste, chaque liqueur correspondait, selon lui, comme goût, au son d’un instrument. Le curaçao sec, par exemple, à la clarinette dont le chant est aigrelet et velouté; le kummel au hautbois dont le timbre sonore nasille; la menthe et l’anisette, à la flûte, tout à la fois sucrée et poivrée, piaulante et douce; tandis que, pour compléter l’orchestre, le kirsch sonne furieusement de la trompette; le gin et le whisky emportent le palais avec leurs stridents éclats de pistons et de trombones, l’eau-de-vie de marc fulmine avec les assourdissants vacarmes des tubas, pendant que roulent les coups de tonnerre de la cymbale et de la caisse frappés à tour de bras, dans la peau de la bouche, par les rakis de Chio et les mastics!
Il pensait aussi que l’assimilation pouvait s’étendre, que des quatuors d’instruments à cordes pouvaient fonctionner sous la voûte palatine, avec le violon représentant la vieille eau-de-vie, fumeuse et fine, aiguë et frêle; avec l’alto simulé par le rhum plus robuste, plus ronflant, plus sourd; avec le vespétro déchirant et prolongé, mélancolique et caressant comme un violoncelle; avec la contrebasse, corsée, solide et noire comme un pur et vieux bitter. On pouvait même, si l’on voulait former un quintette, adjoindre un cinquième instrument, la harpe, qu’imitait par une vraisemblable analogie, la saveur vibrante, la note argentine, détachée et grêle du cumin sec. (99)
L’orgue à bouche possède donc une variété de jeux et de registres encore plus importante que le « véritable » orgue. Cette machine à boire, aussi invraisemblable qu’elle paraisse au lecteur, a peut-être vocation à n’exister que par les mots : dans l’ekphrasis, on l’a rappelé, la rivalité éclate entre l’art représenté, et l’art représentant — en l’occurrence, le plus souvent, la littérature9.
La littérature, surtout au XIXe siècle, c’est « de la musique avant toute chose » (Verlaine, 1882: 144) : elle dispose de moyens prosodiques, phonétiques, rhétoriques pour concurrencer la musique. Ainsi, les associations entre les liqueurs et les instruments reposent-elles sur des phénomènes d’assonances ou d’allitération, et mettent-elles en jeu des figures de structuration de la pensée (hypozeuxes, accumulations, chiasme) : le « curaçao » est rapproché par allitération en [k] de la « clarinette »; le rapprochement est également prosodique, les deux mots faisant trois syllabes, de même que « kummel » et « hautbois » en font deux; la « menthe » et l’« anisette » sont associées à la « flûte » grâce à l’allitération finale en [t]; on retrouve aussi ces rapprochements sonores avec « le violon » et « la vieille eau-de-vie », « le vespétro » et « un violoncelle ». Enfin, les percussions, la cymbale et la caisse, sont alliées à des mots aux sonorités percussives grâce à la consonne occlusive [k] : « les rakis de Chio et les mastics ».
En ce qui concerne les figures de structuration précitées, l’architecture de base est celle de l’analogie, rapprochant deux à deux une liqueur et un instrument. L’hypozeuxe ou parallélisme syntaxique en est donc l’outil privilégié, mais la structure peut s’inverser en chiasme pour éviter l’effet trop attendu. Ainsi, dans le paragraphe consacré aux vents, la structure « chaque liqueur correspondait […] au son d’un instrument » est-elle reprise trois fois avec l’ellipse du verbe (« Le curaçao sec […] à la clarinette […]; le kummel au hautbois […]; la menthe et l’anisette, à la flûte […]. »), puis remplacée par trois propositions verbales (« [L]e kirsch sonne furieusement de la trompette; le gin et le whisky emportent le palais avec leurs stridents éclats de pistons et de trombones, l’eau-de-vie de marc fulmine avec les assourdissants vacarmes des tubas […]. ») avant de s’achever en chiasme : « pendant que roulent les coups de tonnerre de la cymbale et de la caisse […] par les rakis de Chio et les mastics ». De la même façon, dans le paragraphe consacré aux cordes, le narrateur joue de cette structure binaire, rapprochant le violon de l’eau-de-vie, l’alto du rhum, puis inversant l’ordre grâce au chiasme, associant cette fois le vespétro au violoncelle, et retournant à la structure initiale en unissant la contrebasse à un « pur et vieux bitter ». Enfin, par une sorte d’hyperbate, le narrateur prolonge le quatuor en quintette et ajoute la harpe, associée au cumin.
D’une manière plus générale, cette ekphrasis témoigne de la recherche de « l’écriture artiste » dont Alain Pagès a souligné les caractéristiques : la valeur accordée aux séries de substantifs et d’adjectifs souvent antéposés (« d’érudites expériences, de silencieuses mélodies, de muettes marches funèbres », par exemple); la préférence, à l’hypotaxe, de la parataxe, laquelle permet « d’accumuler les sensations » et de « donn[er] l’illusion de la multiplicité du réel » (1992: 37). Pagès relie l’écriture artiste au thème de la perception — et, ajouterons-nous, de la représentation en art : « À rebours est un manuel de la vision artiste. On y trouve, développé à l’envi, une théorie des sensations et des perceptions. » (37) Cette remarque convient particulièrement à notre extrait, où les perceptions du goût et de l’ouïe se mélangent artificiellement, et à travers un autre artifice : la littérature. Des Esseintes, avec ses sens déréglés, possède ce don de réunir, en une synesthésie invraisemblable et artificielle, différentes perceptions.
D’abord décidé à servir la musique comme interprète, « suivant le compositeur, pas à pas, rendant sa pensée, ses effets, ses nuances, par des unions ou des contrastes voisins de liqueurs » (Huysmans, 1978 [1884]: 100), des Esseintes devient bientôt compositeur : « D’autres fois, il composait lui-même des mélodies, exécutait des pastorales avec le bénin cassis qui lui faisait roulader, dans la gorge, des chants emperlés de rossignol. » (100) C’est ainsi que, par ses compositions de liqueur, il rivalise avec la musique, tandis que le narrateur huysmansien rivalise avec tout langage artistique en composant cette ekphrasis que le lecteur aura plaisir à goûter.
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La question du dérèglement dans ces deux romans fin-de-siècle nous a conduits au sentiment de décadence, prégnant en littérature comme en musique à la fin du XIXe siècle, en lien avec l’idée d’un monde désordonné et disharmonieux. Des Esseintes comme Mme Gervaisais, et avec eux les auteurs dont ils sont les porte-parole, subissent ces désordres, ou névroses, caractéristiques du décadentisme. Des Esseintes tente en vain d’échapper à ses dérèglements de jeunesse, tandis que Mme Gervaisais voit sa vie déréglée à cause d’un mysticisme quasi maladif.
Cependant, la décadence, en littérature, est aussi marquée, comme le soulignait Paul Valéry, par une plus grande quête de la perfection :
Ce qui caractérise une littérature de décadence, c’est la perfection — ce sont les perfections. Et il ne peut en être autrement. C’est l’habileté croissante; et toujours plus d’esprit, plus de sensualité, plus de combinaisons, plus de dissimulation des pénibles nécessités; plus d’intelligence, de profondeur; et en somme plus de connaissance de l’homme, des besoins et des réactions du sujet lecteur, des ressources et des effets du langage, plus de maîtrise de soi-même, — l’auteur. (Valéry, 1960 [1941]: 634-635)
En effet, plus l’écrivain souffre des dérèglements de la décadence, plus il s’efforce de sublimer son mal par l’écriture. Pour Valéry, la littérature de la décadence est marquée par la recherche de la perfection littéraire, de la « langue splendidement orfévrie10 » (Huysmans, 1978 [1884]: 36) que des Esseintes admire.
Aussi, l’ekphrasis, parmi d’autres tableaux descriptifs, n’est-elle pas le lieu où se cristallise à la fois la perfection littéraire et la supériorité de l’art verbal sur les autres formes artistiques? Cette figure macrostructurale qui vise à décrire un tableau ou un morceau de musique exprime la fascination pour les arts et incarne leur rivalité. Dans son chapitre sur la décadence, Claude Jamain note que « littérature et musique se serrent plus fortement, pour rêver d’un lieu, page ou sonate, propre à contrarier les effets de décadence que l’une et l’autre connaissent, quoiqu’en termes différents » (2004: 133).
Pour des Esseintes comme pour Mme Gervaisais, la musique joue un rôle fondamental, même si sa présence au sein du roman paraît minime. Pour le premier, l’ouïe s’associe aux autres perceptions, dans une synesthésie que l’on peut lire comme un dérèglement des sens. Pour la seconde, la musique est l’expérience inouïe qui s’ajoute à sa maladie pour bouleverser sa vie. Les instruments choisis par les Goncourt et par Huysmans, l’orgue et la voix, se distinguent par leur magnificence et leur sensualité; la musique offre ainsi une issue, quelque tragique qu’elle soit, à la médiocrité ambiante à laquelle sont confrontés les personnages décadents.
- 1. Ce roman n’est pas le seul à être consacré à une figure féminine; pensons à Sœur Philomène (1861), Renée Mauperin (1864), Germinie Lacerteux (1865), Manette Salomon (1867) ou encore à La fille Elisa (1877).
- 2. Le Trésor de la langue française informatisé en donne la définition suivante : « Néol. d’aut. Exaltation, engouement subit d’une personne qui cède à la passion ». La première occurrence identifiée se trouve dans le Journal des Goncourt à la date du 30 août 1866 (ATILF, s.d.).
- 3. De fait la polyphonie n’est pas possible dans l’art verbal écrit, et très difficilement audible à l’oral quand plusieurs personnes parlent en même temps.
- 4. Dominique Mabin souligne l’érotisation marquée du sentiment religieux chez Mme Gervaisais (2004: 219), très explicite dans un passage comme celui-ci : « Dès lors, affranchie du long tourment de sa frayeur, elle commença à jouir, tremblante, émue, ébranlée par tout l’être, de l’intimité chaste et délicate de son jeune Maître, avec des tressaillements dans la prière, un attendrissement de délices, ces touchements et ces douceurs spirituelles, cette inénarrable jouissance des grâces sensibles après lesquelles ces tendresses avaient si amèrement soupiré sans pouvoir y atteindre. » (Goncourt 1982 [1869]: 234)
- 5. Ce morceau d’Allegri, composé vers 1638 pour le chœur de la chapelle Sixtine est considéré comme un chef d’œuvre éternel.
- 6. Par la structure syntaxique qui juxtapose le complément d’objet direct (COD) et l’attribut du COD.
- 7. « Les parfums, les couleurs et les sons se répondent. » (Baudelaire, 1972 [1857]: 38) Pierre Brunel considère des Esseintes comme un « ultra-baudelairien » (2007: 149).
- 8. « Des Esseintes buvait une goutte, ici, là, se jouait des symphonies intérieures, arrivait à se procurer, dans le gosier, des sensations analogues à celles que la musique verse à l’oreille. » (Huysmans, 1978 [1884]: 99)
- 9. Siglind Bruhn propose à l’inverse des analyses d’ekphrasis de tableaux ou de textes littéraires représentés dans des morceaux de musique (2007).
- 10. En 1883, Huysmans réutilise d’ailleurs l’adjectif pour caractériser le style des Goncourt : « Et encore le style de M. Moreau se rapprocherait-il plutôt de la langue orfévrie des de Goncourt. S’il était possible de s’imaginer l’admirable et définitive Tentation de Gustave Flaubert, écrite par les auteurs de Manette Salomon, peut-être aurait-on l’exacte similitude de l’art si délicieusement raffiné de M. Moreau. » (2006: 190)