La photographie peut constituer un champ d’étude particulièrement fructueux pour nous aider à appréhender divers aspects de l’autochtonie dans le contexte de l’Amérique du Nord. Considérant qu’elle a indéniablement contribué à construire ce que Daniel Francis appelle l’« Indien imaginaire » (1992), nous explorerons la façon dont les photographes autochtones ont investi le médium en vue de contrer des représentations historiques essentialisantes et homogénéisantes, et insuffler à l’image photographique leurs visions du monde et leurs propres expériences de l’autochtonie. Que peut-on comprendre de l’autochtonie en Amérique du Nord lorsque l’on se penche sur le travail de ces photographes? Comment les photographes autochtones utilisent-ils la photographie pour affirmer des identités collectives à la fois différenciées et hétérogènes?
Afin de répondre à ces questions, nous étudierons plus spécifiquement deux brochures d’expositions collectives de photographes autochtones : Contemporary Native American Photography, éditée en 1984, et Steeling the Gaze : Portraits by Aboriginal Artists, publiée en 2011. Ces deux brochures articulent une affirmation axée tant sur la pratique photographique que sur une appartenance culturelle collective. En ce sens, elles constituent un point d’accès particulièrement riche pour envisager certaines des problématiques liées à la question de l’autochtonie en Amérique du Nord. Si une exposition peut être considérée comme un système stratégique de représentations qui formule et affirme des constructions identitaires (Ferguson, 1996: 179), une fonction similaire peut être attribuée à la brochure ou au catalogue qui l’accompagne et en constitue la trace tangible. Ces publications peuvent également constituer, pour le spectateur non-autochtone, des « objets communicants » (Thiéblemont-Dollet, 2003) qui interviennent à titre de médiateurs (inter- ou trans-) culturels.
Après avoir présenté le contexte de publication des deux brochures à l’étude, nous nous intéresserons aux évolutions de la pratique photographique que ces deux imprimés permettent d’envisager. Il faudra ensuite considérer la façon dont les reproductions photographiques mises en valeur dans ces documents procèdent à une décolonisation de l’image photographique en confrontant et en revisitant les représentations historiques de l’« Indien d’Amérique ». Finalement, l’examen de quelques stratégies utilisées par les photographes pour intégrer les savoirs et traditions autochtones dans l’image permettra d’illustrer comment le spectateur est invité à appréhender la diversité des perspectives contemporaines sur l’autochtonie.
Évolution d’une visibilité : de Contemporary Native American Photography (1984) à Steeling the Gaze (2011)
La première brochure à laquelle nous nous intéresserons, Contemporary Native American Photography, accompagnait l’exposition du même nom, mise en place par la commissaire et artiste Jaune Quick-To-See Smith (Salish-Kootenai) et produite par le Indian Arts and Carfts Board 1. L’exposition fut présentée pour la première fois en 1984 au Southern Plains Indian Museum2 d’Anadarko, en Oklahoma, et voyagea ensuite à travers les États-Unis quelques années. Ce fut la première exposition collective dédiée à des photographes autochtones de différentes régions d’Amérique du Nord. Plusieurs textes la mentionnent d’ailleurs comme marqueur historique de l’émergence d’un mouvement photographique autochtone (Lippard, 1991: 138; Harlan, 1993: 21; Podedworny, 1996: 34; Thomas, 2011: 221). Cette dimension historique est elle-même revendiquée par la commissaire de l’exposition : « This show is a benchmark and in time will become historically significant » (Smith, 1984: [n. p.]). La brochure produite pour l’occasion laisse une place prédominante aux photographies : dix-huit reproductions, principalement de l’ordre de la photographie documentaire ou vernaculaire, occupent la grande majorité des six pages de format carré et imprimées en noir et blanc.
La deuxième brochure, Steeling the Gaze. Portraits by Aboriginal Artists (ou, en français, Regards d’acier. Portraits par des artistes autochtones), fut publiée suite à l’exposition du même nom présentée au Musée des beaux-arts du Canada (MBAC) en 2008-2009. L’exposition avait par la suite voyagé à travers le Canada jusqu’en 2013. Fruit d’une collaboration entre Andrea Kunard, Conservatrice associée au Musée canadien de la photographie contemporaine (MCPC) de l’époque, et Steven Loft (Mohawk-juif), premier conservateur en résidence du Département d’art indigène nouvellement institué au MBAC, l’exposition mettait en valeur les collections des deux musées à travers quarante-six œuvres photographiques et cinq œuvres vidéo par douze artistes autochtones3. Centrée autour du portrait photographique, les œuvres présentées revisitaient l’histoire de ce genre pictural par rapport aux représentations historiques des peuples autochtones en Amérique du Nord, et plus particulièrement au Canada. La brochure de cette exposition laisse elle aussi une place non négligeable aux reproductions des œuvres, malgré l’importance du texte, qui occupe un petit peu plus de la moitié des dix pages de format carré, imprimées en couleur4.
Ces deux brochures d’exposition nous permettent, tant dans les textes que dans les images reproduites, d’envisager non seulement la façon dont les photographes participants appréhendent l’identité autochtone, mais aussi de considérer les rapports historiques de la photographie aux peuples autochtones d’Amérique du Nord. La comparaison de ces deux brochures invite également à prendre en compte certains apects de l’évolution de la photographie autochtone et de sa reconnaissance institutionnelle. La brochure éditée dans les années 80, Contemporary Native American Photography, atteste la volonté de la commissaire de créer une sorte d’inventaire de la pratique photographique contemporaine autochtone, ambition décelable notamment dans la dimension cumulative de l’exposition5, ainsi que dans la diversité des sujets présentés, qui ne semblent a priori liés que par l’appartenance des participants à une culture autochtone. À cet égard, la commissaire Jaune Quick-To-See Smith explique, dans le court de texte de l’imprimé, qu’il lui a fallu trois années de recherche à travers les États-Unis avant de pouvoir les regrouper. Le photographe Jeff Thomas (Iroquois urbain-Onondaga) parle d’ailleurs de l’exposition en ces termes : « For me, it was a bit of a revelation because I didn’t know any other Indigenous photographers at the time. […] [I]t was an important moment, because I thought that it was the beginning of a movement of Indigenous photography. » (Thomas, 2017: [n. p.]) L’exposition peut alors être envisagée comme un geste politique visant à créer un espace de visibilité pour les photographes autochtones en Amérique du Nord, et à favoriser la mise en place d’un réseau de praticiens. On note à cet effet la diversité des profils des quinze personnes présentées dans la brochure6, certaines d’entre elles étant devenues par la suite plus reconnues pour leur activisme ou leur contribution à l’histoire de l’art autochtone de façon générale que pour leur travail photographique. Cette diversité est notamment révélatrice d’une différence importante entre deux conceptions de l’artiste : la distinction établie généralement par les institutions et critiques euro-américains entre l’artiste et l’amateur n’est pas considérée comme véritablement pertinente d’un point de vue autochtone (Trépanier, 2012[2011]: 16).
Si la brochure de l’exposition Contemporary Native American Photography met en valeur les photographes autochtones sans distinction entre les pratiques amateures, professionnelles ou artistiques, ce sont les propositions artistiques qui sont à l’honneur dans la brochure de l’exposition Steeling the Gaze. Le sous-titre, « Portraits by Aboriginal Artists », revendique d’ailleurs cette orientation. On constate ainsi l’évolution de la reconnaissance, en vingt-cinq ans, de la photographie comme expression artistique autochtone. Si aujourd’hui la pratique photographique par les Inuit, les Métis ou les membres des Premières Nations est loin de sembler surprenante, ce n’était cependant pas le cas dans les années 80. Le photographe Rick Hill (Tuscarora-Mohawk) explique qu’à cette époque la photographie n’était pas considérée comme un art dit « autochtone » :
My work was negated from Indian art shows all around the country because there was no category for photography. The most significant improvements over the last thirty years involves seeing photography as an art form. (NIIPA, 2000: 27.)
D’une forme d’expression négligée par les concours et les expositions d’art autochtone, la photographie est ainsi devenue un médium souvent utilisé par les artistes pour questionner et renverser les représentations photographiques stéréotypées et les conventions sur l’art autochtone, le médium se démarquant aisément de types de création longtemps relégués au domaine de l’anthropologie.
Décoloniser la photographie : répondre aux stéréotypes et aux représentations historiques
La brochure de l’exposition Contemporary Native American Photography (1984) présente un texte court au ton ouvertement politique, orienté vers l’affirmation de la spécificité des photographies réalisées par des Autochtones en opposition aux photographies réalisées par des Allochtones. Ainsi, les images reproduites dans l’imprimé sont personnelles, issues de l’expérience des photographes et non de celle d’un autre :
What they show is human warmth and an intimacy with their subject whether it’s an everyday scene, a festive occasion or an interpretive self-expression. These photos are touched with caring, sensitivity and humour — and all from the unique viewpoint of the Indian themselves. (Smith: [n. p.])
Si le texte de la brochure de l’exposition Steeling the Gaze occupe une place plus conséquente et propose un argumentaire plus développé, le propos reste néanmoins lui aussi orienté vers les politiques de la représentation. Dès la première phrase, les commissaires situent la pratique photographique comme un geste politique : « Pour de nombreux Autochtones, se saisir de l’appareil photo ou de la caméra, et se placer — ou placer les autres — dans le champ de l’objectif est un acte courageux et politique » (Kunard, 2011: [n. p.]). En introduction, le texte aborde la question des représentations historiques qui ont ancré l’autochtonie dans le registre de l’exotisme et de la curiosité scientifique, perspective développée également par Jaune Quick-To-See Smith dans le texte de la brochure des années 80. Pour la commissaire de l’exposition de 1984, si la photographie n’a pas été une forme d’art adoptée par beaucoup d’Amérindiens, c’est principalement du fait des stigmates historiques du « noble sauvage » qui s’y rattachent (Smith: [n. p.]). Ainsi, si la photographie a acquis une meilleure reconnaissance comme forme d’art autochtone entre les années 80 et 2000, les textes des deux brochures nous indiquent toutefois que le problème posé par les représentations historiques et les stéréotypes véhiculés dans les médias de masse reste tout autant d’actualité. À cet égard, on retrouve également dans les deux publications la référence aux clichés du photographe Edward Curtis7, symboles d’une imagerie romantique de la « race en voie d’extinction8 ». La réponse et le renversement de cette iconographie constitue donc un enjeu majeur.
Dans la brochure de l’exposition Contemporary Native American Photography, cette réponse se traduit principalement par des photographies vernaculaires et documentaires représentant des personnes que l’on devine être des membres de la famille des photographes ou de leur communauté. Sur les dix-huit photographies reproduites, la quasi-totalité constituent des portraits individuels ou de groupe, représentant des aînés, des enfants ou des jeunes. Présentant des portraits tirés de la vie quotidienne ou réalisés à l’occasion de célébrations, la plupart de ces images se situent, à bien des égards, en opposition aux portraits de l’« Indien » réalisés par Edward Curtis ou ses contemporains de la fin du XIXe siècle. Vues ensemble, les photographies de la brochure articulent avant tout une affirmation de la présence autochtone dans les années 70 et 80. Elles constituent un certificat de présence (Barthes, 1980: 135), une preuve de la vitalité des peuples autochtones d’Amérique du Nord, qui sont loin d’avoir disparu : « Edward Curtis did not record a vanishing race » (Smith: [n. p.]).
Vingt-cinq ans plus tard, l’affirmation de la survivance (Vizenor, 2010) et de la pérennité des cultures autochtones se manifeste également parmi les œuvres de la brochure Steeling the Gaze (2011), par exemple avec la série Our Chiefs and Elders (1992), où David Neel (Kwakwaka’wakw) reprend les codes du portrait traditionnel de studio et présente des portraits d’aînés et de chefs de communautés des Premières Nations du Canada, principalement de Colombie-Britannique. Cette réponse directe au travail d’Edward Curtis passe par le postionnement du projet comme antithèse d’une « race en voie de disparition », énonçant plutôt l’évidence d’une « race qui a survécu » (Neel, 1992: 11). Les photographies historiques telles que celles réalisées par Curtis deviennent alors des supports pour relire l’histoire des représentations photographiques et les mettre en perspective avec les identités contemporaines.
La série Masks (2006) d’Arthur Renwick (Haisla) répond aux représentations historiques et stéréotypées par l’intervention du sujet photographié dans l’espace même de l’image. Dans ces portraits de personnalités autochtones en plan rapproché, les personnes photographiées ont été invitées à imaginer que l’objectif de la caméra symbolisait le legs des poncifs sur les Premières Nations. Le photographe leur a ensuite demandé de réagir à cet héritage par une grimace. En caricaturant l’histoire des stéréotypes par leur intervention gestuelle, les sujets libèrent ainsi les visages d’une apparence historiquement faussée. La photographie permet alors d’ouvrir un espace d’expression dans lequel les personnes peuvent apparaître selon leurs propres conditions, dans toute leur subjectivité.
D’autres œuvres reproduites dans la brochure Steeling the Gaze recourent plutôt au jeu de rôle et à la mise en scène pour mener une réflexion sur les représentations historiques et les stéréotypes diffusés dans les médias de masse. Par exemple, avec la série The Emergence of a Legend (2006), l'artiste Kent Monkman (Cri-Irlandais) se met en scène à travers son alter ego Miss Chief Eagle Testickle, personnage travesti qui revient régulièrement dans son œuvre. En réinvestissant l’esthétique de techniques photographiques du XIXe siècle comme le daguerréotype, la série propose une réécriture imaginative de l’histoire des artistes autochtones ayant performé pour le public allochtone. Présentant Miss Chief en actrice de Vaudeville ou en star de cinéma muet, l’œuvre de Monkman rejoue l’histoire des représentations pour mieux en déconstruire les présupposés coloniaux. Le personnage travesti de Miss Chief institue également une critique de ce que l’artiste nomme la « colonisation des sexualités » (Ritter, 2012: 48), qui s’est notamment traduite par « la suppression du berdache, personnage du travesti mâle qui, dans les sociétés autochtones, joue un rôle de guérisseur et de conseiller » (Kunard: [n. p.]).
Pour leur part, les artistes KC Adams (Écossaise-Crie) et Dana Claxton (Hunkpapa Lakota) s’attaquent avec humour aux stéréotypes populaires, notamment celui qui considère les cultures comme figées dans le passé et irréconciliables avec les modes de vie contemporains. La série Cyborg Hybrids (2006) de KC Adams s’inspire de la photographie de mode pour offrir des portraits de personnes autochtones d’héritage culturel mixte. Ces images au caractère impersonnel montrent les modèles arborant un T-Shirt blanc sur lequel figure, inscrite en perles blanches, une référence à un stéréotype populaire tel que « Indian Princess » ou « Token Indian ». Le titre de la série, Cyborg Hybrids, fait référence à la façon dont les Premières Nations ont, à travers l’histoire, utilisé et incorporé la technologie à leur vie quotidienne, réfutant ainsi l’idée reçue que les cultures autochtones sont inadaptées à la vie moderne : « [T]he Cyborg Hybrid series was my way of making people aware that First Nations people aren’t just stuck in the past. We are part of the present and the future. » (Adams citée dans Ritter, 2012: 51.)
Avec la série Mustang Suite (2008), Dana Claxton imagine une famille Lakota contemporaine dont chaque membre pose avec sa version personnalisée du mustang, référence à l’importance du cheval dans cette culture depuis l'importation de ces équidés par les colons européens. Ainsi le père pose devant une voiture mustang, alors que les deux filles chevauchent leur vélo mustang. Ces photographies à l’esthétique publicitaire sont dominées par la couleur rouge en référence non seulement au Red Power, mouvement de lutte sociale et politique amérindienne développé dans les années 60, mais aussi à la culture Lakota, pour laquelle le rouge est une couleur sacrée (Ritter: 55).
Ainsi, Claxton et Adams mêlent, de façon subtile, des éléments traditionnels issus de leur culture avec des accessoires contemporains pour proposer des images définitivement ancrées dans le présent et affirmer la capacité d’adaption des cultures autochtones.
Autochtoniser la photographie : intégrer les traditions et les savoirs autochtones
À l’instar de KC Adams et Dana Claxton, bon nombre des photographes des deux publications à l’étude mettent en valeur certains aspects des traditions culturelles et des savoirs autochtones. Dans la brochure de 1984, plusieurs photographies de pow-wow9, réalisées dans les années 80 par Alfred Youngman (Cri), Joe Fisher (Blackfoot) et Jeff Thomas, affirment la continuité de ces célébrations devenues une force de ralliement de la survivance culturelle au XXe siècle (Martin, 2000: 9). À l’époque, le pow-wow était souvent perçu par les Allochtones comme un événement traditionnel haut en couleurs, quintessence des mouvements pan-amérindiens contemporains (Hill, 1985: [n. p.]). Comme l’expliquait le commissaire Tom Hill (Seneca), pour les spectateurs extérieurs, « [i]t is an anachronism; an event filled with stereotypical clichés to entice the non-native tourist to Indian Country » (Hill: [n. p.]). Dans les photographies d’Alfred Youngman, Rocky Boy Pow-wow #2, et de Joe Fisher, Untitled, les brassards numérotés sur les bras des danseurs nous invitent à considérer l’aspect contemporain de ces événements, indiquant que les pow-wow représentent également des moments importants pour les compétitions de danse, avec l’attribution de prix pour les meilleurs danseurs. Le portait du danseur Jerry Hawpetoss (Menominee), réalisé par Jeff Thomas, est issu d’une série photographique sur les pow-wow à travers laquelle le photographe cherchait à aller à l’encontre des stéréotypes sur les danseurs traditionnels : « It was an image that was abused by photographers, stereotyped to the Hollywood image » (Thomas cité dans Hill: [n. p.]). Le recours au noir et blanc est un choix délibéré pour éviter que le regard du spectateur ne soit attiré que par les couleurs vives des costumes des danseurs (Hill: [n. p.]). Le regard franc et assuré de Jerry Hawpetoss perce l’image, évoquant la détermination du danseur comme pour nous rappeler que les pow-wow puisent leurs origines dans les sociétés de guerriers des plaines des États-Unis.
Si dans la brochure Contemporary Native American Photography la mise en valeur de l’héritage culturel est principalement abordée par les photographies de pow-wow, dans la brochure Steeling the Gaze le thème des traditions et des savoirs autochtones est plutôt intégré comme une référence visuelle ou esthétique. Par exemple, dans la série Masks d’Arthur Renwick, le photographe s’est inspiré de l’esthétique et de la symbolique des masques des Premières Nations, principalement ceux de Colombie Britannique, d’où le photographe est originaire. Les masques symbolisent la transformation et la métamorphose, ils sont l’incarnation des esprits ancestraux et représentent la nature multiple de l’être (Macnair, 1998). Cette référence nous permet ainsi d’interpréter la grimace des personnes photographiées comme un geste performatif révèlant leur propre capacité de transformation. Elles deviennent des incarnations de la multiplicité des identités autochtones contemporaines.
Dans la photographie de Jeff Thomas Le délégué sur la route 17, ceinture wampum Hiawatha, Arnprior, Ontario (2007), l’intégration des savoirs autochtones prend la forme d’une référence visuelle directe à travers le graffiti de la ceinture wampum Hiawatha en arrière-plan de l’image. Cette ceinture wampum symbolise l’unité des cinq nations qui constituaient la confédération haudenosaunee, aussi appelée iroquoise, à son origine10. Considérées comme des objets sacrés, les ceintures wampum sont notamment utilisées pour sceller des ententes et transmettre les histoires orales. Cette photographie présente une juxtaposition particulièrement intéressante entre des aspects de la tradition culturelle et ses formes contemporaines d’expression. Le graffiti, forme d’expression artistique urbaine, et la ceinture wampum, associée à des valeurs traditionnelles, figurent ici parfaitement le travail photographique de Jeff Thomas, dont l’œuvre cherche à proposer une définition contemporaine de ce qu’il appelle l’« Iroquois urbain » (Thomas, 2018). L’inclusion, en premier plan, de la statuette d’Indien peut être envisagée à la fois comme une réinscription de l’autochtone dans le paysage urbain, comme une réflexion sur l’identité des Premières Nations et sur la marchandisation des cultures amérindiennes, et comme un hommage aux artistes ayant voyagé afin de réaliser des performances et des danses pour le public allochtone. Dans une conférence donnée à l’occasion de l’exposition, Jeff Thomas établissait un parallèle entre les ceintures wampum et la photographie. Celle-ci, à l'instar des ceintures wampum, raconte toujours une histoire et commémore un moment spécifique de la vie du photographe (Thomas, 2009: [n. p.]). La photographie peut alors être envisagée comme une ceinture wampum : une archive visuelle favorisant la transmission d’une histoire ou la perpétuation de la mémoire d’un événement personnel ou collectif.
L’importance de la transmission des savoirs par les histoires orales constitue un autre thème récurrent dans les photographies des deux brochures. Par exemple, dans celle de l’exposition de 1984, la photographie de Rick Hill, Pondering my question (1972), nous invite à prendre en considération le rôle des aînés dans la transmission des savoirs. S’y trouve représenté Jake Thomas (1922-1996), un chef Cayuga respecté et considéré comme l’un des gardiens majeurs des savoirs iroquois11. Dans la majorité des sociétés autochtones, les aînés occupent une place centrale dans la mesure où ils sont des agents majeurs de la transmission des savoirs aux jeunes générations (Trépanier, 2012[2011]: 41). Un petit texte publié dans un autre catalogue d’exposition retranscrit cette anecdote racontée par Rick Hill :
Jake Thomas once told me, after a long reflection on my question, that he couldn’t tell me what I wanted to know, because there is so much more I would have to know in order to understand what he meant. (NIIPA, 1986: 25.)
Cette photographie de Jake Thomas, méditant à la question du photographe, laisse apparaître le cadre de la rencontre, un lieu d’habitation qui semble être celui du sujet, de sorte qu’on en vient à considérer que beaucoup de ses enseignements devaient être promulgués sur place, au fil de la vie quotidienne et des questions posées par les membres de sa communauté.
Une autre photographie de Rick Hill, The Flowered Path. On the way to my brother’s funeral (1971), également publiée dans la brochure de 1984, offre un second exemple de la façon dont les histoires orales peuvent influencer le travail des photographes. La femme du photographe, portant un bébé dans les bras, avance le long d’une allée au milieu d’un jardin en fleur. Les fleurs du jardin font écho aux fleurs imprimées sur la robe de la femme. Malgré l’apparente légèreté et la douceur qui émane de la photographie, du fait du motif de la fleur et du bébé, la légende de la photographie évoque un moment grave et difficile pour le photographe et sa famille. Le titre de l’image, The Flowered Path, fait référence à une histoire que Rick Hill avait entendue, selon laquelle le chemin vers l’autre monde est parsemé de fleurs (NIIPA, 1986: 28). Il écrit à propos de cette photographie :
Birth follows death. The next generation follows closely, making it’s own way, defining for themselves how they will live. […] We will all follow that path sooner or later, just as our ancestors before us. Even in the afterworld, the Iroquois will walk together as one. (Hill cité par NIIPA, 1986: 28.)
L’histoire du chemin fleuri constitue non seulement la source d’inspiration du photographe pour cette image, mais apparaît également comme un moyen d’exprimer visuellement la force du lien familial et communautaire d’une génération à la suivante.
On retrouve, dans la brochure Steeling the Gaze (2009), l’expression de ce même intérêt pour la mise en valeur de la transmission des valeurs sociales, culturelles et familiales de génération en génération. L’œuvre de Shelley Niro (Mohawk) Time Travel Through Us (1999) présente trois femmes d’âge différent, la mère et les deux filles de la photographe, serrées les unes contre les autres. La photographie, en noir et blanc, est entourée d’un cadre en bois argenté et de perlage blanc entouré de tissus couleur rose, blanc et pourpre, rappelant l’esthétique iroquoise. Au centre de l’image, la mère de la photographe tient un nid d’oiseau qui contient trois œufs, faisant écho non seulement au nombre de personnes sur le cliché mais également au nombre de générations présentes lors de la prise de vue. La fille de la photographe située derrière l’épaule gauche de l’aînée tient dans ses mains une tortue que l’on devine être un clin d’oeil au clan de la Tortue, auquel appartient la photographe. On peut également y voir un renvoi à l’Île de la Grande Tortue, expression notamment employée par les nations iroquoises pour qualifier l’Amérique du Nord. Cette photographie nous invite ainsi à considérer l’importance de la communauté et de la famille dans la construction de l’identité individuelle. Pour Taiaiake Alfred, c’est la situation d’un individu au sein d’une communauté qui fait de lui un « autochtone » :
Il est impossible de comprendre une réalité autochtone en se centrant sur des individus ou des aspects distincts de la culture en dehors du contexte communautaire. Quel que soit le degré de connaissance et d’enracinement d’un individu, il est impossible d’être véritablement autochtone sans le soutien, l’inspiration, la réprobation et le stress d’une communauté comme réalité. (Alfred, 2014: 29.)
Dans un registre similaire, le travail de l’artiste métisse Rosalie Favell interroge les problématiques de la construction identitaire individuelle et culturelle en lien avec sa propre histoire familiale. Par des photomontages qui puisent dans les images issues de la culture populaire et dans les albums de photographies de sa famille, Favell confronte les stéréotypes sur l’identité autochtone et propose des représentations imaginatives et créatives de son expérience de femme métisse contemporaine. Son œuvre intitulée Searching for my mother (2003), présentée dans la brochure Steeling the Gaze (2011), transforme la mère de l’artiste en vierge Marie par le truchement du photomontage. Celle-ci tient dans ses mains une image de Kateri Tekakwitha (1656-1680), femme religieuse Mohawk qui fut, en 2012, la première Autochtone d’Amérique du Nord à être sanctifiée. À travers cette œuvre, Favell mène une réflexion sur son identité spirituelle métissée de femme d’héritage cri et anglais ayant reçu une éducation religieuse anglicane. L’œuvre nous invite également à considérer les effets de la colonisation et l’impact de l’Église sur les spiritualités autochtones.
***
En somme, le travail des photographes autochtones explore tant le legs des représentations historiques et leur impact sur les identités contemporaines que la nature plurielle et toujours changeante de l’autochtonie en Amérique du Nord. Si, dans la brochure des années 80, la photographie servait principalement d’attestation d’une présence contemporaine, les œuvres présentées dans la brochure de 2011 exploraient plus en profondeur les potentialités du médium photographique pour réactualiser les définitions de l’autochtonie et représenter « la vaste pluralité des histoires, des cultures, des traditions et des réalités contemporaines autochtones » (Kunard: [n. p.]). Les deux brochures sont néanmoins révélatrices d’une continuité dans les problématiques abordées par les photographes. Dans un texte de 1992, Alfred Youngman écrivait que, pour apprécier l’art autochtone, il est essentiel de se familiariser avec les perspectives autochtones (Yougman, 1992: 81). Pour l’auteur, l’ouverture aux perspectives autochtones exige que le point de vue dominant soit repensé à partir de la façon dont les autochtones perçoivent leurs propres cultures, histoires, langages, religions, etc. (Youngman: 81). Un regard porté aux images réalisées par des photographes autochtones favorise un tel changement de perspective, et permet d'appréhender la diversité des visions, des expériences, des cultures et des individualités qui dessinent les contours de l’autochtonie en Amérique du Nord.
- 1. Le Indian Arts and Crafts Board est un organisme américain rattaché au ministère de l’intérieur et dont la mission principale consiste en la promotion du développement économique des communautés autochtones aux États-Unis à travers l’expansion du marché des arts et de l’artisanat autochtones.
- 2. Le Southern Plains Museum est l’un des trois musées gérés par le Indian Arts and Craft Board.
- 3. Les artistes présentés dans l’exposition étaient : KC Adams (Écossaise-Crie), Carl Beam (Ojibwe), Dana Claxton (Hunkpapa Lakota), Thirza Cutland (Crie-Écossaise), Rosalie Favell (Métisse, Crie-Anglaise), Kent Monkman (Cri-Irlandais), David Neel (Kwakwaka’wakw), Shelley Niro (Mohawk, réserve des Six-Nations), Arthur Renwick (Haisla), Greg Staats (Kanien’kehá:ka), Jeff Thomas (Onondaga) et Bear Witness (Cayuga).
- 4. Deux brochures ont été publiées dans le cadre de l’exposition, l’une en anglais et l’autre en français, chacune des brochures proposant des reproductions différentes d’œuvres ou de détails des œuvres. Au nombre de treize dans chaque dépliant, soit un total de vingt-six reproductions, le lecteur peut, malgré leur petite taille, se faire une bonne idée des œuvres et thèmes présentés dans l’exposition.
- 5. Le nombre de photographes présentés a varié au cours de la circulation de l’exposition. Elle a inclus jusqu’à une soixantaine d’entre eux avant sa présentation au Heard Museum (Phoenix, Arizona) en 1985, date à partir de laquelle leur nombre fut réduit à quinze.
- 6. Les photographes présentés dans la brochure de l’exposition sont Alfred Youngman (Cri), Rick Hill (Tuscarora-Mohawk), Kathleen Westcott (Ojibwe), Linda Lomahaftewa (Chacta-Hopi), Karita Coffey (Comanche), Jolene Rickard (Tuscarora), Joe Fisher (Blackfoot), Howard Rainer (Pueblo), Mark Hoover (Aléoute), Carm Little Turtle (Apache-Tarahumara), Joe Feddersen (Syilx), Ruth Silverthorne (Kickapoo-Salish-Kootenai), Jeff Thomas (Onondaga), Gerald McMaster (Cri) et Diane Reyna (Pueblo).
- 7. À la fin du XIXe siècle, le photographe pictorialiste Edward Curtis (1868-1952) entreprit un vaste projet photographique consistant à photographier les dernières traditions des peuples amérindiens, qui, selon la croyance populaire de l’époque, étaient sur le point de disparaître. Soutenu par John Pierpont Morgan et Theodore Roosevelt, ce projet, auquel le photographe se consacra pendant plus de 30 ans, donna lieu à la publication, entre 1907 et 1930, de The North American Indian, qui regroupait plus de 2 200 photogravures associées à des textes ethnographiques sous forme d’encyclopédie en 20 volumes. Controversé et largement remis en cause depuis les années 80, ce corpus photographique continue néanmoins d’être diffusé mondialement à travers des livres, calendriers, cartes postales et autres produits dérivés.
- 8. Cette expression est souvent associée au legs d’Edward Curtis, dont la photographie d’ouverture au premier volume de The North American Indian avait pour légende : « The Vanishing Race — Navaho ».
- 9. Traditionnellement des événements religieux ou des célébrations d’exploits guerriers, les pow-wow contemporains se sont développés sous leur forme actuelle dans les grandes plaines des États-Unis à partir de la fin du XIXe siècle, et se sont ensuite étendus à travers l’ensemble du territoire Nord-Américain dans la foulée des années 60-70 (Martin: 34).
- 10. Nommée d’après le gardien de la paix Aiionwatha (Hiawatha), cette ceinture wampum est l’une des plus importantes pour les nations iroquoises. Le symbole du milieu, en forme d’arbre, représente à la fois la nation Onondaga et l’Arbre de la Paix sous lequel furent ensevelies les armes de guerre des chefs des cinq nations. Les quatre carrés qui l’entourent représentent les quatre autres nations de la confédération à son origine : Seneca, Cayugo, Oneida et Mohawk. La nation Tuscarora rejoignit la confédération par la suite pour former la Confédération iroquoise des six nations, que nous connaissons aujourd’hui (s. a., 2018).
- 11. Un centre d’apprentissage, le Jake Thomas Learning Centre, a été créé en son hommage.