Tout photographe amateur est aujourd’hui susceptible de participer, sans le savoir, à une œuvre d’art. C’est que pour bien des artistes sévissant ces jours-ci, la production photographique mondiale est si abondante qu’il s’avère inutile d’ajouter d’autres photos à cette profusion. L’un d’entre eux, Joan Fontcuberta, affirmait récemment « que la photographie faite par les artistes est devenue ennuyeuse, que la photographie faite par les professionnels est devenue pathétique, et que, peut-être, notre seul espoir réside dans la photographie sans qualités, faite par les amateurs… » (Fontcuberta: 114). Ces artistes se contenteront donc de récupérer et de donner à voir les photographies des autres, l’acte artistique correspondant aux choix, à certaines formes de classement, de mise ensemble, de mise en scène ou en espace, d’ordonnancement pour monstration. Tous gestes qui attireront notre attention sur l’envahissement du monde par les images photographiques vernaculaires, sur leur prolifération, précisément. Des images souvent banales, de peu d’intérêt, toutes pareilles, futiles, inutiles. Peut-être, face à ce comportement artistique — plutôt répandu nous le verrons —, faudrait-il se demander s’il est utile de mimer l’inutile pour pointer l’inutile…
Le phénomène de l’invasion par l’image est pourtant loin d’être nouveau, les photographies façonnant le monde et s’accumulant dans tous ses coins et recoins depuis bientôt deux siècles. Si l’on s’en tenait, par exemple, aux supports positifs d’avant l’arrivée du numérique, on pourrait s’imaginer en extraire d’infinies quantités, oubliées ou cachées dans la plupart des habitations, de petits rectangles de papier rangés dans des boites à chaussures, plus ou moins classés par thèmes dans des albums plus jamais ouverts, ou même des diapositives empilées ou alignées dans leurs contenants à compartiments; les marchés aux puces regorgent d’ailleurs de ces amas de photos anonymes de toutes les époques, du daguerréotype à l’Instamatic, vendues par ensembles sans sens apparent, qui font les délices des collectionneurs du dérisoire.
Du papier (ou du celluloïd) aux pixels, on pourrait ainsi supposer que les pratiques n’ont pas changé et que les catégories ont toujours été poreuses. En 1853 Ernest Lacan, alors rédacteur en chef de La Lumière — première revue entièrement consacrée à la photographie (Denoyelle) —, proposait trois « esquisses physiologiques » du photographe (Lacan). Des « physiologies », ces petits livres amusants publiés surtout dans les années 1830 et 1840, décrivant les divers types de gens que l’on pouvait croiser dans les lieux publics de Paris et participant d’une certaine visualité propre à l’époque, Walter Benjamin dira plus tard qu’ils constituaient une « littérature panoramique » (Benjamin, 1979: 551). Lacan, selon ce modèle, classe donc les photographes en trois catégories, « le photographe proprement dit » qui gagne sa vie par l’exercice de la photographie, « le photographe artiste » et « le photographe amateur », ce dernier correspondant au grand amateur; l’amateur ordinaire tel qu’on le connaît aujourd’hui, qui prendra la succession de ce riche dilettante, n’a pas encore fait son apparition. À cette différence près, les photographes pourraient encore, il me semble, être considérés selon ces trois familles. Fait intéressant, l’amateur chez Lacan, « [s]achant mieux que personne tout ce qu’il y a d’enseignements dans les œuvres que les artistes d’un autre temps nous ont laissées, s’est donné la tâche difficile de les reproduire pour les répandre » (Lacan: 165). Il pourrait aussi « se charger d’une mission d’un tout autre genre », soit « rapporter dans son pays, au moyen de la photographie, tout ce qu’il venait d’admirer » lors de ses déplacements « sous le ciel poétique et lumineux de l’Orient » (166 et 165). Des comportements se rapprochant, nous pourrons le constater, de ceux des amateurs du XXIe siècle.
Les catégories pensées par Lacan sont propices à animer les réflexions que je propose dans les pages qui suivent. Revenant à quelques usages bien définis de la photographie, il s’agira de vérifier, au moins dans une certaine mesure, s’ils ont varié à travers les décennies qui nous séparent de la découverte de la photographie, afin de voir si certains d’entre eux perdurent; ceci pourrait contribuer à déplacer cette idée d’une rupture provoquée par l’arrivée des technologies numériques que d’aucuns ont annoncé, cette entrée sans retour dans l’ère post-photographique (Mitchell; Ritchin). Seront successivement examinés les usages de la photographie pour lesquels il est possible de tracer des similarités ou des continuités à travers l’histoire, puis divers types de rapports entre « photographe amateur » et « photographe artiste », eux aussi perpétuant de vieux usages — le photographe « proprement dit » faisant éventuellement quelques apparitions dans cette histoire.
L’amateur
Au XIXe siècle, le grand amateur-photographe parcourait et découvrait les continents suivant différents desseins, raisons personnelles (de loisir) ou motifs professionnels. Les explorateurs en mission n’étaient pas rares à l’époque et tous ceux qui savaient manier le lourd appareillage photographique voulaient ramener le monde à la maison. Merveilles et paysages naturels, monuments antiques ou exotiques, bâtiments et constructions en tous genres furent ainsi cadrés, prélevés, fixés, rapportés. De même, les habitants de lieux éloignés firent l’objet d’une ardente curiosité qui provoqua la prise et la mise en circulation d’un grand nombre de clichés. Officiers et scientifiques européens en mission en Afrique, en Asie ou en Océanie, militaires partis à la découverte de l’intérieur des territoires du Nouveau monde, aventuriers commandités par les empires occidentaux produisirent en masse des « types anthropologiques » ou des « scènes ethnographiques » (Tissier et Stazak). Ces photographies servirent divers buts ou remplirent divers usages, dont le moindre n’était pas la classification des habitants du monde en grilles évolutives devant démontrer la suprématie des nations dont étaient généralement issus les photographes amateurs eux-mêmes. Les photographes « proprement dits » prirent part au mouvement, partant en expédition ou captant les scènes de leurs propres pays, faisant commerce, dans leurs studios, d’images « exotiques » qui seraient collectionnées et rangées dans des cabinets et des albums par un autre type d’amateurs qui, eux, ne photographiaient pas mais amassaient fièrement les images du monde, les images de l’Autre.
Une image du monde s’est ainsi composée par les images photographiques, chacun pouvant parcourir ou commander du regard, sans bouger de son fauteuil, des distances de plus en plus grandes, la connaissance de toutes les choses du monde pouvant, on n’en doutait pas, être à la portée de tous, ce qu’Oliver Wendell Holmes (1861: 114-115) exprimait en ces termes :
… ces spectacles, collections d’Alpes, de temples, de palais, de pyramides, vous sont offerts pour une bagatelle, prêts à être emportés chez vous, pour que vous puissiez les regarder à loisir, au coin du feu, par un beau temps perpétuel, quand vous en sentez l’envie, sans attraper froid, sans avoir à suivre un valet-de-place, dans n’importe quel ordre — d’un glacier au Vésuve, du Niagara à Memphis —, aussi longtemps que vous voulez, et en vous interrompant aussi soudainement que vous le voulez…
Éventuellement le « voyageur casanier » (Bayard: 15) sortira de chez lui, ira prendre ses propres photographies. Ce voyageur, d’abord immobile puis se mettant en mouvement, s’adonne en fait au tourisme, autre invention du XIXe siècle, indissociable de la photographie et de sa popularisation vers la fin du siècle (Urry; Paquet, 2009). Si les voyages effectués suivant des itinéraires convenus, comme l’illustre Grand Tour pratiqué par les élites à partir du XVIIe siècle, ne sont pas choses nouvelles, le tourisme comme on le connaît — loisir organisé ou tourisme de masse — naît au XIXe siècle. Le terme tourisme lui-même s’invente d’ailleurs au XIXe siècle, en 1811 en anglais et en 1841 en français, selon le Grand Robert, non sans une certaine connotation péjorative... L’activité touristique se répandra jusqu’à devenir, deux siècles plus tard, le loisir le plus prisé de ce qu’il est désormais convenu d’appeler la « classe moyenne »; et le touriste, ce photographe amateur pouvant rapporter chez lui tout ce qu’il vient d’admirer « sous le ciel poétique et lumineux d’Orient » ou sous tout autre ciel, passera des procédés argentiques à la photographie numérique sans même y penser. Au XXIe siècle, une forme singulière de pillage dont l’origine remonte au XIXe, est devenue commune et incontournable, les collections personnelles d’images de l’Autre et de l’Ailleurs sont monnaie courante, et d’autant plus faciles à cumuler qu’elles peuvent être désormais stockées dans de simples cartes mémoire.
À l’avènement de la photographie, une géographie caractéristique s’est ainsi installée, supposant qu’à partir d’un seul lieu on aurait un accès visuel à tous les endroits du monde; c’est précisément ce qui émerveillait Oliver W. Holmes. Le vœu de Louis de Cormenin, que l’héliographie « nous rapporte l’univers en portefeuille » s’exauçait (de Cormenin: 124). De même, la possibilité d’arrêter le temps, d’en fixer le moindre instant, autorisait à dire ou à faire l’histoire autrement. La véracité de la photographie étant impossible à mettre en doute — « l’œuvre accomplie par le soleil » (Janin: 48) —, des preuves d’événements passés enfin existeraient et ceux-ci, d’une certaine façon, se télescoperaient, le passé soudain surgissant dans le présent (Benjamin, 2000: 432). Les petits rectangles de papier, présents et tangibles ici et maintenant, tenaient et contenaient tous les ailleurs, bien des naguères et quelques jadis, en une compression de l’espace-temps ou une « conjonction illogique » (Barthes: 47). L’image photographique, en fait, ne venait que répondre à un double désir, de plus en plus pressant depuis la fin du XVIIIe siècle, de tout connaître du monde d’une part et d’arrêter le temps afin d’acquérir une perception instantanée d’autre part.
La photographie, par sa faculté d’« écartement » de l’instant (Marin: 15), montrait qu’il est à la fois toujours trop tôt et toujours trop tard (de Duve: 1222). Peut-être le présentisme qui semble affliger notre époque serait-il issu de cette cruelle spatio-temporalité, une impossibilité portée ou inventée par la photographie? La propagation des images s’étant radicalement intensifiée, les lieux maintenant s’entassent, s’empilent et se repoussent infiniment les uns les autres sous nos yeux, alors qu’il est permis de croire à un épaississement du présent (Hochman et Manovich, 2013; Groom, 2013; Ross, 2012), un présent à facettes multiples fait de représentations et perpétuellement actualisé, les images fixes devenues, en quelque sorte, mobiles et omniprésentes : « [I]t is no longer clear “where” the image is. Online, there is no point at which the image ends; rather there is an endless succession of temporary constellations of images » (Rubinstein et Sluis: 30).
L’album
L’album, comme le cabinet, est ce lieu de mémoire où le temps figé est préservé, où l’espace fragmenté se réassemble pour former des géographies personnelles. On y classe les photographies de voyage, celles des événements et des moments marquants, des petits rituels de la vie. Les destinations dépeintes, tout comme les moments inoubliables qui s’y retrouvent fixés sont, à peu de choses près, les mêmes pour tous. Cela relève du paradoxe par lequel la photographie vernaculaire présente à la fois un caractère privé, c’est-à-dire personnel et intime, et public par sa qualité de convention culturelle (Zuromskis: 8). Pierre Bourdieu, dans l’une de ses contributions à l’ouvrage Un art moyen, qu’il a dirigé, justement intitulée « La définition sociale de la photographie », souligne cette banalité :
[…] du fait qu’il n’est guère de photographie qui ne paraisse faisable ou même toujours déjà faite à l’état virtuel — puisqu’il suffit d’une simple pression sur un déclic pour libérer l’aptitude impersonnelle qui définit l’appareil —, on veut que la photographie trouve sa justification dans l’objet photographié, dans le choix de le photographier ou dans l’usage éventuel de la photographie […]. (Bourdieu, 1965a: 114.)
Si, au moment de la parution du livre en 1965, les photographies ne semblaient que faisables ou virtuellement toujours déjà faites, on pourrait affirmer sans trop de crainte qu’elles sont aujourd’hui toutes déjà faites; cela qui semble motiver les artistes à recycler les images des autres. Les usages des photographies auxquelles Bourdieu fait allusion sont la conservation de la mémoire, individuelle ou familiale — cela étant, du coup, susceptible de soulager l’anxiété liée au passage du temps (Bourdieu, 1965b: 33) —, la monstration à autrui et la collection, associées aux rituels (passages importants de la vie, etc. (1965a et b)). Certaines photographies, celles prises lors de voyages par exemple, seraient garantes de prestige social; aussi, pour l’amateur sérieux une certaine virtuosité pourrait venir avec la pratique de la photographie, ouvrant sur de petites prétentions à l’art (1965b). L’ouvrage dirigé par Bourdieu, fruit de recherches commandées par la firme Kodak-Pathé et coïncidant avec la mise en marché de l’Instamatic, appareil instantané à chargement instantané avec ses pellicules encloses dans des cartouches de plastique3, mérite d’ailleurs d’être relu à la lumière des pratiques actuelles de la photographie amateure, dans la mesure où les usages qui y sont énumérés correspondent à bien des égards à ce que l’on retrouve, par exemple, sur Facebook. Cette plateforme constitue toujours, et de loin, le plus large bassin de photographies domestiques numériques où l’on offre à la vue de tous (ou presque) des portraits individuels ou de famille, des photographies de petits événements quotidiens, de voyages récemment effectués, et ainsi de suite.
Bourdieu soutient que la photographie populaire ne commande l’intérêt que par son référent : « [a]rt de l’illustration et de l’imagerie, la photographie se réduit au projet de faire voir ce que le photographe a choisi de faire voir et dont elle devient, si l’on peut dire, moralement complice puisqu’elle approuve et atteste ce qu’elle montre » (1965a: 123). Malgré tout ce que l’on a pu dire au sujet de la facilité de manipulation de la photographie numérique4, cet état de fait tient encore aujourd’hui, particulièrement dans les réseaux sociaux : nul ne songe à contester la véracité des petits événements que les images rapportent ou des objets qu’elles montrent. Et, dit toujours Bourdieu, « le ‘goût barbare’ qui fait de l’intérêt sensible, informatif ou moral, le principe de l’appréciation, refuse avec la dernière vigueur l’image de l’insignifiant et, ce qui revient au même dans cette logique, l’insignifiance de l’image » (1965a: 127); les images insignifiantes étant « dans cette logique » et contrairement à ce que l’on pourrait croire, des photographies à tendance abstraite ou sur lesquelles on ne reconnaît rien (1965a: 128-129) et non pas des clichés montrant des petits faits quotidiens ou futiles qui n’intéressent personne.
Cette attitude fondamentale, voulant que « le jugement porté sur la photographie ne dissocie aucunement l’image de l’objet et l’objet de l’image » (Bourdieu, 1965a: 129), expliquerait vraisemblablement que, bien que ceux et celles qui exposent leurs images sur certains réseaux sociaux orientés vers le partage d’images comme Flickr soient avant tout amateurs de « belle » photographie, ils se regroupent très souvent en communautés autour d’objets particuliers : les paysages en tous genres, les villes du monde, les fleurs, les hôtels abandonnés, les pianos abandonnés (!) et, oserais-je le dire… les chats5. Cet album mondialisé que forme le web, et plus particulièrement des sites comme Flickr, présentent ainsi, au-delà des photos personnelles qui y sont déposées en quantité6, de vastes collections, pour ainsi dire collectives, de photographies du monde entier — le monde y est représenté par les clichés de ses lieux et ses paysages bien entendu, mais aussi par la provenance des images, Flickr réunissant des membres de 63 pays (on constate que l’amour des chats ne connaît pas de frontières). En outre, certains amateurs sérieux de la communauté Flickr suivant le conseil donné jadis par Ernest Lacan, se sont donné « la tâche difficile de […] reproduire, pour les répandre », les œuvres d’art. Nombreux sont les groupes s’intéressant à l’art public, au street art et aux travaux artistiques en tous genres, y compris les plus traditionnels et les plus canoniques.
Lorsque Bourdieu et ses collègues bouclent leur enquête, la pratique photographique est très loin d’être aussi répandue qu’elle ne l’est aujourd’hui mais elle est déjà pour ainsi dire universelle. L’imagerie numérique a certes facilité l’accès à la photographie, mais cela s’est fait suivant une tendance qui se dessinait déjà, avec quelques moments d’accélération — assez généralement provoqués, d’ailleurs, si l’on excepte les percées de Polaroid, par la mise en marché d’innovations par la firme Kodak qui, paradoxalement, manqua totalement le virage numérique —, l’engouement pour la photo n’ayant jamais connu de réel fléchissement. Or, nous en serions aujourd’hui arrivés, grâce en grande partie au web dynamique (web 2.0) à une « révolution des amateurs » ou au « temps des amateurs », moment où ceux-ci, tout en étant à même de diffuser très largement leurs photographies, se font aussi producteurs (Gunthert, 2009).
Avec l’arrivée de la photographie numérique, le nombre d’amateurs s’est donc rapidement multiplié et l’album s’est mondialisé. D’un côté, les photos ordinaires du quotidien sont visibles par milliards, et de l’autre bien des amateurs présents dans le web cherchent à faire ou revendiquent une photographie artistique, à la fois techniquement contrôlée et porteuse d’une vision esthétique. Il suffit de flâner un peu du côté de Flickr ou d’Instagram pour s’en convaincre. Si les membres de Flickr peuvent se considérer comme des amateurs sérieux, Instagram ressemble plus à un club social où la photographie devient (matière à) conversation7. Et les dispositifs sociotechniques qui forment et informent la pratique des amateurs ont curieusement tendance à rappeler les activités anciennes, le voyage en fauteuil notamment, mais parfois de bien étrange façon. Panoramio — l’un des nombreux segments de l’empire Google — en est un bel exemple qui, sous la devise « Share and explore the world in photos » fait d’une pierre deux coups, mettant le touriste moyen au service du voyageur casanier. Chacun est invité à y charger ses photos, qui iront s’incruster sur des cartes géographiques, à l’endroit même où elles ont été prises. Ces photographies peuvent également être rendues visibles dans Google Earth, pour peu que l’on active la fonction « Panoramio ». Le voyage immobile est devenu, au XXIe siècle, chose très perfectionnée et très… participative. « En définitive, les frontières entre production et réception s’effacent, comme entre le spectacle et la vie » (Flichy, 2010: 428).
L’artiste (et l’amateur)
Les amateurs sont enrôlés par les géants du web, mais aussi par les artistes, comme je l’ai signalé plus haut. Étudiant les mœurs des « photographes artistes » au regard de la photo d’amateurs, on remarque qu’ils sont nombreux à se plonger — ou à se perdre — dans cette archive universelle qu’est devenu le web. Notons au passage que l’idée d’une telle archive était déjà présente au XIXe siècle; dans un texte de 1859, Holmes l’avait émise à propos d’hypothétiques collections de stéréogrammes et de leur arrangement en un système d’échanges général (Holmes, 1859: 819). Jorge Ribalta a plus tard usé de l’expression « archive universelle » pour décrire l’utopie photographique moderne (Ribalta).
Les artistes traquent donc les photographies des autres; plusieurs d’entre eux déambulent — il serait plus juste de dire flottent ou dérivent (Paquet, 2015) — dans le web où ils capturent les images par divers moyens. Certains toutefois écument encore les marchés aux puces. La première manière, et la plus répandue semble-t-il, d’utiliser les images trouvées est de les classifier, les ordonner, comme si ce besoin profond, typique du XIXe siècle, ressurgissait devant un monde plus que jamais rempli et composé d’images désordonnées. Les artistes classent de diverses façons, des plus évidentes aux plus farfelues. J’en donne ici quelques exemples plutôt canoniques; il serait aisé d’en citer d’autres tant ils sont nombreux.
Penelope Umbrico s’intéresse à des catégories précises de choses, accumulant les couchers de soleils tirés de Flickr, les téléviseurs à vendre sur Craigslist, les images de livres utilisés comme piédestaux trouvées dans des revues et des sites de décoration intérieure, etc. Joachim Schimd a rassemblé en 96 petits livres des collections de photographies trouvées d’objets usuels et plutôt banals, classés par désignations, elles-mêmes ordonnées par ordre alphabétique, des repas de compagnies aériennes (Airline meals) aux « Vous êtes ici » (You are here). L’ensemble porte le nom, pour le moins approprié, de Other People’s Photographs (2008-2011). Dina Kelberman enfile ses découvertes photographiques (parfois vidéographiques) selon des similitudes de couleurs et de formes, passant par exemple des chaussures de poupées aux appareils auditifs aux emporte-pièces à la pâte à tarte colorée… Erik Kessels propose diverses catégories dont les plus intrigantes sont In almost every picture et Useful photography. Encore ici il s’agit de petits livres, de recueils d’images toutes semblables par leurs thèmes : Useful photography 2 présente des photos repiquées dans des sites d’enchères en ligne; Useful photography 7 rassemble des photographies d’inconnus (il y a même un chien) avec des trophées de toutes sortes; et ainsi de suite. Arrivée à ce point, il est difficile de résister à l’envie de revenir à la taxinomie dont Borges fait état, au sujet d’animaux, reprenant écrit-il les « catégories ambiguës, superfétatoires, déficientes […] que le docteur Frank Kuhn attribue à certaine encyclopédie chinoise intitulée Le marché céleste des connaissances bénévoles » (Borges: 141), que Foucault rapportera en ouverture de son Les mots et les choses. Du texte profondément réjouissant (ou anxiogène?), fameux mais longtemps introuvable de Borges, je citerai tout de même un passage. Le titre du texte est « La langue analytique de Wilkins » et Borges y énumère différentes manières de « morceler l’univers » en classements chaotiques :
Considérons la huitième catégorie, celle des pierres, Wilkins les divise en pierres communes (silex, gravier, ardoise), moyennement chères (marbre, ambre, corail), précieuses (perle, opale), transparentes (améthyste, saphir) et insolubles (houille, glaise et arsenic). La neuvième catégorie est presque aussi alarmante que la huitième. Nous y découvrons que les métaux peuvent être imparfaits (vermillon, mercure), artificiels (bronze, laiton), récrémentitiels (limaille, rouille) et naturels (or, étain, cuivre). (Borges: 141.)
Il est vrai que le cyberespace est rempli de collections aux arrangements aussi curieux que ceux dont parle Borges et que les artistes s’emploient à la reproduction de pratiques généralisées, imitant en cela les amateurs eux-mêmes. Ces derniers ratissent le web et épinglent sur Tumblr ou Pinterest des séries d’images, souvent des photographies d’œuvres d’art d’ailleurs, suivant des dispositions et sous des titres parfois douteux — par exemple ce « Fuck Yeah Impressionnism » quelque peu alarmant, pour reprendre le terme de notre auteur argentin. Une sorte de réciprocité, ou de jeu d’imitation circulaire semble s’établir, les images d’artistes renvoyant aux images des épingleurs qui eux mêmes reprennent les images des artistes et ainsi de suite. De plus, les artistes utilisent, tout comme les amateurs, des moteurs ou des réseaux comme Google, Wordpress ou Tumblr.
Il est d’autres artistes qui, à l’image des flâneurs du XIXe siècle dont certaines « physiologies » ont rapporté les comportements10, arpentent le web pour y saisir des images photographiques. C’est le cas de Jon Rafman, qui déambule dans Google Street View pour y découvrir des moments ou des situations insolites (Proulx, 2013). Son travail s’apparente non seulement à celui des amateurs-explorateurs ou des touristes, rapportant l’Autre et l’ailleurs à domicile, mais aussi à celui de ces photographes documentaires qui n’ont cessé de poser un regard singulier sur le monde, pratiquement depuis l’avènement de la photographie. Andreas Rutkauskas, quant à lui, part en reconnaissance dans Google Earth où il prend des « photographies » de paysages des Rocheuses — vieille habitude des photographes canadiens, amateurs, artistes ou « photographes proprement dits » qui n’ont cessé de s’y rendre depuis l’ouverture du territoire. Notant les latitudes et longitudes des paysages prélevés dans Google Earth, Rutkauskas se rend ensuite sur les lieux physiques, question de reproduire le cliché sur le motif, à la chambre grand format, selon la tradition paysagiste en photographie. Curieux allers et retours, de copies en reproductions.
Un dernier artiste touriste retient l’attention, par son refus de reproduire les photographies des autres. Philipp Schmitt a construit un appareil photo qui s’auto-localise par GPS, afin de vérifier la quantité d’images « géotaggées » qui ont été mises en circulation par les internautes. Pointant son objectif sur un motif quelconque, cette Camera Restricta peut décider que le lieu dont on souhaite prendre une photographie a été trop représenté; elle se bloque alors, empêchant la captation : « Camera Restricta could be a controversial tech product, promising unique pictures by preventing the user from contributing to the overflow of generic digital imagery. » (Schmitt.) Le créateur est optimiste, puisqu’au contraire de ses collègues, il semble supposer que les photographies du monde n’ont pas toutes toujours déjà été faites.
Tous artistes?
Si la quantité d’images en circulation a augmenté de façon affolante, les comportements, eux, n’ont pas tant varié, on le constate. Les amateurs, quoique plus producteurs et plus nombreux, reproduisent toujours les œuvres d’art et les lieux du monde. Ils ont également, de maintes façons, pris le relais des photographes « proprement dits ». En août 2005, témoignant d’un phénomène alors émergent, celui des photos, des vidéos, des blogs d’amateur mettant en péril le monopole des médias sur l’information, le quotidien Libération titrait « Tous journalistes11? ». Aujourd’hui avec le web dynamique, peut-être devrions-nous poser la question : « tous artistes? » La photographie, longtemps le plus précaire ou le plus déprécié des arts, a fini par s’immiscer partout, jusque dans l’art, très certainement parce que les pratiques amateures l’ont colonisé ou phagocyté, surtout depuis les années 60 —,les artistes ayant, eux aussi, apprécié l’Instamatic. Les strictes divisions entre « goût barbare » et « art d’élite » pourraient être en train de s’effilocher sérieusement. Il serait également pertinent de nous demander si nous ne sommes pas devenus « tous des touristes? ». Tous touristes (ou souhaitant l’être), artistes comme amateurs, dans un monde réel, matériel, périssable et instable, dont on veut multiplier infiniment l’image; touristes aussi à l’intérieur d’un monde entièrement constitué d’images. Un nouveau monde qui n’est que le reflet mille fois dupliqué, fragmenté et réassemblé de l’autre.
S’il est possible d’affirmer que l’image numérique ne constitue pas une rupture, la photographie restant cet exercice de reproduction des œuvres, de reproduction des lieux du monde, pour les « répandre » ou pour les rapporter chez soi, il y a toutefois lieu de s’inquiéter d’un (dés)ordre du monde que révèle la prolifération des classements idiosyncrasiques ou des classifications borgésiennes, dont je n’ai donné ici qu’un aperçu, dans cet espace autre, mais de plus en plus profondément intriqué dans notre quotidien, que forment les cyber-réseaux.
Ce texte de Borges m’a fait rire longtemps, non sans un malaise certain et difficile à vaincre. Peut-être parce que dans son sillage naissait le soupçon qu’il y a pire désordre que celui de l’incongru et du rapprochement de ce qui ne convient pas; ce serait le désordre qui fait scintiller les fragments d’un grand nombre d’ordres possibles dans la dimension, sans loi ni géométrie, de l’hétéroclite; et il faut entendre ce mot au plus près de son étymologie : les choses y sont « couchées », « posées », « disposées » dans des sites à ce point différents qu’il est impossible de trouver pour eux un espace d’accueil, de définir au-dessous des uns et des autres un monde commun. (Foucault: 9.)
Une angoisse ou un soupçon qu’ensemble photographes artistes et photographes amateurs semblent signaler ou vouloir signifier, à des degrés de candeur ou de distance critique divers.
- 1. « Ces livres sont faits d’une série d’esquisses dont le revêtement anecdotique correspond aux figures plastiques situées au premier plan des panoramas, tandis que la richesse de leur information joue pour ainsi dire le rôle de la vaste perspective qui se déploie à l’arrière plan. » (Benjamin, 1979: 55.)
- 2. De Duve (122) : « …it is the sudden vanishing of the present tense, splitting into the contradiction of being simultaneously too late and too early, that is properly unbearable ». Et Marin (13) : « L’instant, un idéal; l’instant, une illusion, une évanescence, pur effet hallucinatoire dont l’enregistrement ne fixe peut-être que son propre leurre, comme le prestidigitateur ne peut tirer le lapin de son chapeau que parce qu’il y a mis; être impossible de l’instant dont l’instantané ne capterait jamais que le reflet de son impossibilité visuelle — c’est-à-dire son invisibilité. »
- 3. Dans les années 60, les publicités de la firme Kodak pour l’Instamatic insistent toutes sur la simplification du chargement grâce à ces nouvelles cartouches.
- 4. Rien de nouveau encore une fois. Holmes, notamment, le signalait en 1861 (112-113) : « Une simple image photographique peut être manipulée. On a vu des portraits de dames sortir de l’atelier du retoucheur plus jeunes de dix ans que lorsqu’ils étaient sortis de l’appareil. » La retouche n’ayant jamais empêché personne de croire en la véracité de l’image photographique (voir aussi Stiegler).
- 5. Le nombre de groupes Flickr dont le nom comporte le mot « cat » semble infini. Quelques exemples : Cats at Christmas, Narcissistic Cats, Cats Named Mick or Mickey, Cats and Sunset…
- 6. « Si la photographie a toujours été liée aux souvenirs personnels et aux moments forts de la vie, elle est aujourd’hui de plus en plus associée aux activités quotidiennes ». (Flichy, 2010: 26.)
- 7. Au sujet de cet aspect conversationnel de la photographie numérique, voir André Gunthert, « La révolution de la photographie vient de la conversation ». En ligne : http://culturevisuelle.org/icones/2456. Voir aussi Beuscart (2009).
- 8. [Je souligne.]
- 9. « […] there must be arranged a comprehensive system of exchanges, so that there may grow up something like a universal currency […] » (Holmes, 1859: 81.)
- 10. Un exemple, en ligne (Bibliothèque nationale de France) : Physiologie du flâneur par M. Louis Huart avec des vignettes de MM. Alophe, Daumier et Maurisset, Paris, 1841. http://gallica.bnf.fr/ark:/12148/bpt6k124722c
- 11. Voir aussi l’article de A. Gunthert, « Tous journalistes? Les attentats de Londres ou l’intrusion des amateurs ». En ligne : http://www.arhv.lhivic.org/index.php/2009/03/19/956-tous-journalistes