If orientation is a matter of how we reside in space, then
sexual orientation might also be a matter of residence, of how
we inhabit spaces, and who or what we inhabit spaces with.
Sara Ahmed1.
Depuis quelques décennies, un nombre grandissant de théoriciens et de praticiens ont discuté l’impact du genre et de la race sur la profession et l’étude de l’architecture, incluant les discriminations basées sur ces considérations identitaires, le fameux « plafond de verre » (Berkeley et McQuaid; Scott Brown; Vytlacil; Travis; Ahrentzen et Anthony; Frederickson; Groat; Ahrentzen, 1996; Grant; Adams et Tancred; Anthony; Ahrentzen, 2003; Gürel et Anthony). Cependant, comme le notent Sharon Haar et Christopher Reed (1996: 270), le conservatisme de la profession a fait en sorte que ces questions n’ont été abordées que très tard par des architectes, alors qu’elles étaient centrales au postmodernisme dans le reste de la société. Ces avancées restent très rares en architecture et, comme le souligne Beatriz Preciado, « architects have continued these past 20 years to ignore the epistemological transformations and the critical turn taking place in contemporary queer, transgender, and crip movements, and […] have acted as if the ongoing transformation of sexual and somatic politics were just a minor detail within a new peak of architectural production at the global scale » (121). Les questions liées aux relations entre le milieu bâti et l’orientation sexuelle et l’identité de genre restent donc peu étudiées, peut-être en raison de leur relative invisibilité et des conséquences discriminatoires moins clairement identifiables, bien que l’architecture représente une force importante dans la construction et la performance du genre (Adams, 2010b: 82). La montée des politiques identitaires et le développement subséquent de la théorie queer2 a pourtant eu une influence sur les recherches liées à l’intersection de la sexualité et de l’environnement bâti. Ces recherches ont cependant été complètement négligées par la théorie du design d’intérieur et de l’architecture francophone. Cet article permettra de montrer que leur potentiel reste encore à exploiter, autant dans l’enseignement et l’étude que dans la conception de l’environnement bâti.
Cet article recense et démontre l’importance des théories queers de l’espace pour la pratique et l’étude des disciplines du design. Une brève introduction aux critiques féministes de l’architecture et une présentation des différentes acceptions du terme queer permettent d’abord de comprendre l’émergence des théories queers de l’espace. L’article expose ensuite les remises en question des visions binaires (public-privé, féminin-masculin) de l’architecture effectuées par les théoriciens féministes et queers ainsi que leur apport à la conception de milieux habités. Finalement, malgré l’aspect inclusif de la théorie queer, certaines limites sont identifiées, en ce qui concerne son efficacité à remettre en question l’influence de la classe sociale, de la race et du genre sur l’accessibilité à l’architecture.
Des sphères séparées : la remise en question féministe des limites entre privé et public
Toute discussion de la relation entre l’architecture et le genre et la sexualité nécessite d’abord de déconstruire les visions binaires qui sont omniprésentes dans la théorie architecturale. Comme le suggère l’architecte Joel Sanders, l’opposition privé-public est fondée sur un a priori de dualisme spatial genré, celui de l’intérieur et de l’extérieur : « architecture’s bounding surfaces reconsolidate cultural gender differences by monitoring the flow of people and the distribution of objects in space » (1996: 17). Cette vision repose entre autres sur la théorie des sphères séparées. Cette dernière renvoie à une description d’Alexis de Tocqueville de la société américaine du XIXe siècle où la femme est « [renfermée] avec soin […] dans le petit cercle des intérêts et des devoirs domestiques, et qui lui défend d’en sortir » (de Tocqueville, cité dans Kerber: 30). Redécouverte dans l’après-guerre, cette théorie est évoquée par des théoriciennes féministes afin de décrire « a historically constituted ideology of gender relations that holds that men and women occupy distinct social, affective, and occupational realms. According to this separate spheres metaphor, there is a public sphere inhabited by men and a private sphere inhabited by women » (Davidson et Hatcher 2002: 7). Même si cette théorie traduit tout d’abord un fait social et politique, les déterminations spatiales de celle-ci ont tôt fait d’influer sur notre compréhension de l’architecture et du rôle des architectes, designers d’intérieur et clients.
L’association du domestique avec la féminité a aussi relégué un grand nombre de femmes pionnières du design et de l’architecture à la seule conception d’espaces intérieurs (Wright; McNeil; Adams et Tancred; Martin et Sparke). Cependant, comme le souligne Jasmine Rault (2010: 189-190), cet accès refusé à l’architecture institutionnelle leur a cependant permis de prendre les devants dans les débats modernes sur l’espace domestique, un thème au cœur des désirs modernes hygiénistes de production de nouveaux individus. De même, Dolores Hayden a montré comment les féministes matérialistes de la deuxième moitié du XIXe siècle avaient travaillé à une socialisation de l’espace domestique, à la création de lieux de mise en commun des expériences domestiques, afin d’en gagner le contrôle de son utilisation. S’intéressant à la génération suivante, Alice Friedman a souligné le rôle des clientes dans la création du canon moderne, étendant son argument à la sexualité en soulignant les possibilités accrues pour des personnes en dehors de l’hétéronormativité de concevoir et d’habiter des espaces domestiques innovants qui rompent avec des configurations traditionnelles, afin de mieux s’adapter à leurs besoins. Dans les années 70, la remise en question féministe des approches traditionnelles en architecture s’est aussi matérialisée dans la WSPA (Women’s School of Planning and Architecture, 1974-1981), un collectif non hiérarchique et expérimental dédié à l’éducation au design et à l’aménagement pour les femmes. L’approche collective de la WSPA a aussi marqué d’autres pratiques qui ont également choisi de suivre cette tradition de socialisation afin de confronter les structures sociales, spatiales et économiques qui limitent l’accès de certains groupes à l’architecture et à l’espace public. Par exemple, la Matrix Feminist Architectural Co-operative (1980-1995) a développé des services axés sur l’accessibilité du design pour tous par le biais de publications et de services gratuits. Plus récemment, Muf architecture/art (depuis 1994) s’est engagé dans la conception d’espaces publics en collaboration avec la communauté, favorisant le partage à travers des gestes à petite échelle, par exemple dans le quartier de Dalston à Londres (Shonfield; Brown). Si le rôle des femmes architectes s’est aujourd’hui étendu, plusieurs soulignent encore les conditions qui restreignent l’accès des femmes et d’autres minorités à la profession (McCorquodale, Ruedi et Wigglesworth; Booth; Hughes; Adams et Tancred; Durning et Wrigley; Anthony). Finalement, comme le soulignent Sanders (2004), Matthews et Hill, ou Potvin (2016), cette vision genrée du design a aussi marqué les liens entre les disciplines du design d’intérieur et de l’architecture, tant dans les opportunités offertes aux designers que dans les stéréotypes genrés et sexualisés associés aux deux disciplines, ce qui reste cependant peu discuté.
Queer : identité, mouvement ou théorie?
Les théories queers de l’espace sont apparues à la suite des, mais aussi en réaction aux, théories féministes. Cependant, le terme queer lui-même a des significations variées, lesquelles déterminent la diversité des interprétations rencontrées dans les théories de l’espace et de l’architecture. Utilisé d’abord de manière péjorative, le terme queer a été récupéré positivement à partir des années 80 afin de décrire un mouvement politique activiste et une approche théorique réfractaires aux catégorisations, avant de devenir, paradoxalement, un terme décrivant une variété de catégories identitaires. Les différences entre ces définitions sont aussi visibles dans les discussions divergentes autour de l’espace queer.
La première définition vient du mouvement activiste radical queer qui émerge à partir du milieu des années 80 et est en lien avec la récupération positive du terme queer utilisé jusqu’alors pour se moquer des personnes ayant des désirs ou des relations sexuelles avec les personnes du même sexe afin d’utiliser le pouvoir sociopolitique de cette récupération pour rejeter les identités de genre traditionnelles. Ce mouvement radical réagit alors à un affaiblissement perçu des mouvements féministes lesbiens et de libération homosexuelle des années 70, mais aussi à l’homophobie renforcée suite à l’apparition du SIDA. Le mouvement est critique de la couverture de l’épidémie par les médias et le gouvernement américain, mais aussi par une certaine frange des communautés lesbiennes, gaies, bisexuelles et transsexuelles et transgenres (LGBT) considérée comme conservatrice et normative. Avec le temps, la lutte contre une normativité oppressive a mené à un élargissement des revendications des questions de genre et de sexualité vers une position anti-capitaliste et anti-oppression.
Vers la fin des années 80, le terme intègre la sphère universitaire avec le développement de la théorie queer. Le terme apparaît formellement sous la plume de Teresa de Lauretis dans son introduction au numéro spécial « Queer Theory : Lesbian and Gay Sexualities » de la revue féministe Differences, où elle décrit une reconsidération radicale de la sexualité hors de la dichotomie présentée par la matrice hétérosexuelle, un concept développé par Judith Butler. En parallèle avec les revendications des mouvements queers radicaux, mais aussi inspirés par le féminisme, les études de genre et les études gaies et lesbiennes, des philosophes, théoriciens littéraires et historiens comme Butler, Eve Kosofsky Sedgwick (1985, 1990) et David Halperin (1990) suggèrent de nouvelles façons de réfléchir aux identifications et aux performances de genre et sexuelles. Ils s’inspirent entre autres du travail de Michel Foucault sur la sexualité afin de penser au-delà des identités, comprises comme des catégories d’individus, et des actes, en l’occurrence les pratiques sexuelles. La théorie queer est aussi marquée par la théorisation de Butler de la notion de performativité en lien avec le genre et la sexualité, à la suite des réflexions de Jacques Derrida inspirées du concept d’« énoncé performatif » de John Langshaw Austin. Butler parle du genre et de la sexualité non pas comme de l’essence exprimée de l’identité d’une personne, mais plutôt comme des performances répétées continuellement, comme d’une répétition stylisée d’actes (Butler 1988, 1990). La théorie queer est donc moins un discours sur l’identité qu’une critique des politiques identitaires conventionnelles. Cette compréhension du concept permet à Halperin de définir queer comme étant « whatever is at odds with the normal, the legitimate, the dominant » (1995: 63). Il ajoute : « There is nothing in particular to which it necessarily refers. It is an identity without an essence […]. » (1995: 63.) Cela permet d’ouvrir son utilisation à l’extérieur des domaines du genre et de la sexualité. Le potentiel de cette théorie a ainsi pu être utilisé dans de nombreuses disciplines, afin de refuser des concepts binaires et des limites tranchées, mais aussi afin de déconstruire les liens serrés entre les identifications personnelles et collectives et les sujets d’étude. En architecture, elle permet entre autres de rejeter les visions normatives d’espaces féminins et masculins, mais aussi de se questionner sur l’impact des identifications sur la conception et l’utilisation d’espaces pour penser les espaces architecturaux comme étant plus qu’une somme de décisions formelles et fonctionnelles. Considéré ainsi, l’environnement bâti matérialise un réseau de relations entre concepteurs, clients et utilisateurs permanents et temporaires qui tient compte de leurs expériences sociales, politiques et historiques. Comme le montrera la suite de cet article, c’est cette définition du terme queer qui mène aux plus riches réflexions sur l’espace queer.
Une définition plus récente, mais aussi plus répandue dans les discours populaires, est un terme parapluie regroupant une variété de catégories identitaires non hétérosexuelles ou non cisgenres. Selon cette définition, queer inclut, entre autres, les personnes LGBT; la plupart du temps, cet usage normalise les catégories identitaires, s’éloignant de l’aspect radical des mouvements activistes. Le terme est aussi utilisé parfois pour définir les personnes qui refusent de s’identifier à de telles catégories; une variation, genderqueer, insiste sur le refus de s’identifier à un genre ou à une orientation sexuelle spécifique, physiquement et mentalement.
Théories queers de l’espace : déconstruire des visions binaires
En architecture, après les percées féministes des années 70, une lecture post-structuraliste du genre et de la sexualité associée à un questionnement des structures de pouvoir est apparue dans les années 80 dans le travail d’architectes et d’historiens tels que Mark Robbins (1992) ou Beatriz Colomina (1992), en parallèle avec l’évolution de certains courants postmodernistes vers le déconstructivisme3. Les réflexions sur la place du genre et de la sexualité dans l’analyse de l’environnement bâti sont cependant loin d’être homogènes. Les multiples définitions du mot queer et ses diverses connotations politiques expliquent la polysémie du terme dans les discussions consacrées à l’espace architectural et urbain, autant celles issues de l’architecture que celles liées à d’autres disciplines telles que la géographie (Borbridge; Vallerand, 2014).
Une première approche présente les espaces queers comme étant des territoires spécifiquement gais ou lesbiens, une manifestation physique d’une « communauté gaie », clairement à l’écart d’un territoire hétéronormatif. Cette approche, la plus ancienne, a pour exemples connus l’étude du quartier du Castro à San Francisco par Manuel Castells ou le livre Queer Space. Architecture and Same-Sex Desire d’Aaron Betsky, qui présente une analyse d’espaces essentiellement utilisés ou conçus par des hommes homosexuels. D’autres se concentrent sur des bâtiments particuliers, par exemple l’étude de bars gais ou lesbiens par Barbara Weightman ou Maxine Wolfe, ou l’analyse de maisons par Alice Friedman, Timothy Rohan ou Annmarie Adams (2010b). C’est l’approche utilisée par les publications d’architecture grand public : par exemple, un article d’avril 2002 sur le Centre communautaire pour les personnes lesbiennes, gaies, bisexuelles et transgenres de San Francisco dans le magazine Architecture parle de « queer space » et met l’accent sur les utilisateurs du centre dans ses photographies, tenant pour acquis que les lecteurs vont associer la présence de personnes perçues comme LGBT (par leurs vêtements ou apparences physiques) avec une « architecture queer » (Ward: 72-81). Cette approche teinte aussi la recherche de caractéristiques pouvant être assignées à une architecture queer, par exemple dans le travail de Jonathan Boorstein, qui suggère qu’une esthétique de design queer existe dans le travail de designers et architectes anciens et contemporains qu’il croit être gais, assignant ainsi des caractéristiques communes à un vaste éventail d’espaces en raison de l’orientation sexuelle de leurs concepteurs. Même si cette approche permet une trop rare discussion de l’interaction entre sexualité et espace, elle ne remet pas en question la compréhension de ces espaces comme étant différents foncièrement d’espaces non-queers, ou la présomption que tout espace non-queer est complètement hétérosexuel. De plus, elle ignore l’existence historique d’espaces queers avant même que des quartiers dits gais apparaissent (voir à ce sujet Chauncey; Mumford; Houlbrook). Cette approche est aussi parfois élargie, en comprenant l’espace queer comme étant un espace « autre » entre les espaces gais et lesbiens et les espaces hétérosexuels (Whittle; Kenney). Basée sur une compréhension du mot queer comme s’appliquant à une variété d’identités non hétéronormatives, cette approche se concentre sur la frontière, l’interface et une conception de l’espace comme étant occupé par des communautés en confrontation, sans cependant questionner comment ces frontières sont elles-mêmes définies par une vision de l’espace queer comme étant un espace autre déterminé par une majorité hétéronormative.
Une autre approche définit l’espace queer comme un espace de sexualité explicite. Elle met l’accent sur les actes sexuels plutôt que sur l’appropriation liée à l’identité; l’acte sexuel définit la construction et la dissolution de l’espace queer, dans une compréhension éphémère. Cette approche est présente de façon importante dans les premiers discours sur l’espace queer issus de la géographie, qui positionnent la visibilité des actes sexuels queers comme un facteur majeur (Bell, 1994; Bell, 1995; Bell, 2001), mais aussi dans le travail de certains théoriciens de l’architecture (Urbach; Ricco, 1994). Si cette approche souligne l’importance de la sexualité dans la formation et la compréhension du terme queer, en se concentrant sur les actes sexuels, elle sous-estime l’impact sur l’expérience d’un espace des communautés sociales basées sur le partage d’identifications personnelles.
La dernière approche reprend les précédentes, mais elle en élargit le champ pour plutôt définir l’espace queer comme un espace de remise en question et d’imminence, c’est-à-dire un espace continuellement en processus de réalisation et de construction face à l’hétéronormativité, de même qu’envers des normes prescriptives plus larges. Cette vision appelle à penser au-delà d’une politique de concentration spatiale de lieux physiques LGBT, afin de remettre en question la société hétérosexiste dans une diversité de lieux, de promouvoir une idée de la communauté basée sur la prémisse que « nous sommes partout » (Davis: 293). En ce sens, l’espace queer est parfois compris comme étant toute architecture étrange ou différente (Adams, 2010b: 82), en lien avec la définition de queer d’Halperin (1995: 63). Pour un groupe de géographes travaillant avec Doreen Massey (Bassda), l’espace queer est un espace fluide et subversif, un lieu de liberté et de multiplicité. Pour eux, l’espace queer n’est pas seulement une courtepointe de catégories, mais aussi une qualité changeant la profondeur de chaque catégorie; l’identité devient la somme d’une multitude de catégories. Cette approche positionne donc l’espace queer comme étant performatif, comme étant construit à travers le temps, non seulement dans l’espace physique, mais aussi dans l’intersubjectivité des relations. Reed suggère aussi que « no space is totally queer or completely unqueerable [...]. Queer space is imminent : queer space is space in the process of, literally, taking place, of claiming territory » (64). La théorie de l’espace queer propose donc de tenir compte du genre, de l’origine ethnoculturelle, de la classe sociale, de la sexualité, etc., afin de comprendre comment l’espace est appréhendé; l’identité en relation avec l’architecture n’est pas seulement une question d’identité de l’utilisateur ou du concepteur, mais de performances répétées.
Du point de vue du design et de l’architecture, cette approche de l’espace queer en termes de performativité et de relation suggère de nombreuses questions. Quelles sont les caractéristiques physiques permettant l’apparition d’un espace queer? Dans quelles conditions « architecturales » un tel espace peut-il exister? Est-ce que tout espace peut être queer? Est-ce que les espaces typiquement associés avec des personnes LGBT, comme des bars ou des lieux de rencontre, sont queers? Est-ce que les maisons de personnes LGBT sont toutes des espaces queers? Et de façon égale? Et comment définir les lieux occupés par d’autres familles non traditionnelles? Une maison occupée par un couple hétérosexuel peut-elle être un espace queer? Est-ce que tous ces espaces sont queers aussi lorsqu’ils ne sont pas occupés? Et finalement, tout essai de définir l’espace queer n’est-il pas en porte-à-faux avec le refus catégoriel de la théorie queer même (un problème qui mine la théorie queer elle-même)? Certains théoriciens ont tenté de répondre à ces questions, par exemple Katarina Bonnevier (2007) avec sa théorisation d’une architecture critique queer permettant de comprendre et d’analyser de façon moins statique, ou John Paul Ricco (2002) et sa théorie d’une architecture mineure inspirée de la lecture des écrits de Franz Kafka par Deleuze et Guattari. Pour Ricco, les espaces queers proposent une architecture qui s’éloigne d’une lecture binaire du privé et du public en se situant au sein de la majorité plutôt qu’en dehors de celle-ci. L’architecture mineure utilise le langage de la majorité pour le subvertir, en faire un nouveau langage aux interprétations multiples, selon les identités personnelles et collectives de chacun. Un projet tel que le Mémorial aux homosexuels persécutés par les nazis (2008) à Berlin, conçu par les artistes scandinaves Elmgreen et Dragset, illustre cette approche en reprenant le langage du Mémorial aux Juifs assassinés d’Europe (2005) voisin, conçu par l’architecte états-unien Peter Eisenman, mais en changeant l’échelle et en l’ouvrant pour créer une relation beaucoup plus rapprochée avec le corps humain (Vallerand, 2012).
En s'élaborant à partir du féminisme et des études gaies et lesbiennes, la théorie queer défie les catégorisations identitaires. Sans nécessairement s’en débarrasser, elle appelle à une compréhension renouvelée et une critique de leur construction. Plus récemment, elle a aussi milité en faveur d’une meilleure compréhension de l’intersectionalité des divers éléments qui forment nos identifications personnelles. Elle permet donc d’analyser des espaces non pas comme des lieux spécifiquement créés pour une communauté, mais plutôt comme des lieux changeants, performatifs, qui dépendent du contexte et des relations dans leur remise en question de l’hétéronormativité, mais aussi de l’homonormativité. L’espace n’est donc pas queer en lui-même, mais plutôt en relation avec quelque chose d’autre, avec les diverses personnes l’utilisant; sa qualité queer est une couche d’expérience spatiale parmi d’autres. L’utilisation de la théorie queer pour analyser l’espace permet ainsi de souligner l’importance politique de l’environnement bâti dans la construction des identités. Comme le rappellent Gordon Brent Ingram, Anne-Marie Bouthillette et Yoalanda Retter, « tolerance of sexual oppression requires room. [...] Many physical aspects of our communities reflect only incomplete adaptations of spatial archaeologies of repression » (456). L’architecture peut être liée non seulement à une représentation physique d’identifications personnelles, par exemple dans des mémoriaux, centres communautaires ou bars, mais aussi dans l’oppression potentielle de certaines minorités par un contrôle répressif des espaces qu’ils visitent, revendiquent et éventuellement transforment par leur présence. Les théories spatiales queers permettent donc de comprendre les contraintes et potentiels créés par les structures spatiales en relation avec les différentes caractéristiques identitaires, en commençant par la sexualité et le genre, mais aussi en relation avec l’origine ethnoculturelle, la classe sociale, l’âge, etc. Au-delà des études sur des espaces habités principalement par des personnes LGBT, ces théories ouvrent la porte à la conception de lieux plus accueillants pour une diversité de gens souvent mis de côté par les formes traditionnelles d’architecture, autant dans l’architecture domestique qu’institutionnelle.
Et les autres? Sortir d’une vision masculiniste et euro-américaine de l’espace
Le développement de la théorie queer et les actions des activistes queers ont mis en lumière l’existence de l’hétéronormativité, c’est-à-dire la structuration des sociétés selon un modèle homme-femme à travers des normes qui positionnent l’hétérosexualité comme étant normale et les personnes non hétérosexuelles ou non conformes aux normes de genre comme étant autres. Avec le temps cependant, cette vision elle-même binaire fut critiquée pour sa tendance à fusionner toutes les identités hétérosexuelles en une catégorie simplifiée socialement conservatrice et à masquer les différences entre les identités des personnes non hétérosexuelles en les définissant comme un groupe radical et progressif (Binnie: 33). Par exemple, Lisa Duggan suggère qu’une nouvelle homonormativité est apparue, une vision uniformisée néolibérale d’une communauté homosexuelle surtout rendue visible par de riches hommes blancs. Les théoriciens queers David L. Eng, Judith-Jack Halberstam et José Esteban Muñoz (2) ont aussi souligné l’utilité de la théorie queer comme mode engagé de questionnement critique sur la globalisation, le néolibéralisme, les politiques culturelles, la subjectivité, l’identité, la famille et la parenté, en tenant compte des questions raciales, migratoires, géographiques, communautaires, activistes et de classes sociales. Ces mêmes tensions touchent les théories spatiales queers; alors que la géographe Natalie Oswin utilise une approche queer pour étudier les familles de Singapour, le théoricien de l’architecture Aaron Betsky résume dans son ouvrage Queer Space. Architecture and Same-Sex Desire les espaces queers à une architecture essentiellement réalisée par ou pour des hommes homosexuels. Si on suit la vision limitée de Betsky, où se retrouve le grand nombre de gens qui ne se reconnaissent pas dans ces définitions binaires de l’identité? Et, d’un point de vue historique, comment comprendre les espaces accueillant des relations sociales et affectives non normatives, mais qui précèdent l’apparition de la notion moderne d’homosexualité à la fin du XIXe siècle?
L’approche de Betsky représente bien la tendance des historiens du design et de l’architecture à se concentrer sur les hommes blancs homosexuels dans leurs analyses des espaces queers. Si quelques historiennes ont par exemple discuté les aspects queers des projets d’Eileen Gray ou Elsie de Wolfe, telle que la présence d’espaces intermédiaires renonçant aux notions traditionnelles de privé et de public (Bonnevier, 2005, 2007; Rault, 2010, 2011), la plupart des analyses ont plutôt porté sur des espaces conçus par ou pour des hommes : la Glass House de Philip Johnson (Friedman), la Weston Havens House de Harwell Hamilton Harris (Adams, 2010b), l’appartement new yorkais de Paul Rudolph (Rohan), le « bachelor pad » comme typologie (Wagner), des bars et saunas gais (Urbach; Ricco, 1994, Tattelman, 1997, 2005) ou des discussions plus larges de la domesticité queer (Potvin, 2014; Cook). D’autres projets plus théoriques tels que les expositions Queer Space (Colomina, 1994), au Storefront for Art and Architecture (qui expose par exemple le projet de Gordon Brent Ingram et Martha Judge où est comparée l’expérience de la ville par un homme gai et une femme lesbienne), et House Rules (Robbins, 1994) au Wexner Center ou le site web WomEnhouse (Morton) sont cependant plus inclusifs en faisant une large place aux femmes et en mettant en relation divers aspects de l’identité, tout comme certains travaux plus récents sur les personnes trans (Adams, 2010a; Crawford).
Vers des espaces autres
Les critiques queers présentées dans cet article s’inscrivent dans une vague de tentatives menées par des architectes, historiens et théoriciens afin de changer la culture traditionnellement blanche, masculine, euro-américaine et hétérocentriste de l’architecture. Cependant, le rythme lent auquel la discipline évolue — en partie en raison des importants moyens financiers et du temps nécessaire à la réalisation de projets, mais aussi en raison d’une certaine peur de se voir refuser un projet plus innovant — fait en sorte que les critiques queers n’ont encore eu qu’un impact limité sur l’état de la profession et sur la façon de concevoir et de construire des bâtiments. Des pratiques féministes telles que Matrix ou Muf ont déjà réussi à instaurer des approches similaires et à obtenir des résultats concrets; leur exemple laisse espérer que les architectes inspirés par les théories queers pourront aussi prochainement avoir un impact. Un effort constant doit d’ailleurs être appliqué à éviter de s’attarder à des considérations formelles et esthétiques dans la discussion des approches queers et à s’interroger plutôt sur le vécu des personnes habitant les espaces conçus ou analysés (voir par exemple le travail de Pilkey).
Plusieurs des architectes ayant développé des projets théoriques queers dans les années 90 se sont retrouvés au tournant de 2010 à travailler sur BOOM, un développement pour personnes âgées LGBT. Si le projet a été interrompu faute de reprise de la construction immobilière suite à la crise financière de 2008, il montre toutefois que les questions liées à la relation entre architecture, sexualité et genre sont d’actualité. BOOM exemplifie un tournant des réflexions queers vers les populations vieillissantes, bien qu’il soit toutefois aussi principalement orienté vers une clientèle homosexuelle masculine et aisée, comme en fait foi le matériel publicitaire produit, en plus d’être basé sur une approche formelle de l’innovation qui présente une vision parfois simpliste de l’interaction entre le privé et le public. Le défi reste donc de renouveler plus profondément notre compréhension de l’environnement bâti et de ses liens avec les enjeux identitaires. Ceci sous-entend le développement d’une architecture qui permettw à chacun de choisir de mettre ou non à l’avant plan la diversité, la complexité et la fluidité de son identité, tout à la fois tributaire de l’orientation sexuelle, du genre, de l’âge, de l’origine ethnoculturelle et de la classe sociale, mais aussi une réflexion sur les nouveaux modèles de collectivité qui bouleversent les façons de vivre contemporaines et rendent floues les relations entre public et privé et entre physique et numérique (Vallerand, 2013). Tout comme les mouvements et théories queers participent à une remise en question des structures de pouvoir, par exemple en critiquant le mariage, l’utilisation des personnes LGBT à des fins politiques ou l’invisibilité de nombreuses formes de discrimination, une vision queer de l’espace doit s’attaquer aux structures normatives souvent masquées qui sous-tendent la majorité des analyses et des conceptions en architecture, tant au sein de la discipline que dans ses relations avec d’autres disciplines telles que le design d’intérieur, afin de mieux répondre aux besoins de tous.
- 1. AHMED, Sara. “Orientations. Toward a Queer Phenomenology”, GLQ. A Journal of Lesbian and Gay Studies, vol. 12, no 4, p. 543.
- 2. Le terme queer et ses utilisations diverses seront définies plus longuement dans ce qui suit. Ce terme anglais désigne, de façon générale, les approches et identités tenant compte de la fluidité de genre et de sexualité. Voir par exemple l’ouvrage d’introduction d’Annamarie Jagose.
- 3. L’intérêt de l’historien Mark Wigley (1992, 1993) tant pour le genre que pour la déconstruction est exemplaire de cette évolution parallèle, tout comme l’est l’importance du philosophe Jacques Derrida pour la performativité dans la théorie queer (Butler, 1988) et pour le déconstructivisme en architecture (Wigley, 1993).