En 2019, l’écrivain catalan Enrique Vila-Matas est invité à la Whitechapel Gallery de Londres pour y organiser une exposition à partir d’œuvres conservées dans les collections de la fondation espagnole d’art contemporain « la Caixa ». Intitulé Cabinet d’Amateur, an Oblique Novel1, ce projet fait ressortir de nombreux enjeux propres aux expositions littéraires, en particulier la façon dont s’envisagent les influences mutuelles entre le domaine de l’exposition et celui de la littérature. S’articulant autour d’un essai inédit — un « roman oblique » — l’exposition d’Enrique Vila-Matas est parfaitement indissociable de l’écrit et, plus conceptuellement, de la biographie littéraire de l’écrivain. Si elle s’inscrit en cela dans le « champ des modalités nouvelles de l’exposition littéraire » (Colard, 2015: 98), elle n’est ni l’adaptation expositionnelle d’un roman, ni une mise en scène plus ou moins élaborée de textes de l’auteur. Ce Cabinet d’amateur est davantage conçu comme un projet expérimental et littéraire, occupant de ce fait une place particulière dans le domaine élargi des expositions d’écrivains. Nous allons chercher à comprendre la façon toute singulière dont Vila-Matas a pensé et construit son exposition, mais auparavant, il convient de préciser le cadre dans lequel l’écrivain s’est prêté à l’exercice, un cadre lui-même révélateur d’expériences menées depuis plusieurs années déjà par un certain nombre d’institutions artistiques et culturelles.
Des écrivains en commissaires d’exposition
Lorsqu’Enrique Vila-Matas est sollicité par la fondation d’art de la banque catalane La Caixa pour assurer le commissariat d’une exposition à la Whitechapel Gallery à Londres, il n’est pas sans savoir qu’il est le premier invité d’un cycle d’expositions confiées, non pas à des professionnels de l’art, mais à des écrivains2. Destinée à faire connaître les œuvres de la collection d’art contemporain « la Caixa », cette série — présentée comme une alternative radicale aux découpages chronologiques, historiques ou thématiques des accrochages habituels (Blazwick, 2019: 11) — n’est certes pas banale dans ses orientations, mais elle relève néanmoins d’une pratique institutionnelle assez répandue. Depuis les années 1980, en effet, de nombreux musées ont convié des artistes à sélectionner et à mettre en scène des œuvres conservées dans leurs collections. Parmi les expositions les plus marquantes, citons celles de Joseph Kosuth au Brooklyn Museum (1990), de Fred Wilson à la Maryland Historical Society de Baltimore (1992), sans oublier celles des séries respectivement inaugurées à la National Gallery à Londres en 1978 (Artist’s Eye), au Museum of Modern Art de New York en 1989 (Artist’s Choice) ou encore au Museum Boijmans Van Beuningen à Rotterdam en 1988 (Guest Curators’s Programm). Destinées à proposer au public un nouveau regard sur les collections et une lecture inhabituelle de celles-ci, ces expositions ont inspiré un grand nombre d’institutions qui, surtout à compter des années 2000, n’ont cessé d’ouvrir leurs réserves et leurs collections à d’autres que le commissaire de profession ou le conservateur de musée. On a ainsi vu des artistes, des cinéastes, des metteurs en scène, mais aussi des philosophes et, bientôt, des écrivains, être invités à organiser des expositions. Ce fut le cas, en 1999, d’Alain Robbe-Grillet à qui le Kunstmuseum de Bergen en Norvège confia la conception d’une exposition à partir de ses collections. Ce fut aussi le cas, dès le milieu des années 2000, d’Umberto Eco (2009), de Jean-Marie Gustave Le Clézio (2011), de Jean-Philippe Toussaint (2012) ou encore de Philippe Djian (2014), tour à tour invités à signer une exposition au Louvre.
Ces invitations lancées à des écrivains ne sont pas étrangères au phénomène d’auteurisation qui, dès les années 1970, touche l’univers des expositions d’art. En tissant des liens de plus en plus étroits, voire indissociables, entre création et exposition, les artistes ont interrogé la notion de signature, faisant parfois « glisser l’exposition vers le statut, sinon d’œuvre d’art, du moins d’œuvre de l’esprit » (Heinich, 2008: 105). Certaines expositions ont alors pris la forme de récits plus ou moins personnels, participant de ce fait à l’apparition d’une nouvelle figure curatoriale : l’auteur d’exposition. Revendiquée par de nombreux commissaires depuis le rôle joué par Harald Szeemann dans la reconnaissance de la part créative et subjective du travail curatorial, la notion d’« exposition d’auteur » a nécessairement contribué à faire émerger la figure de l’écrivain commissaire3. Par définition « auteur », l’écrivain est apparu à de nombreux conservateurs de musée comme une personnalité susceptible, plus encore que l’artiste plasticien, de concevoir une exposition-fiction, c’est-à-dire une exposition qui ne serait ni un discours sur l’art, ni une installation artistique, mais un récit, une forme narrative, invitant le visiteur à découvrir, voire à « lire », une histoire à partir des œuvres de la collection d’un musée. Enfin, autre facteur décisif à l’essor d’expositions signées par des écrivains : la propension, depuis les années 2000, à penser l’exposition comme une attraction, comme un « levier de désir » (Boutan, 2014). L’écrivain invité est en effet rarement un anonyme, mais une personnalité dont le nom est susceptible de contribuer au rayonnement et à la visibilité de l’institution.
En décidant d’inviter des écrivains à faire œuvre de commissaire, la fondation « la Caixa » et la Whitechapel Gallery prenaient ainsi part à ce mouvement général visant à augmenter l’attractivité des expositions, et plus précisément à ce phénomène de réactivation et de relecture des collections par le biais de mises en scène aussi originales que transgressives vis-à-vis des accrochages habituels. C’est ce que confirme Lydia Yee, commissaire à « la Caixa », lorsqu’elle déclare :
[…] unlike visual artists, Vila-Matas doesn’t establish aesthetic or formal relations between the works. His choice seems to follow an emotional impulse that derives from his personal ties with artists and works. It could also be triggered by a literary impulse, as his Cabinet d’amateur contains a narrative thread with characters and landscapes shrouded in a certain mystery. As in his novels, we stand halfway between real and imagined worlds. (Yee et Bisbe, 2019: 86)
Une impulsion « émotionnelle » et « littéraire », ces seuls mots révèlent les visées de l’invitation lancée à l’écrivain barcelonais : donner à voir au visiteur une exposition ne tenant compte ni des critères traditionnels de la périodicité, des styles ou des médiums, ni d’enjeux purement esthétiques ou artistiques, mais fondée sur la subjectivité et les envies personnelles de l’auteur, tout en offrant une forme narrative susceptible d’être reliée à ses propres œuvres. Si l’on comprend aisément le caractère tout à la fois subjectif et littéraire de la proposition, rien n’indique, dans cette brève présentation du projet, la façon dont Vila-Matas a procédé au choix des œuvres et des artistes, ni la manière dont il a accueilli l’invitation et envisagé son rôle. Or, nous allons nous en apercevoir, c’est à partir de telles informations qu’il sera possible de progressivement relier l’exposition à son auteur.
Le cabinet d’un sélectionneur
Dans l’entretien qu’il nous a accordé, Enrique Vila-Matas déclare avoir accepté cette proposition, non seulement en raison de la nouveauté que représentait à ses yeux ce projet, mais aussi du fait de l’exceptionnelle richesse de la collection (Bawin et Vila-Matas, 2021). Contrairement aux principes qui dictent habituellement l’élaboration des expositions d’artistes et d’écrivains, Vila-Matas n’a pas opéré sa sélection en visitant les collections ou les réserves de la fondation, mais a agi à distance, en compulsant les catalogues qui lui avaient été envoyés. Ce fut, raconte-t-il, une expérience jouissive que d’écarter des chefs-d’œuvre de la collection pour n’en retenir que quelques-uns (2021), car s’il avait bel et bien reçu carte blanche, la contrainte fut qu’il ne disposait que d’un espace de 100 mètres carrés pour exposer les œuvres, ce qui limita d’emblée son choix à six pièces de la collection.
Dès l’origine, Vila-Matas s’est refusé à endosser le rôle de commissaire. Il déclare à ce sujet, lors d’un entretien accordé au magazine londonien d’art contemporain Frieze :
[…] I’m not a curator — I’m just the selector. The person who chose the works. […] Selector is less presumptuous. I’ve worked with editors before who believe that what they choose to publish is theirs, their work. I don’t consider myself to be the author of these artworks. Nor do I aspire to be any kind of curator. (Sherlock, 2019)
S’interdire d’être le commissaire de l’exposition serait donc, chez l’écrivain, une manière de ne revendiquer aucune forme d’ascendance sur les œuvres exposées. En cela, ces propos rappellent ceux que Joseph Kosuth avait tenus dans le cadre de son exposition The Play of Unmentionable au Brooklyn Museum en 1990. Refusant le titre de commissaire, il avait comparé les œuvres du musée à des mots (« artworks are like words ») et l’exposition à un paragraphe dont il serait l’auteur (« it’s that paragraph I claim authorship of ») (Short, 1992: 27). De son côté, Enrique Vila-Matas rapproche le processus de sélection à celui de l’écriture, déclarant :
[T]o write is to choose your own world, which means casting aside that which is not of interest to you. In other words, I have to set aside Raymond Chandler, although I like him very much, because he’s not of interest for what I’m trying to do. And I set aside Paulo Coelho, because he’s of no interest at all. (Sherlock, 2019)
L’écrivain pense donc le choix comme un mécanisme inhérent à la création, et lorsque l’on sait combien il reconnaît en Marcel Duchamp l’un des penseurs les plus importants de son temps4, on ne peut s’empêcher d’établir des liens avec la façon dont l’inventeur des ready-mades avait placé, lui aussi, cette question du choix au centre du processus créatif.
Troquant le costume de commissaire pour celui de sélectionneur, Enrique Vila-Matas a également rejeté le terme « exposition », lui préférant l’expression de « cabinet d’amateur ». Qui connaît l’écrivain y voit d’emblée un hommage au récit vertigineux de Georges Perec qui, relatant l’histoire fausse d’un tableau véritable, rappelle à bien des égards la manière dont l’écrivain catalan multiplie, dans ses romans, les mises en abyme, mêlant les bribes de fiction aux faits réels, les références historiques et artistiques aux témoignages inventés, le sérieux au loufoque. Mais au-delà de la référence appuyée à la collection de tableaux évoquée par Perec dans Un Cabinet d’amateur (1979), il y a surtout la volonté, chez Vila-Matas, de se présenter comme un non-spécialiste de l’art, un « aficionado » comme il le dit lui-même. « Je ne prétends pas passer pour autre chose que ce que je suis », déclare-t-il encore à ce sujet (Bawin et Vila-Matas, 2021). L’écrivain catalan n’est certes pas un professionnel du monde de l’art, mais il n’est guère pour autant un novice en la matière. Son intérêt pour les arts, des avant-gardes à la création la plus contemporaine, traverse sa production littéraire, depuis L’abrégé d’histoire de la littérature portative (1990) — témoignage d’une curiosité profonde pour l’œuvre de Marcel Duchamp —, aux Impressions de Kassel (2014), où il jette un regard à la fois sérieux et amusé sur le monde de l’art contemporain, en passant par Explorateurs de l’abîme (2008), dont l’une des nouvelles, « Ce qu’elle ne m’a pas demandé », met en scène Sophie Calle, sans oublier la préface que l’auteur a signée pour la réédition de l’essai Artistes sans œuvres. I would prefer not to de Jean-Yves Jouannais (Vila-Matas, 2009).
C’est donc en véritable amateur d’art que Vila-Matas a procédé à sa sélection, retenant de grands noms de la scène artistique internationale — Gerhard Richter, Andreas Gursky et Dominique Gonzalez-Foerster — autant que des figures majeures de l’art contemporain espagnol, telles que Miquel Braceló, Dora Garcia et Carlos Pazos. Certains de ceux-ci gravitent d’ailleurs autour de l’écrivain. C’est le cas de Dominique Gonzalez-Foerster, avec laquelle il cultive une complicité intellectuelle et artistique depuis de longues années et pour laquelle il écrira en 2015 Marienbad électrique, un livre explorant l’œuvre de la plasticienne sous l’angle de leurs relations et de leurs références communes. C’est aussi le cas de Miquel Barceló, dont le travail lui inspire un récit publié dans le catalogue de l’exposition L’inassèchement qui s’est tenue en 2015 à la galerie Thaddaeus Ropac à Paris.
Que les choix opérés par Vila-Matas relèvent d’un goût personnel, d’affinités électives, voire d’une certaine forme de fidélité affective, cela n’est en soi pas surprenant. Très rares en effet sont les expositions de groupe qui ne rendent pas compte de la complicité de l’organisateur avec les artistes invités. Mais cette réalité ne suffit pas à expliquer les intentions de l’écrivain dans la sélection des six pièces exposées. Il faut regarder l’ensemble pour s’apercevoir que ces œuvres ne sont reliées entre elles par aucun fil narratif manifeste ni par une mise en scène jouant, par exemple, sur l’idée de contraste ou de correspondance. Et l’on comprend alors que Vila-Matas n’a pas posé ses choix en fixant au préalable un scénario, mais qu’il a, au contraire, rejeté le principe d’une sélection mûrement réfléchie pour se laisser porter par son instinct et ses envies d’écrivain. Il l’explique de cette façon :
J’ai […] décidé de parcourir les pages et les pages des catalogues à toute vitesse et d’identifier les œuvres que je pourrais instantanément identifier comme liées à mon propre travail littéraire. Un tel système de choix m’a amené à comprendre que j’allais finir par composer une biographie littéraire succincte (Bawin et Vila-Matas, 2021).
Cette déclaration est intéressante à plus d’un titre. Outre qu’elle confirme le caractère spontané et presque « automatique » du choix opéré par l’écrivain dans la collection, elle dévoile que c’est en cours de processus qu’il a réellement cherché à relier l’exposition à ses propres romans, ou du moins à son « style » littéraire.
L’exposition comme biographie littéraire
Lorsqu’il évoque sa biographie littéraire, Enrique Vila-Matas se réfère au livre Biographia Literaria, écrit en 1817 par le poète britannique Samuel Taylor Coleridge (Bawin et Vila-Matas, 2021). Un livre fait de souvenirs, de réflexions sur son propre style, d’allusions à ses aventures littéraires, mais aussi de commentaires sur la littérature et d’une critique de la théorie de la poésie de Wordsworth. Vila-Matas est, on le sait, un écrivain qui lui aussi écrit sur la littérature. Ses romans sont des voyages littéraires ponctués de réflexions sur l’écriture, d’hommages à des auteurs qu’il affectionne, de citations (vraies ou fausses), mais également d’anecdotes, de souvenirs, de digressions et d’associations personnelles en tout genre. Si l’on comprend que les six œuvres ont été retenues pour des « raisons biographico-littéraires » (Bawin et Vila-Matas, 2021), comment Enrique Vila-Matas est-il parvenu à construire, à partir d’elles, une exposition qui puisse aussi intimement être reliée à sa propre façon d’écrire et de décrire le monde? Autrement dit, comment a-t-il lancé les visiteurs de son Cabinet d’amateur sur la voie de sa biographie littéraire? L’écrivain ne livre aucune réponse patente à cette question, se limitant à insister sur le rôle central donné, dans l’exposition, à I.G. (1993), une peinture de Gerhard Richter représentant une femme nue vue de dos sur un fond noir. Il déclare à ce sujet :
[J]e crois que si, un jour, quelqu’un voulait reconstituer dans sa mémoire mon Cabinet d’amateur, il pourrait volontiers choisir son propre agencement des œuvres que j’ai réunies début 2019 dans les 100 mètres carrés de la Whitechapel Gallery, à condition que le point de départ du visiteur — l’entrée dans le Cabinet — soit cette peinture de Richter, cette sorte de portrait féminin à l’envers. En fait, au fil des mois durant lesquels mon Cabinet d’amateur fut montré à Londres, I.G. fut toujours la broche secrète (pivot central) autour de laquelle l’exposition tournait, une exposition composée d’œuvres qui, dans le domaine de mes associations personnelles, étaient reliées à ma biographie littéraire. (Vila-Matas, 2019: 20 [notre traduction])
Si cet extrait témoigne de l’importance que le portrait de Richter occupe dans l’espace même de l’exposition, il laisse également entendre, comme nous l’avons précédemment évoqué, un intérêt tout relatif pour la mise en scène des autres œuvres. I.G. constitue certes un point de départ, un axe central, mais, pour le reste, aucune direction ou logique séquentielle ne semble dicter l’agencement des pièces, l’exposition n’apparaissant dès lors pas « écrite », mais plutôt portée par la monstration de six œuvres laissées à la libre interprétation des visiteurs. C’est ce que Vila-Matas confirme indirectement lorsqu’il écrit :
Les six œuvres, comme un terrain fragmenté, fournissent une description oblique de ma trajectoire littéraire. C’est comme si toute l’histoire de mon style pouvait être racontée sans avoir besoin de faire l’effort d’aller au-delà des six œuvres exposées. L’exposition était peut-être annonciatrice d’une nouvelle sorte de roman qui consisterait en différents styles superposés les uns sur les autres […]. (2019: 20-21 [notre traduction])
Lorsqu’Enrique Vila-Matas compare les œuvres à un « terrain fragmenté », une « intrigue déchirée », il assume indirectement le caractère flottant, indéterminé et, peut-être même, inachevé de son exposition. C’est là un trait commun à de nombreuses expositions d’écrivains. Celle de Robbe-Grillet au musée d’art ancien et contemporain de Bergen présentait ce même caractère incertain et non fixé, élaborant, comme le note le critique Jean-Max Colard, « un ordre du récit plus que jamais ouvert et multi-sémantique » (2012: 107). Mais là où le nouveau romancier cherchait à créer une fiction, un récit visuel formé par la succession des tableaux, l’écrivain catalan s’émancipe de la notion de narration pour privilégier celle de « style », les six œuvres traduisant au fond une même réalité artistique — sa biographie littéraire —, que différents styles permettraient de désigner. C’est de cette superposition de styles distincts que naîtrait alors un nouveau genre de roman, une nouvelle expérience. Sur ce point, Vila-Matas note encore :
J’ai donc présenté le squelette d’un roman qui, avec le temps, pourrait tenter de s’aligner sur les meilleurs romans expérimentaux. Et je l’ai fait sous la forme d’une exposition, une sorte de poétique brève et cryptée de mon travail, dont la forme était le contenu et le contenu la forme (tout comme cela se produit dans Finnegans Wake et se produira, je le suppose, dans les romans obliques à venir). (2019: 21 [notre traduction])
Les quelques clés d’interprétation livrées par l’écrivain permettent de cerner davantage les enjeux du projet et l’usage qu’il fait du mot « oblique ». Le Cabinet d’amateur aurait donc été conçu comme l’ossature d’un roman qui serait « oblique », car ne répondant pas aux usages acceptés et institués du roman classique. C’est à partir de l’exposition que ce roman oblique aurait vu le jour, fournissant au public une description de la trajectoire littéraire de l’écrivain, une « poétique brève et cryptée » de son travail, où forme et contenu se confondent. Le fait qu’il se réfère à James Joyce n’est guère surprenant. Non seulement l’auteur irlandais figure-t-il au panthéon des références littéraires d’Enrique Vila-Matas, mais Finnegans Wake (1939) est sans aucun doute le livre le plus « oblique » qui soit. Dans son ouvrage, Chet Baker pense à son art, l’écrivain catalan fait d’ailleurs explicitement allusion à la non-narrativité et au radicalisme artistique de Finnegans Wake, un roman aux antipodes d’une prose lisible, ordonnée et séquencée (Vila-Matas, 2011).
En faisant de son Cabinet d’amateur le « squelette » d’un roman oblique, Vila-Matas reconnaît donc le caractère expérimental, non linéaire, morcelé et peut-être même impénétrable du projet. Comment, dès lors, en suivre (ou en tisser) le fil dans l’espace étroit de la galerie? L’écrivain a dû se poser cette question, conscient de ce que le langage de l’exposition n’est pas celui de la littérature et qu’il est périlleux, voire impossible, de transposer un tel projet littéraire en espace d’exposition, avec par ailleurs un choix limité à six œuvres d’art. Il semble alors avoir trouvé une issue en accomplissant ce qui lui correspond intrinsèquement : écrire. Comme annoncé précédemment, l’auteur a en effet rédigé à l’intention du visiteur un texte qui, précise-t-il, devait être lu avant, pendant ou après l’exposition (Bawin et Vila-Matas, 2021). Indissociable de son projet, il s’intitule : « Cabinet d’amateur, una novela oblicua » (« Cabinet d’amateur, an Oblique Novel »).
Le « roman oblique » de l’exposition
Ce texte d’Enrique Vila-Matas n’est pas le traditionnel livret mis à la disposition des visiteurs dans les salles d’un musée ou d’une galerie. Il figure dans le catalogue de l’exposition, aux côtés d’une préface, d’une introduction, des notices des six œuvres de la collection et d’un entretien croisé entre les deux commissaires de l’exposition : Nimfa Bisbe, pour la fondation « la Caixa », et Lydia Yee pour la Whitechapel Gallery. Rédigé en espagnol et traduit en anglais, cet essai inédit compte une vingtaine de pages et est divisé en vingt-cinq courts chapitres, dont l’ordre ne semble pas répondre à une logique précise. Si, de prime abord, il apparaît tel un commentaire sur l’exposition, il devient rapidement un récit où s’entremêlent des souvenirs personnels, des touches d’autoportraits et des références artistiques. Les œuvres convoquées dans l’exposition s’apparentent alors aux « déclencheurs » d’une intrigue qui, en tout point, est oblique, presque circulaire. Selon l’habitude de Vila-Matas, ce texte nous fait en effet voyager au gré de réflexions, d’enchaînements d’idées, de digressions et de retours en arrière. Toutefois, si l’auteur ne paraît pas lui-même certain du but à atteindre, des termes et des thèmes reviennent de manière presque obsessionnelle et nous laissent entrevoir les liens entre l’exposition et la biographie littéraire d’Enrique Vila-Matas.
Le premier sujet de son récit est celui de l’apparition. Ouvrant son texte en exprimant sa fascination pour l’art du portrait, l’écrivain en profite presque aussitôt pour évoquer sa propre démarche, notant : « Ce que j’essaie de faire, c’est un art de l’évocation, un art de l’apparition. Je veux faire exactement ce que fait un peintre, c’est-à-dire faire apparaître une image, l’image d’une femme ou d’un homme. » (2019: 20 [notre traduction]) Au sein de son exposition, l’écrivain a cherché à faire surgir cet art de l’apparition. Sur les six œuvres montrées, quatre sont « l’image d’une femme ou d’un homme ». C’est le cas de Petite (2001), l’installation de Dominique Gonzalez-Foerster qui, dans la lignée de la série des Chambres que la plasticienne réalise depuis les années 1990, met en scène l’image fantomatique d’une petite fille dans un environnement à la fois cinématographique et chromatique. C’est aussi celui de La Lección respiratoria (2001), une vidéo de Doria Garcia dans laquelle on découvre une femme apprenant à une jeune enfant différents rythmes respiratoires, mais aussi de l’autoportrait photographique de Carlos Pazos, nous montrant l’image d’un homme perdu dans une rêverie solitaire et posant au coin d’un bar à Barcelone (Milonga, 1980). Enfin, il y a le tableau de Gerhard Richter qui, plus que toute autre œuvre, joue un rôle de « déclencheur », laissant bientôt apparaître le thème central du récit (et de l’exposition) d’Enrique Vila-Matas : l’envers.
L’« envers », le « revers », le « verso » ou encore le « négatif » sont autant de termes que Vila-Matas convoque dans son essai dont le point de départ est le portrait de Richter. Cette femme vue de dos offre d’abord à l’écrivain la possibilité de faire émerger des images de son passé. Il se souvient alors de ce moment où, adolescent, il avait assisté à un concert de Miles Davis qui, comme s’il voulait se cacher du public, avait joué en tournant le dos à l’assemblée. Ce n’est pas la première fois que l’écrivain évoque cet épisode de sa jeunesse. Déjà, dans Explorateurs de l’abîme, il se souvenait de cette prestation de Davis qui, racontait-il, allait avoir une influence décisive sur son deuxième livre, La lecture assassine, un court roman écrit dans l’intention de tourner le dos au public en assassinant le lecteur. « J’ai toujours recherché l’envers des choses » (2019: 23 [notre traduction]), écrit Vila-Matas. L’auteur n’a eu de cesse, en effet, et depuis ses débuts, de s’intéresser à l’envers du décor, à l’art du négatif, au contraire de l’évidence et de la pratique sociale. La disparition, le silence, le renoncement à l’écriture, l’impossibilité de créer, l’inactivité, l’inachèvement, l’échec se trouvent au cœur de la production et des obsessions littéraires de l’écrivain qui, toujours, cherche à saisir la face obscure des choses, tant dans ses propres romans que dans l’œuvre des écrivains et des artistes qu’il admire. C’est, à n’en pas douter, cette capacité à traduire la « face B » du monde qui relie les six artistes présentés dans le Cabinet d’amateur. Alors que l’œuvre de Richter apparaît à Vila-Matas comme « le négatif ou le verso de la photographie générale du monde » (Bawin et Vila-Matas, 2021), l’autoportrait de Carlos Pazos trahit, toujours selon l’écrivain catalan, la mélancolie d’un artiste qui, comme le personnage de Bartleby de Melville — et comme lui-même, note-t-il —, a toujours recherché la face inverse de son art et a toujours préféré ne pas5 (Vila-Matas, 2019: 32). C’est un même sentiment d’inversion des choses que l’écrivain met en évidence lorsqu’il compare la vue microscopique d’une parcelle de terre de la peinture Une poignée de terre (1989) de Miquel Braceló à la vue aérienne de la ville de Thèbes (Theben, West, 1993) du photographe Andreas Gursky, deux œuvres mises en correspondance dans l’exposition.
De la même manière qu’il accumule dans ce roman oblique une pluralité de réflexions sur le thème de l’envers et du négatif, nous donnant à lire un texte hybride et dépourvu d’intrigue franche et assumée, Enrique Vila-Matas superpose dans son exposition des œuvres que seule la logique de ses associations personnelles vient dicter. Conscient du paysage a priori hétérogène et indéterminé de son exposition, l’écrivain procède, à la fin de son récit, à une comparaison à tout le moins singulière, mais éclairante. S’appuyant sur l’exemple de la bibliothèque de Seattle conçue par l’architecte néerlandais Rem Koolhaas, il écrit :
[J]’ai réalisé, aussi, que si l’on regardait de près la bibliothèque de Seattle, on pourrait voir ce qui semble présager de la structure étrange et complexe des romans du futur, parce que cet étonnant bâtiment a été élevé sur la base de formes imprécises, déconnectées, peu concluantes et sans la moindre harmonie, sans aucune logique visuelle… J’ai alors décidé que l’exposition que j’élaborais aurait la même structure. Parce que comme la bibliothèque de Seattle, mon Cabinet serait couvert par diverses strates d’apparitions fantomatiques prenant la forme d’anciens occupants, de projets avortés et de fantasmes populaires transformés en une absence d’élégance ou de tout autre concept frustrant issu du monde de l’art, de l’architecture, des mathématiques ou de la littérature. (2019: 34 [notre traduction])
En se référant à une œuvre architecturale aussi inclassable et indéfinissable que celle de Rem Koolhaas, l’écrivain suggère encore une fois le caractère volontairement imprécis et paradoxal de son exposition. On perçoit aussi, à travers cette comparaison, que le désir de Vila-Matas est de s’affranchir, comme il le fait dans ses romans, de la tyrannie des conventions, laissant au visiteur l’espace libre dans la sphère de l’imaginaire, dans le champ des possibles (Maziarczyk, 2011). À charge pour le visiteur, finalement, de s’investir ou non dans la découverte des différentes « strates » de l’exposition.
La liberté d’un auteur (d’exposition)
Au terme de cette analyse, on perçoit combien le Cabinet d’amateur d’Enrique Vila-Matas est un projet éminemment personnel, répondant, plus que toute autre exposition confiée à un écrivain, au principe libertaire que suppose la carte blanche. Les responsables du projet ont en effet laissé l’auteur concevoir une exposition d’art contemporain sans lui imposer de construire des jeux de relations manifestes entre les œuvres exposées ou d’échafauder une thématique permettant de saisir d’emblée la sélection dans son ensemble. Pour procéder à l’élaboration, ne serait-ce que mentale de la biographie littéraire d’Enrique Vila-Matas, le visiteur devait par ailleurs être un familier de l’œuvre de ce grand nom de la littérature contemporaine et, pour mettre en lien les œuvres exposées aux associations personnelles de l’écrivain, il était invité à lire les vingt-cinq courts chapitres publiés dans le livret de l’exposition. Néanmoins, cette invitation à relier le visible (l’exposition) au lisible (le roman oblique) n’est peut-être pas allée de soi pour l’ensemble des visiteurs. On en veut pour preuve la critique sévère formulée par un journaliste du Guardian, critique à laquelle fait d’ailleurs allusion Vila-Matas dans l’entretien que nous avons eu avec lui (Bawin et Vila-Matas, 2021).
Dès l’ouverture de l’exposition, soit le 17 janvier 2019, paraît dans The Guardian un court article dans lequel le critique d’art Jonathan Jones, après avoir comparé le cycle d’expositions à un « tapas bar of contemporary galleries », décrit celle de l’écrivain en ces termes : « the choice of art he has made is so restricted and unambitious that no overall sensibility comes through, no collective meaning » (Jones, 2019). Signaler ici un tel point de vue peut paraître anecdotique, mais dans la mesure où Vila-Matas y fait lui-même référence — considérant que Jonathan Jones « n’a rien compris, peut-être parce qu’il n’a même pas pris la peine de lire “Una novela oblicua” » (Bawin et Vila-Matas, 2021) —, on peut admettre que ce jugement acerbe, pour ne pas dire désobligeant, permet de mettre en lumière, une fois encore mais d’une autre manière, la place particulière qu’occupe ce projet parmi les expositions d’écrivains. Au contraire de Jean-Philippe Toussaint ou de Michel Houellebecq qui, dans les expositions dont ils ont été les commissaires6, ont donné la priorité au visuel avec une sélection importante d’œuvres d’art, Vila-Matas a préféré ne retenir que quelques pièces, à partir desquelles il a déroulé un récit prenant la forme d’une autobiographie littéraire. Son Cabinet d’amateur permet en cela de réévaluer la notion d’auteur d’exposition, car la dimension auctoriale du projet ne s’est pas tant manifestée par un geste curatorial « fort », mais par l’écriture d’un essai dont la trame fut déclenchée par les six œuvres retenues. On peut dès lors considérer que Vila-Matas a finalement utilisé l’exposition, non comme une fin en soi, mais comme un outil lui permettant de mener ce qu’il appelle « une expérience de littérature élargie » (2021). Ceci explique peut-être aussi pourquoi l’écrivain a rejeté avec autant d’aplomb le titre de « commissaire » et pourquoi il a annoncé ne pas souhaiter poursuivre le travail curatorial débuté à la Whitechapel. « Ce qui me plaît réellement en matière d’art est d’être assis devant mon ordinateur et d’écrire », déclare-t-il (2021). « Rester l’écrivain que je suis », voilà qui aurait pu être le titre de l’exposition d’Enrique Vila-Matas à la Whitechapel Gallery.
- 1. L’exposition fut présentée sous le titre “la Caixa” Collection of Contemporary Art Selected by Enrique Vila-Matas. Le catalogue parut, quant à lui, sous le titre Cabinet d’Amateur, an Oblique Novel. Enrique Vila-Matas. Works from “la Caixa” Collection of Contemporary Art (Yee et Bisbe, 2019).
- 2. L’exposition de Vila-Matas (17 janvier – 28 avril 2019) sera suivie de trois autres respectivement conçues par Maria Fusco (8 mai – 1er septembre 2019), Tom McCarthy (19 septembre 2019 – 5 janvier 2020) et Verónica Gerber Bicecci (14 janvier – 9 août 2020).
- 3. La figure de l’écrivain commissaire est au cœur d’une recherche menée conjointement avec David Martens et Sofiane Lagouhati et a été l’objet d’une journée d’étude en 2019 (« L’écrivain commissaire », Bruxelles, Bozar, 11 mai 2019).
- 4. Enrique Vila-Matas se réfère en effet régulièrement à l’œuvre et à la pensée de Marcel Duchamp, notamment dans son Abrégé d’histoire de la littérature portative, paru en espagnol en 1985 et publié chez Christian Bourgois en 1990.
- 5. « I would prefer not to » est une phrase prononcée par le héros de Herman Melville dans « Bartleby, the Scrivener. A Story of Wall Street », nouvelle publiée pour la première fois en 1853.
- 6. Nous faisons allusion ici à l’exposition de Jean-Philippe Toussaint au Musée du Louvre (Livre/Louvre, 2012) et à celle de Michel Houellebecq au Palais de Tokyo (Rester vivant, 2016).