Il n’existe pas à ma connaissance une histoire des fictions de la fin dans la littérature québécoise. Il serait évidemment impossible de mener à terme ce projet dans un texte court. Je m’arrêterai tout de même à ce phénomène, en en limitant l’analyse aux quinze dernières années pour l’essentiel, à partir du concept d’américanité1. Ce texte voudrait repenser les liens entre le Québec et les États-Unis dans la fiction récente à l’aune de l’imaginaire de la fin2.
Les rapports du Québec à son voisin immédiat n’ont jamais été simples, et ont même souvent été conflictuels, pour des raisons qui diffèrent au fil de l’histoire. Ce n’est pas le seul endroit, loin de là, où existent des tensions face aux États-Unis. Un pouvoir politique, qualifié abondamment d’impérialiste, les favorise. Cependant, la proximité géographique — et dès lors sociale, culturelle, psychologique aussi bien que politique — provoque des effets particuliers, de connivence et de crainte, d’admiration et de rejet.
Mon hypothèse repose sur l’idée que plus la place des États-Unis dans les textes devient importante sur le plan diégétique aussi bien que discursif et intertextuel — c’est particulièrement vrai depuis trente ou trente-cinq ans —, plus l’imaginaire de la fin s’impose. A contrario des mythes traditionnels qui leur sont associés (jeunesse, nouveauté, modernité, etc.), c’est un univers délétère que produisent les États-Unis. J’en donnerai quelques exemples cursifs, assez diversifiés pour former un spectre large de la manière dont s’énonce cette relation mortifère. On pourrait avancer qu’au vu de l’importance quantitative de la production québécoise actuelle, quelques romans ne justifient pas une hypothèse globale; mais outre le fait que je crois peu aux ronflantes hypothèses globalisantes, la tendance apparaît suffisamment forte pour qu’on s’y arrête. Ces exemples ne constituent qu’un échantillon d’un phénomène beaucoup plus large.
Si mon hypothèse repose sur un corpus de textes récents, je m’intéresserai en premier lieu à un ouvrage plus ancien, fondateur de ce que je présente ici. Il s’agit du Désert mauve (1987) de Nicole Brossard. Ce roman porte explicitement sur la traduction. Il s’ouvre sur un récit de quarante pages, « Le désert mauve », écrit par une certaine Laure Angstelle et publié aux États-Unis. Il raconte l’errance d’une adolescente qui habite un motel appartenant à sa mère. Fascinée par le désert du Sud-Ouest, elle roule en voiture le plus souvent possible. L’histoire se termine sur un assassinat. Des années plus tard, à Montréal, Maude Laures achète le livre qui la passionne et décide de le traduire. L’ouvrage se divise en trois parties : le récit intitulé « Le désert mauve »; les étapes du travail effectué sur ce dernier par Maude Laures (réflexions sur la traduction, descriptions et narrations courtes autour des personnages du roman, des objets symboliques qui le composent, etc.); le récit traduit sous le titre « Mauve, l’horizon ». Entièrement écrit en français, le livre propose la réécriture du même texte et donc une réinterprétation qui passe par de subtiles modifications. L’ensemble produit une brillante réflexion sur la lecture et l’écriture, ainsi que sur la traduction qui relève elle-même d’une sorte de réécriture. On a droit à un pont original qui prend la forme d’une mise en abyme : c’est à travers un texte que se noue le rapport entre Québec et États-Unis.
Le motif de la mort dépasse le seul événement que constitue un assassinat irrésolu dans les dernières pages. Le désert mauve m’intéresse aussi à cause de la figure singulière du personnage surnommé « l’homme long », qui oscille entre pure cérébralité (c’est un scientifique obsédé par ses travaux) et angoisse viscérale. On comprend qu’il est lié aux expériences nucléaires. Une lecture attentive montre qu’il a les traits du physicien Robert Oppenheimer, responsable du projet Manhattan qui conduira à la réalisation de la bombe nucléaire et aux bombardements d’Hiroshima et de Nagasaki. Le roman est hanté par la bombe et cette présence s’accentue entre la version de Laure Angstelle et celle de Maude Laures. De l’original publié aux États-Unis à sa version montréalaise des années plus tard, apparaît une angoisse plus forte, comme si se traduisait une évolution idéologique liée à une connaissance plus importante des effets du nucléaire et de la course aux armements. Le meurtre absurde, inutile, incompréhensible d’une femme au milieu d’une foule à la fin (alors que l’homme long domine la scène) apparaît en ce sens comme une métonymie de la disparition de 140 000 personnes à Hiroshima et Nagasaki3.
Le désert mauve met en place de nombreux éléments aujourd’hui fréquents dans le roman : le lien culturel fort avec les États-Unis passe par des textes et une intertextualité riche; l’inscription dans l’histoire et le discours états-uniens est prégnante; la mort se situe au centre de la narration et n’est pas qu’individuelle, mais participe plus largement d’un imaginaire de la fin. Quant au désert, s’il est parfois métaphorique, il occupe néanmoins une place importante — j’y reviendrai. À partir de cet exemple qui déploie bien les motifs qui m’intéressent, j’aborde maintenant des œuvres plus récentes qui les reprennent à leur manière.
Projection d’une destruction de masse. L’impact des États-Unis
Tarmac (2009) de Nicolas Dickner concerne aussi la bombe nucléaire. L’exergue (« The future ain’t what it used to be ») est attribué à Yogi Berra, iconique receveur des Yankees de New York, célèbre également pour ses aphorismes tautologiques ou absurdes, involontairement drôles. Cela donne le ton à un texte où les événements cocasses ne manquent pas. L’exergue fait aussi écho à l’incipit qui situe le lecteur sur un terrain de baseball. Le narrateur le traverse pour aller s’asseoir dans les gradins à côté d’une fille qu’il n’a jamais vue et qui arbore une casquette des Mets — équipe dont Yogi Berra a été gérant. Elle se nomme Hope Randall et provient d’une lignée familiale singulière : chacun de ses membres, à la puberté, « se voyait surnaturellement instruit des moindres détails de la fin du monde — sa date, son heure et sa nature. […] [L]es Randall syntonisaient l’apocalypse en trois dimensions. » (Dickner, 2009: 19) S’adressant pour la première fois au narrateur, avant même de le saluer, Hope déclare : « La nuit dernière, j’ai rêvé de la bombe d’Hiroshima. » (12) Les premières pages inscrivent ainsi la narration entre le baseball (le plus célèbre passe-temps américain), l’imaginaire de la fin et la bombe conçue à Los Alamos. Situé chronologiquement entre 1989 (juste avant la chute du mur de Berlin) et 2001 (juste avant la destruction des tours du World Trade Center), et géographiquement entre les États-Unis, le Japon et… Rivière-du-Loup, le roman est traversé par les événements politiques : on suit, par exemple, les péripéties de la guerre en Irak. Cependant, c’est surtout par l’évocation d’événements traumatiques anciens, comme les bombardements d’Hiroshima et de Tokyo (ce dernier d’une grande envergure mais reposant sur un arsenal « traditionnel »), que l’histoire politique fait retour et se superpose aux discours sur la fin du monde. Les États-Unis sont toujours au cœur de la destruction. Quand le terrain de baseball de Rivière-du-Loup et les installations qui le jouxtent sont détruits par le feu, le narrateur s’éloigne du foyer d’incendie et déclare : « Lorsque j’arrivai à la maison, il neigeait des flocons de suie sur le quartier. » (216) Situés immédiatement après une scène qui raconte les bombardements américains sur le Japon, ces « flocons de suie » évoquent la pluie noire qui s’abattit sur Hiroshima le 6 août 19454.
Hope Randall suit les traces de l’auteur d’un livre qui a prédit la fin du monde le même jour qu’elle, soit le 17 juillet 2001. Elle se rend pour cela à New York puis à Seattle, avant de découvrir que le nom banal de cet Américain est en réalité le pseudonyme d’un Japonais, ce qui la conduit jusqu’à Tokyo. Des États-Unis au Japon, à travers une obsession pour l’apocalypse, Hope Randall est sans cesse ramenée aux bombardements de 1945. La présence de Rivière-du-Loup paraît de peu de poids à côté des autres villes où s’ancre le roman. Pourtant, dans une perspective québécoise, la petite municipalité du Bas-Saint-Laurent devient le lieu d’où se pense l’imaginaire de la fin, largement indexée aux souvenirs d’une bombe d’abord américaine.
L’intérêt de Tarmac dans la perspective adoptée ici tient aussi à ce que cette fiction qui relève l’importance de la présence américaine sur le plan social et historique se double d’un rapport intertextuel. Le roman de Dickner rappelle un des plus célèbres livres de Kurt Vonnegut, Cat’s Cradle (1963) : même intérêt pour les sciences, même fixation sur une famille cinglée, même fragmentation compulsive (97 fragments en 269 pages contre 127 fragments en 287 pages pour Tarmac, portant tous des titres absurdes ou comiques), surtout même obsession pour la bombe nucléaire et l’imaginaire de la fin. L’avenir ne se pense que d’un point de vue apocalyptique. Vonnegut a publié son ouvrage peu après la crise des missiles à Cuba, celui de Dickner paraît quelques années après les événements du 11 septembre, deux épisodes politiquement traumatisants. La filiation s’établit naturellement avec un écrivain américain spécialiste des désastres.
Brouillage territorial et langagier entre le Québec et les États-Unis
Le récent roman de Catherine Leroux, L’avenir (2020), étonne par l’effet d’étrangeté qu’il provoque au fil des pages. Gloria part pour Détroit où sa fille qu’elle n’a pas vue depuis longtemps a été assassinée. Elle s’y rend pour retrouver ses deux petites-filles, deux jeunes adolescentes qui ont disparu. Le lecteur découvre une ville marquée par la dégradation des habitations ainsi que par la violence. D’ailleurs, dès l’arrivée de Gloria, le père de sa voisine, laquelle deviendra une amie et une alliée, est tué, frappé par un véhicule devant chez lui. Le texte s’ouvre sur cet événement : « Dix jours après l’arrivée de Gloria, le voisin est tué en pleine rue. » (Leroux, 2020: 13) Le roman raconte pour une bonne part une histoire de corps détruits : des corps émaciés, décharnés, morts; des corps malades, affaiblis, comme s’il s’agissait de montrer des morts en sursis, des êtres en déliquescence. L’avenir présente une communauté qui tente de se souder malgré les violences et la désolation, dans un univers social fragilisé où en plus le pouvoir (militaire, policier) prend ses aises. On a là une image de Détroit qui correspond, même si on y verra une forme d’hyperbolisation, à l’affaissement social associé à cette ville.
Mais, découvre-t-on progressivement, L’avenir présente en même temps un Détroit imaginaire. Le lieu porte en réalité le nom de Fort Détroit. Cette appellation évoque la naissance de la ville, fondée en 1701 à l’époque de la Nouvelle-France, par Antoine Lamothe-Cadillac. L’avenir relève de l’uchronie. À première vue, la prose donne l’impression d’une langue parlée américaine qui aurait été traduite en français du Québec. Pourtant, on découvre peu à peu un espace qui n’a à voir qu’en partie avec la ville du Michigan. Celle-ci se superpose à un territoire où l’histoire francophone n’aurait jamais cessé d’exister et où certains se rappelleraient, non sans nostalgie, les efforts pour conserver une culture francophone dans la région.
L’uchronie romanesque est […] un récit qui présuppose — et non expose — une déviation de l’Histoire; celle-ci est tenue pour acquise (avec ce que cela peut avoir de déconcertant pour le lecteur); […] l’altérité du monde fictif n’apparaît que progressivement, non pas à travers un exposé explicite détaillé, mais à la faveur de détails disposés ça et là […]. (Saint-Gelais, 1999: 47)
Voilà bien ce qui étonne : le lecteur n’est pas soudain frappé par un élément inattendu qui vient modifier sa compréhension du monde dans lequel l’autrice le plonge. C’est peu à peu que le pays de Washington ne correspond plus à ce qu’on attend de lui. Dans cet environnement dévasté, se produit un curieux cas d’impérialisme inversé : les États-Unis n’ont su prendre pleinement possession d’un territoire qui leur échappe en partie, sans qu’on sache exactement de quelle façon et au profit de qui, sinon d’une communauté qui résiste au traditionnel melting pot. Ainsi, sur fond de violence propre aux États-Unis et dont Détroit devient le modèle, L’avenir propose dans le même temps la mise en scène d’une histoire de survivance culturelle qui crée un véritable pont entre un passé français et un présent américain qui s’imbriquent dans le même espace-temps mortifère.
Technologie et réseaux sociaux
L’imaginaire de la fin se déploie dans une perspective globale, entre catastrophe nucléaire et réchauffement climatique, en passant par des pandémies dévastatrices. À l’ère des réseaux sociaux — et à travers ceux-ci — comment ce sujet se (re)pense-t-il? Si le numérique s’étend depuis longtemps à l’échelle planétaire, il est né aux États-Unis et la fiction le rappelle souvent quand il s’agit de mettre en scène des catastrophes. C’est le cas dans Vos voix ne nous atteindront plus (2019) de Julien Guy-Béland. Les premières lignes associent explicitement mort et États-Unis : « À Washington (D. C.), un gars est entré dans une pizzeria armé d’un M-16. C’est ce qu’un fumeur rapporte. Ici, devant un bar dans Hochelaga-Maisonneuve. » (11) Le fait divers se déroule aux États-Unis, en son cœur puisqu’il s’agit de la capitale. Racontée depuis un quartier populaire de Montréal, cette histoire a l’air surréaliste : au Québec, un individu n’approche pas une pizzeria avec un fusil d’assaut à cause « d’une rumeur au sujet de la pizzeria [qui] le mettait tellement en crisse qu’il avait tenu à se rendre sur place pour investiguer. » (11) L’incipit annonce pourtant l’extrême violence, à la limite parfois du gore, qui traverse le roman.
La narratrice se fait voler son nom, qu’elle trouve « ridiculement unique » (« Jeandeleine ») par une hackeuse notoire. À partir de ce moment, on les confond sans cesse. Ce vol d’identité est le déclencheur d’une violence sans fin qui pousse la narratrice à fuir Montréal pour Los Angeles. Cette fureur la concerne au premier chef mais devient métonymique d’un monde sans repère, où la technologie redéfinit tous les rapports. Sur place, elle sera traquée par un réseau complotiste persuadé que le monde est gouverné par des cyborgs et des reptiliens. On se méprend encore sur son identité et, croyant qu’elle est la hackeuse, les complotistes l’enlèvent pour qu’elle révèle ses secrets. Convaincus qu’elle est en réalité une cyborg, ils lui ouvrent le ventre, à la recherche d’informations cryptées, un disque dur, croient-ils; il s’agit pourtant d’un être humain et elle meurt au bout de son sang.
Le roman se situe d’emblée dans l’orbe de ce qu’on a appelé la littérature paranoïaque aux États-Unis, dont William Burroughs et Thomas Pynchon seraient les plus anciennes références5. Dans ces récits, le pouvoir se trouve partout et nulle part, l’univers technologique lui permettant de se déployer aussi bien dans la virtualité que dans la réalité; une écriture labyrinthique rend ce pouvoir difficile à cerner. Vos voix ne nous atteindront plus exprime ce phénomène de différentes manières : par une narration extrêmement fragmentée; par la voix d’une narratrice qui parle d’elle à la première personne du pluriel, au point où on se demande si elle n’est pas à la fois la femme qu’elle dit être et la hackeuse qu’elle accuse de vol d’identité; par un univers habité par des conspirationnistes dont on entend parler plus qu’on ne les voit; enfin, par une langue étonnante. Étonnante, d’abord en ce qu’elle est traversée par des termes (généralement en anglais) associés au monde informatique et aux réseaux sociaux, comme si l’univers virtuel était la meilleure manière d’exprimer la réalité du monde. Ensuite, parce qu’elle recourt à un français très québécois, marqué par de nombreuses expressions anglicisées, et que plusieurs passages sont écrits directement en anglais sans italiques, comme s’il s’agissait d’insister sur le fait que les mondes américain et québécois sont identiques, fusionnant les territoires aussi bien que les langues.
Les premières lignes qui annonçaient une potentielle tuerie à l’aide d’un M-16 s’avèrent finalement banales. Elles conduisent à un récit marqué par un réseau de complotistes américains qui va jusqu’à tuer un humain qu’il croit être une création artificielle particulièrement perfectionnée. On ne saurait mieux dire que la réalité apparaît de moins en moins tangible. La prégnance de la violence fait de celle-ci le fondement même d’un monde américain frappé par la désorientation.
Mort américaine et territoire mental
Bien loin d’un univers technologique et réseautique, les deux fictions de Julie Mazzieri, Le discours sur la tombe de l’idiot (2009) et La Bosco (2017), s’ancrent plutôt dans un monde rural, autour du village de Chester. Je m’arrêterai sur le deuxième titre, qui reprend le nom d’une femme qu’on retrouve dans un cercueil dès les premières lignes : « Malgré toute la pompe déployée, Suzanne Bosco n’avait pas l’air de reposer en paix. Ni le fard ni la coiffure, ni même les capitons, les festons et la dorure ne parvenaient à faire illusion : sertie dans son terrible écrin, la mère avait gardé sa tête de folle à lier. » (Mazzieri, 2017: 5) On comprend que la mort n’apporte pas la paix et ne saura dénouer les tensions d’une famille suffoquée par la haine et le délire aussi bien que par l’obsession de l’argent.
Le mari de la défunte engage un chauffeur pour se rendre au village de Chester, lieu de naissance de Suzanne Bosco, où on l’enterrera. La voiture s’enfonce dans une campagne lugubre, qui a des airs de fin du monde. Arrivé au village, Bosco ordonne au chauffeur de reprendre tout de suite la route. Il abandonne le cadavre et fuit avec ses enfants, suivi d’une partie de la famille. Le père déserte le cimetière pour des raisons prosaïques : il ne veut pas s’acquitter des obsèques et craint qu’on lui demande immédiatement de sortir son chéquier. Fanfaron qui lance des discours à la cantonade, sûr de son fait, le père Bosco n’a jamais d’argent parce qu’il dépense sans arrêt de manière idiote, répète qu’on le vole alors qu’il est lui-même un voleur minable — jusqu’à dérober les boucles d’oreille de sa femme dans son cercueil pour les vendre. L’homme dont l’attitude est un mélange d’arrogance et de lâcheté fera stopper le chauffeur à l’auberge Grand Union. Il invite la famille à un banquet dissolu et catastrophique. La fête grotesque et mémorable se termine sur une impression d’effondrement et de dégénérescence. Lors d’une analepse, la mère prend la parole et, ironiquement, donne l’impression d’une puissance dont ne jouit aucun autre membre de la famille dans le roman, alors même que toute la narration s’organise autour de sa mort.
Dans ce roman qui se déroule dans une région agricole du Québec, l’américanité s’exprime de manière exceptionnelle par un rapport intertextuel qui rappelle le sud des États-Unis et surtout William Faulkner. La récurrence de Chester (un village portant un nom anglais, soulignons-le) évoque le comté imaginaire de Yoknapatawpha chez Faulkner. Le lieu demeure énigmatique et ne se rattache jamais à la ruralité québécoise associée au roman de la terre. Les paysages naturels dévastés renvoient à des espaces, omniprésents chez l’écrivain américain, où les repères ont disparu. On se situe dans un nowhere distinctif de la littérature des États-Unis, et du Sud en particulier (Pétillon, 1979). Les personnages frustes de Mazzieri se retrouvent aussi dans l’œuvre de Faulkner chez qui les figures paternelles ne paraissent pas plus positives. La manière d’être du père Bosco fait revivre aussi bien le colérique braillard qu’est Jason dans The Sound and the Fury (1929) que les petits filous sans envergure que sont les Snopes dans la trilogie qui clôt l’œuvre (The Hamlet [1940], The Town [1957], The Mansion [1959]). Le transport d’un cadavre ranime le souvenir de As I Lay Dying (1930) dans lequel la morte, Addie Bundren, prend la parole lors d’un chapitre, comme Suzanne Bosco.
Au-delà de signes facilement repérables, La Bosco de Julie Mazzieri, tout comme Le discours sur la tombe de l’idiot, présente un monde défait, détruit, où la mort s’avère omniprésente. Un imaginaire de la perte, un monde auquel on ne parvient plus à se raccrocher et qui, chez Faulkner, exprime un passé douloureux, disparu et parfois idéalisé, celui du vieux Sud d’avant la défaite. Pourtant, malgré cet intertexte fort — ou à cause de celui-ci —, Julie Mazzieri offre une œuvre profondément originale dans le contexte québécois. Ce n’est pas par rapport au passé que se vit une coupure, mais par rapport à un présent flou : la société apparaît douloureusement analphabète face à un monde qui lui échappe.
L’américanité et le roman de la route
Le roman de la route est un classique de la littérature des États-Unis, au moins depuis On the Road de Jack Kerouac en 1957. Plus largement, il s’inscrit dans un rêve des grands espaces constitutif de la fiction américaine, qu’on peut faire remonter à James Fenimore Cooper et Walt Whitman. Dans ce cas, l’imaginaire américain est d’abord territorial. Il existe une tradition du roman de la route au Québec et Volkswagen Blues (1984) de Jacques Poulin, souvent commenté, est l’arbre qui cache la forêt. Mais aucun de ces titres ne s’inscrit davantage dans un imaginaire de la fin que Le fil des kilomètres de Christian Guay-Poliquin (2013). Un mécanicien qui travaille « dans l’Ouest », « à l’autre bout du continent » sans plus de précision, mène une vie morne. Un jour, il reçoit un appel téléphonique de son père, qu’il n’a pas vu depuis dix ans. Au bout du fil, le vieil homme paraît confus, paranoïaque, au bord de la démence. Au même moment se déclenche une gigantesque panne d’électricité. Le temps passe et rien n’annonce le rétablissement du courant. Le narrateur décide alors, sur un coup de tête, de tout plaquer et de prendre sa voiture pour revoir son père de l’autre côté du continent. Chaque bref chapitre porte un titre qui correspond au nombre de kilomètres parcourus, de « km 0 » à « km 4736 ». En route, il fera monter une femme qui fait du stop puis, un peu malgré lui, un homme très volubile qui ne cesse de raconter des histoires dont on saisit plus ou moins bien la portée allégorique. Alors que la route défile, il devient évident que la panne couvre l’ensemble du territoire continental.
Dès le départ, cette panne marque une fin, un terme, une rupture. Le roman s’ouvre sur un empêchement : le mécanicien ne peut plus travailler. Paradoxalement, cette impossibilité de remplir son rôle met la mécanique narrative en branle. Sa voiture est un vieux modèle, il doit souvent vérifier l’état du moteur et de différentes pièces pour qu’elle puisse redémarrer. En ce sens, le mécanicien-narrateur joue un rôle métatextuel : il fait corps avec sa voiture et a besoin qu’elle fonctionne pour que l’histoire puisse se raconter. Sans le défilement de la route, l’histoire ne tient plus.
Les lieux au long du trajet ne sont jamais identifiés; on peut cependant imaginer un parcours qui conduit de l’Ouest américain vers le nord du Québec6. Dans la mesure où le chauffeur ne traverse qu’une seule frontière, vers la fin du périple, la transposition a du sens. La référence aux « grandes villes de la côte est » (Guay-Poliquin, 2013: 26), aux vacances dans le sud (29), aux souvenirs du nord et de conifères qui correspondent au lieu où il se dirige (39), des expressions connotées comme « la conquête de l’Ouest », le rappel du mythe des grands espaces, sont autant d’éléments qui permettent de poser l’hypothèse d’un tel parcours géographique. De plus, la dernière ville traversée, si la narration n’en présente que l’ossature, pourrait être Montréal : il est question de gratte-ciel, d’un port et d’un fleuve qu’on longe en voiture avant de remonter vers le nord.
Le continent a un aspect fantomatique, lié à cette panne dont personne ne connaît la cause et qui alimente des rumeurs de complots et de terreurs dans les villes. Il en résulte un climat anxiogène, accentué par une foule de formules mortifères : « c’est déjà la fin qui commence » (43); « Trente ans et des poussières et déjà sans espérance de vie » (49); « tout pourrait s’arrêter ici, maintenant » (68); « cette fatigue au volant qui flirte avec la mort » (73); « cette ville livrée à ses fantômes » (187), etc. Le roman est tendu entre un fil (des kilomètres7, du téléphone, de la filiation, « le fil de la vie » [58]) et la coupure de celui-ci : disparition du passé, des repères, de la conscience. Le neurologue Oliver Sacks écrivait qu’un individu normal sur le plan neurologique est celui qui est capable de raconter sa propre histoire (1988 [1985]). Nous passons notre vie à nous raccrocher à ce fil. Dans Le fil des kilomètres, le narrateur déclare : « je ne crois plus aux histoires » (Guay-Poliquin, 2013: 40), ce qui est bien le comble de ce qu’on peut lire dans un roman. Ainsi, Guay-Poliquin offre le portrait d’un continent à la dérive où l’Amérique devient le symptôme d’une détresse civilisationnelle qui conduit vers le nord du Québec (mais sans références précises) pour d’ailleurs aboutir en conclusion à une catastrophe. Ce qui pouvait laisser espérer le retour à un chez-soi ne mène qu’à un désastre de plus.
Une Amérique toxique?
Les textes qui ont appuyé mon hypothèse proviennent d’horizons divers et disent tous quelque chose de la fin de l’Amérique. D’autres titres pourraient servir la démonstration, en plus de ceux qui traitent de la mort dans un contexte états-unien sans faire pour autant le pont avec le Québec. Pensons par exemple au livre de Catherine Mavrikakis, Les derniers jours de Smokey Nelson (2011), qui porte sur la peine de mort aux États-Unis.
Je notais en début de lecture l’importance historique du Désert mauve pour mon propos. Il faut revenir sur ce motif du désert, métaphore traditionnelle de la fin du monde — et qui se manifeste de deux façons chez Brossard, par le parcours en voiture dans les espaces désertiques du Sud-Ouest (rappelant le roman de la route) et par l’omniprésence de la bombe nucléaire qui fait table rase. Ce motif revient dans plusieurs romans, comme si l’Amérique imaginée par les auteurs et autrices était dépeuplée, abandonnée à elle-même. L’échappée au désert, c’est la menace pressante de lieux inhabités ou inhabitables. Reste à comprendre ce qui explique ce catastrophisme au cours des dernières décennies.
Il n’existe sans doute pas d’explication unique, plutôt un faisceau d’événements. Parmi ceux-ci, notons au premier chef les événements du 11 septembre. Je n’ai pas mentionné les nombreuses fictions au Québec qui couvrent cet épisode et qui mériteraient une étude en soi8. Les ouvrages analysés sont tous postérieurs à la chute des tours. Symboliquement, cela représentait l’effondrement d’un pouvoir américain jamais remis en question et qui s’était toujours senti invincible sur son territoire. Si Tarmac se termine moins de trois mois avant le 11 septembre 2001, il a été écrit plus tard et les propos d’un personnage semblent s’y référer. Il explique que les réalisateurs américains sont incapables de présenter une véritable destruction de New York : « Et ça tu vois, c’est parce que les Américains n’ont jamais été attaqués sur leur propre territoire. New York n’a jamais été bombardée ni passée au napalm. Ils n’ont pas d’expérience concrète, architecturale, de la destruction. » (Dickner, 2009: 145) Cette impression d’invincibilité disparaît le 11 septembre9, en même temps qu’une certaine innocence de notre part. Car après cet événement, en pleine crise de paranoïa et de traque des terroristes, les Québécois devenaient des étrangers comme les autres. Habitués de traverser allègrement la frontière comme si nous étions chez nous, nous découvrions notre réel statut. Le territoire devenait moins sûr, il n’allait plus de soi. La guerre d’Irak qui suivit apparut rapidement (et, pourrait-on dire, de plus en plus avec le recul) comme une catastrophe géopolitique à laquelle le Canada refusa de participer, clivant encore plus les deux pays. La crise économique de 2008 montra un géant aux pieds d’argile. Les États-Unis apparaissaient comme une « Amérique étrangère », pour reprendre le titre d’un poème célèbre de Michel Van Schendel (1958), qu’on croyait bien connaître.
Soudain, par une sorte d’anamorphose, le pays se distord, la violence devient endémique et sans inhibition. La multiplication des meurtres de masse par les armes à feu — on se souvient de la déclaration de Barack Obama, en colère, en 2015 : « Somehow, this has become routine. » —, le racisme éhonté, la contribution sans complexes au réchauffement climatique, tout cela fait du pays voisin un désastre qui ne parvient plus à faire rêver, pour paraphraser la célèbre formule de l’American Dream. Et pourtant, malgré tout, le Québec n’échappe pas à la réalité américaine, il en fait partie, pour le meilleur et pour le pire. Le paradoxe tient à ce qu’on n’a jamais aussi bien connu les États-Unis et sa culture, alors même qu’on la sent de plus en plus différente, lointaine en apparence, inaccessible. N’est-ce pas ce que les Américains sentent parfois eux-mêmes? Lors de la sortie du film Easy Rider en 1969, tellement à l’image de cette décennie qui se terminait, on pouvait lire sur de grands placards publicitaires : « Un homme partit à la recherche de l’Amérique et ne la trouva nulle part. » (Pétillon, 1979: 31)
Si le rêve n’aimante plus, la fascination reste intacte, et peut-être bien parce qu’on se souvient que la critique de ce rêve, la dénonciation du « cauchemar climatisé », pour reprendre le titre d’un livre d’Henry Miller (The Air-Conditioned Nightmare, 1945), est souvent venue de l’intérieur. Ce pays a malgré tout, comme nul autre, un formidable potentiel autocritique. En 1906 déjà, Upton Sinclair publiait avec le roman The Jungle une des plus corrosives critiques du rêve américain, ouvrage qui devint un best-seller mondial — y compris aux États-Unis. Alors l’imaginaire québécois suit le cauchemar de près, s’y frotte parce qu’il le connaît de mieux en mieux. Il s’agirait moins d’un simple rejet (ou d’une admiration béate), comme on a pu le voir dans le passé, que d’une critique qui relève d’une connaissance, parfois fine, accompagnant un discours québécois beaucoup plus enclin depuis une trentaine d’années (dans les sciences humaines en général, notamment) à s’intéresser aux États-Unis. En 1990, Benoît Melançon pouvait écrire que « l’Amérique n’est que rarement un texte [dans la littérature québécoise], plus souvent elle est un territoire. » (71) Mais depuis, cette Amérique états-unienne est également devenue, chez les écrivains et les écrivaines du Québec, un texte qui se tisse au territoire, dans des œuvres qui connaissent aussi de plus en plus la trame de cette littérature. Et cela se manifeste souvent par des désastres. Mais qui connaît la littérature des États-Unis sait que là comme ailleurs, ce qui s’écrit de plus intéressant s’exprime rarement avec de bons sentiments.
- 1. Le concept d’américanité dans la culture québécoise, et sa littérature en particulier, a été traité de diverses façons au cours des trente dernières années, de même que les relations singulières qui unissent Québécois et Américains, c’est pourquoi je n’y reviens pas ici. On pourra se référer notamment aux ouvrages suivants : Andrès et Bouchard (2007), Bernd, Godet et Imbert (2019), Bouchard et Lamonde (1995), Chassay (1995), Nareau (2012), Morency (1994, 2012), Nepveu (1998) et Thériault (2002).
- 2. Le syntagme « imaginaire de la fin » est en soi très parlant. Il reste qu’il a été conceptualisé de différentes manières par la critique. Parmi les ouvrages classiques sur le sujet, notons Boia (1989), David, Lenoir et de Tonnac (1998) ou Kermode (1967). Au Québec, on consultera les ouvrages plus récents de Chassay (2008) et Gervais (2009).
- 3. Plus précisément, environ 80 000 à Hiroshima et 60 000 à Nagasaki. À ce nombre cependant, il faut ajouter 80 000 personnes qui vont mourir entre 1945 et 1965, essentiellement de cancers. Si le sujet est largement documenté, les personnes intéressées pourront lire en particulier le très beau reportage du romancier Kenzaburô Ôé, Notes de Hiroshima (1996 [1965]). Les reportages de Ôé, puis le livre qui en a été tiré, ont eu un immense succès au Japon.
- 4. Noire, car mêlée de cendres provenant des résidus calcinés par l’explosion. Pluie noire est aussi le titre d’un des plus célèbres romans japonais, celui de Masuji Ibuse, publié en 1970.
- 5. Pour une réflexion sur le sujet dans une perspective ne se limitant pas à la littérature, voir Jameson (2007).
- 6. Le parcours total compte 4736 kilomètres. Par curiosité, on notera que la distance Seattle-Montréal est évaluée à 4342 kilomètres. Comme on sait que le narrateur remonte vers le nord après la traversée de la frontière, c’est une équivalence possible.
- 7. Que le roman utilise des kilomètres plutôt que des milles est en soi le signe d’une appartenance à un monde américain qui ne peut être tout à fait celui des États-Unis.
- 8. Il en existe d’ailleurs au moins une, même si l’article s’arrête surtout à un texte en particulier. Voir Bélisle-Wolf (2021).
- 9. Les États-Unis ont connu une attaque auparavant, celle de Pearl Harbour le 7 décembre 1941, qui entraîna le pays dans la guerre. Elle a une importance symbolique certaine. Mais situé sur l’île d’Oahu, à l’ouest d’Honolulu, le site est loin des centres névralgiques américains et ne peut se comparer à un désastre en plein cœur de Manhattan. Les pertes à Pearl Harbour (humaines, matérielles) furent d’ailleurs beaucoup moins importantes.