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Novembre 2021

« Les vrais musées sont des endroits où le Temps devient Espace », déclare le héros-narrateur du Musée de l’Innocence d’Orhan Pamuk (2011 [2006]: 782). Dans le cadre du roman, cette affirmation renvoie à la volonté du personnage de commémorer une passion impossible, en exposant divers objets ordinaires ayant appartenu à la femme aimée dans un lieu spécifiquement conçu à cet effet. Elle annonce aussi un projet plus ambitieux de l’écrivain turc qui a ouvert à Istanbul, en 2012, une institution éponyme conçue pour accompagner son récit, mais pouvant être visitée indépendamment de sa lecture. Autant dans la collection imaginaire que l’exposition réelle, le roman fait office de « catalogue relatant en détail l’histoire de chacun des objets d[u] musée » (784). Se profile ainsi un brouillage entre fiction et réalité, de même qu’entre durée narrative et accumulation concrète.

Gauthier d’Ydewalle, Marguerite Duras, Moderato cantabile (2020)  
Composition photographique | 180 x 60 cm  

Ces tensions fécondes entre production textuelle et cadre muséal sont au cœur du dossier « Inspirations littéraires de l’exposition. D’une matrice curatoriale contemporaine » codirigé par Corentin Lahouste et David Martens. Les contributions prennent acte d’une série de tendances institutionnelles récentes, comme les hommages muséaux rendus à des poètes et romancier·ère·s, les expositions créées par des écrivain·e·s et les projets inspirés par une œuvre littéraire en particulier. Elles soulignent en outre, de manière plus générale, la montée en force de la figure du « commissaire-auteur », qui sélectionne et dispose les expôts selon sa propre vision et non selon une logique thématique ou historique, ce qui fait de la traversée du musée un exercice d’interprétation pouvant rappeler la lecture d’un texte. Dans tous les cas, ce qui est en jeu est une complémentarité dynamique entre un imaginaire désincarné et son actualisation matérielle. La série de contrepoints « Inclinations » ouvre à quelques exemples permettant de pousser plus loin encore la réflexion sur ce qu’implique une monstration de la littérature, une représentation des mots.

La signature visuelle du numéro est assurée par Gauthier d’Ydewalle, dont les détournements ludiques d’objets-livres pour illustrer métaphoriquement leur contenu apportent une variation porteuse sur les thèmes abordés. Le fait que les œuvres mises en scène appartiennent toutes au canon littéraire, lequel est, littéralement, offert au regard, renvoie également, à bien des égards, à l’esprit du dossier.

Captures a, depuis sa création, une approche interdisciplinaire qui repose entre autres sur les études littéraires et l’histoire de l’art. Le présent numéro permet de conjuguer, de manière emblématique, ces deux perspectives tout en ouvrant, comme le veut le mandat de la revue, à de nouvelles avenues dans l’étude de l’imaginaire. De tels croisements sont notamment permis par le caractère hybride de la publication, qui associe de manière signifiante éléments textuels et contenu visuel. Le processus d’édition est dès lors d’une importance capitale. Je remercie vivement l’équipe de la revue — Fanny Bieth, de même qu’Elaine Després et Ketzali Yulmuk-Bray — pour son investissement soutenu et la rigueur du travail accompli.

Sylvain David
Directeur

Pour citer

DAVID, Sylvain. 2021. « Éditorial », Captures, vol. 6, no 2 (novembre). En ligne : revuecaptures.org/node/5616/