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« Examinez la production littéraire de n’importe quel petit peuple qui n’a pas la puérilité de se forger un passé : l’abondance de poésie en est le trait le plus frappant », écrit Cioran dans La tentation d’exister (1995 [1956]: 855). Il ajoute : « La prose demande, pour se développer, une certaine rigueur, un état social différencié; et une tradition : elle est délibérée, construite » (855); elle « exige […] une langue cristallisée » (855). Ces propos, hautement incisifs, renvoient à la Roumanie natale de l’essayiste, qu’il ne cesse d’accabler dans ses textes. Leur teneur rappelle pourtant, non sans paradoxe, une part significative de la critique littéraire québécoise, tant passée que présente. On y observe un commun malaise issu d’une comparaison de la production locale au canon mondial (représenté, dans les deux cas, d’abord par la France) et, surtout, on y retrouve une même propension hégélo-lukácsienne à lier, dans une perspective englobante, le (non-)développement d’une forme littéraire à un état général de la société.

Viatour-Berthiaume, La mouche d’allumage (2012)  
Œuvre inspirée des textes de Fred Pellerin  
Bois, métal, corde, peinture acrylique | 12 x 18 x 18 cm  
Avec l’aimable autorisation des artistes  

Le dossier « Hypothèses critiques et littérature québécoise. Une mise à l’épreuve », codirigé par David Bélanger et Michel Biron, revient sur cette caractéristique récurrente de l’exégèse des œuvres de la Belle Province. Les textes qui le constituent portent, d’une part, sur l’importance de l’approche essayistique dans la tradition universitaire locale, ce qui suppose une certaine subjectivité et ouvre à diverses généralisations. Ils élaborent, d’autre part, sur l’étonnant constat de manque, de carence ou d’absence qui découle, de manière récurrente — et dès lors révélatrice —, d’une telle approche de la littérature québécoise. Cette perspective d’ensemble permet, suivant les auteur·e·s, des considérations d’ordre méthodologique sur la critique essayistique et ce qu’elle implique, de même que des réfutations ponctuelles, par le biais d’exemples méconnus, d’hypothèses majeures des études québécoises estimées trop totalisantes. Une fiction théorique de Kevin Lambert et la section de contrepoints « Traversées » complètent le tableau en laissant la parole à des écrivain·e·s.

La signature visuelle du numéro est assurée par le duo Viatour-Berthiaume, dont les illustrations ludiques, sous forme de sculptures colorées, d’œuvres importantes de la littérature québécoise rappelle la dimension populaire ou carnavalesque souvent imputée par la critique à cette production. Un article hors dossier de Sylvain Louet déplace la réflexion à la question de l’américanité (déjà abordée par certains textes du dossier), par une analyse du thème de la frontière ou du seuil symbolique dans le road movie de cavale états-unien.

À l’instar des bûcherons canoteurs de la chasse-galerie, tels que donnés à voir par Viatour-Berthiaume, l’équipe de Captures a, comme toujours, ramé ferme pour produire ce numéro sur l’imaginaire littéraire québécois, tout en luttant sans répit contre le démon des coquilles et des problèmes typographiques. Je remercie vivement Fanny Bieth, ainsi qu’Elaine Després et Sophie Guignard, pour tout le travail accompli.

Sylvain David
Directeur

Pour citer

DAVID, Sylvain. 2022. « Éditorial », Captures, vol. 7, no 1 (mai). En ligne : revuecaptures.org/node/6130/