L’ouvrage collectif Architectures de mémoire (2019), dirigé par Jean-Marie Dallet et Bertrand Gervais, est un projet pluridisciplinaire qui fait suite au colloque du même nom organisé par les deux chercheurs au Labex-Arts-H2H, à Paris, en novembre 2015. Quatorze de la trentaine de chercheur·e·s qui ont participé à cet événement proposent ici douze textes dont la clarté de contextualisation et d’analyse porte un essai collectif puissant, au croisement des sciences de l’information, des études littéraires et de l’histoire de l’art. Le titre, Architectures de mémoire, nous interpelle d’abord sur la dimension humaniste de cette entreprise scientifique. La mémoire en question est celle d’une société, d’une civilisation désormais numérique et connectée. Cette mémoire commune, une, ne se construit pas d’après un modèle unique, mais selon des architectures plurielles et hétérogènes.
Les contributions de ce livre s’accordent souvent, se complètent parfois, s’augmentent toujours. La considération du numérique, la critique d’une conception uniquement spatiale de la mémoire, le caractère vivant de celle-ci, ou encore le rôle des infrastructures dans sa constitution sont autant de points communs à l’ensemble des contributions, chacune les abordant d’une façon singulière. Architectures de mémoire est structuré en cinq sections, dont une introduction et un appendice qui constituent des outils de navigation. Les trois parties thématiques — « Éléments d’une architecture », « Visites guidées » et « L’occupation des sols » — donnent à voir un état de la réflexion contemporaine sur la façon dont notre mémoire se constitue à l’ère numérique. Comment sont stockées et organisées les diverses informations qui font mémoire? Ces textes explorent l’origine de cet agencement, c’est-à-dire la façon dont il a été conçu, et son usage, en prenant en compte les spécificités du numérique.
Perspective technique et épistémologique
Dans la première partie, « Éléments d’une architecture », Vincent Puig donne le coup d’envoi avec une proposition d’épistémologie des médias, effectuant une relecture des théoriciens du domaine, de Marshall McLuhan à Claude Shannon en passant par Michel Foucault, Alan Turing et Friedrich Kittler. L’ouvrage s’ouvre ainsi avec un apport théorique nécessaire au sujet des médias, complété par des études de cas pratiques, notamment sur les questions d’annotation. Les données numériques produisent des graphes, et ces représentations seraient un nouveau médium, les expressions contemporaines de notre mémoire. La dimension spatiale de cette dernière, sujet transversal de l’ouvrage, est l’objet d’une critique raisonnée qui en souligne l’importance. Larisa Dryansky puis George Legrady entament cette analyse en s’intéressant respectivement à la « spatialisation de la fonction mnésique » au cinéma et à l’articulation des dimensions spatiales et temporelles en photographie. Emmanuel Guez clôt cette première partie avec une étude sur les arts numériques et parvient, dans le prolongement des recherches sur les médias, à définir en creux le numérique en une suite de courts textes passionnants.
Perspective pratique et artistique
Les différents mécanismes mémoriels présentés dans la partie « Visites guidées » sont la production, l’exposition et le détournement d’œuvres visuelles. Dans la première contribution, Georges Didi-Huberman présente en détail ses projets d’exposition Atlas (2010-2011) et Nouvelles histoires de fantômes (2014), réalisé avec Arno Gisinger, et en profite pour s’interroger sur la reproductibilité des œuvres d’art et les théories de Walter Benjamin. La photographie n’est pas un outil de reproduction, considérée ainsi à sa création par des auteurs comme Charles Baudelaire, mais une productrice sans fin d’images. Celles-ci constituent notre mémoire. Frédéric Curien et Jean-Marie Dallet prolongent cette réflexion en prenant pour objet d’analyse l’agencement de photographies dans un contexte expositionnel. Il s’agit d’observer comment nous regardons ces images, puis d’interroger la construction de notre mémoire à travers cette spatialisation. Comment « délinéariser », pour reprendre le terme des auteurs, notre regard? La question du rapport aux œuvres, cette fois en s’intéressant aux images animées, est aussi abordée par Marie-Laure Cazin, qui présente un projet intitulé « cinéma émotif ». Comment pouvons-nous, grâce à nos émotions, agir sur ce que nous percevons? Ce projet rassemble des informations recueillies auprès de spectateurs et spectatrices lors de séances de cinéma : cette base de données, résultat de la rencontre de stimulus et de scénarios adaptatifs, est une architecture de mémoire. Cette deuxième partie s’achève avec la contribution de Patrick Nardin : Godzilla (1954) d’Ishirō Honda est l’occasion de démontrer comment un film peut être un moyen, pour la société, de construire collectivement la mémoire d’un événement traumatique. Patrick Nardin formule le constat suivant : plus on oublie et plus on se souvient.
Perspective pragmatique et dispositive
En ouverture de la dernière partie, « L’occupation des sols », Olivier Asselin revient sur la dimension spatiale et, plus spécifiquement, sur la (géo)localisation des fragments qui composent notre mémoire, afin de prendre la mesure de son inscription dans l’espace physique. Cette localisation des données, établie en véritables entrepôts, répond à une double fonction : commerciale, avec des entreprises comme Google qui développent des applications de cartographie dont le modèle économique est le placement publicitaire; et épistémologique. En effet, le lieu est « une charnière temporelle entre le présent et le passé », un élément constitutif majeur de nos architectures de mémoire. Quelle peut être la grandeur ou l’étendue de tels entrepôts de données? Marie Fraser propose quelques clés de compréhension en présentant et en analysant deux œuvres de l’artiste Nicolas Baier, explorations contemporaines de La bibliothèque de Babel (1941) de Jorge Luis Borges. De l’archive au monstre, il est nécessaire d’offrir une forme au stockage des données afin de ne pas être submergé. Nous pouvons appréhender ce monde numérique qui est le nôtre en usant de détournements, en créant des esthétiques numériques. Bertrand Gervais expose plusieurs d’entre elles, concentrées sur les requêtes des moteurs de recherche — principalement Google. Cette action de détournement est essentielle pour déchiffrer et comprendre les fonctionnements derrière ces interfaces dont l’opacité est motivée par des intérêts économiques. Il est aussi question d’algorithme et d’esthétique, de même que de temps dans le texte de Pierre J. Trichot. Ce dernier nous explique qu’il ne faut pas limiter notre appréhension du numérique — et notamment d’Internet et du Web — à une approche spatiale. Avec l’instant fécond, ce moment où l’information quantitative se transforme en information qualitative, nous devons conserver une part d’imprévisibilité, d’« inattendu », nous devons construire une « esthétique de l’accès aux informations », pour citer l’auteur.
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Cet ouvrage nous rappelle avec force et conviction que la mémoire est une construction, une construction dont les architectures varient selon les contextes extérieurs. Le numérique joue un rôle prépondérant dans la constitution de ces architectures, nous obligeant à nous interroger continuellement, mais aussi et surtout à imaginer et à créer des dispositifs critiques, artistiques et esthétiques. Ces dispositifs nous permettent d’avoir une compréhension de notre environnement et de garder la maîtrise des informations constituant notre mémoire. Nos architectures de mémoire sont autant des outils que des productions, ce sont des agencements complexes que nous pouvons comprendre grâce à des démarches analytiques et esthétiques, comme le prouve cet ouvrage.