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Entretien réalisé à l’occasion de la publication de BÉDARD, Megan. 2020. Xénomorphe. Alien ou les mutations d’une franchise, Montréal : Éditions de ta mère, 214 p.

Elaine Després : Ton livre Xénomorphe. Alien ou les mutations d’une franchise, adapté de ton mémoire de maîtrise et publié en 2020 aux Éditions de ta mère, propose une lecture originale et stimulante du film Alien de Ridley Scott (1979) et de plusieurs adaptations ou œuvres dérivées qui l’ont suivi. Quelle était ton hypothèse de départ? Qu’est-ce que tes analyses ont finalement révélé sur la construction d’une œuvre si monstrueuse?

Megan Bédard : La publication de Xénomorphe arrive au terme d’une série d’opportunités de recherche qui m’ont aidée à approfondir l’analyse de la franchise Alien. Un tour d’horizon de ce parcours s’impose pour bien comprendre mon hypothèse de départ et la manière dont le projet a évolué.

Contrairement à ce dont on présume habituellement, je n’étais pas une fan invétérée d’Alien qui voulait étudier ma franchise préférée. Au moment où je devais choisir mon sujet d’étude, j’avais plutôt un intérêt pour les récits et les films mettant en scène des personnages extraterrestres et, plus spécifiquement, ceux qui étaient écrits et réalisés aux États-Unis durant la guerre froide. J’étais intéressée par les parallèles entre les représentations fictionnelles des extraterrestres et les idéologies dominantes dans la conception de « l’étranger » (donc, de l’altérité). Le sujet étant trop large, j’avais décidé de restreindre mon corpus à la franchise Alien. Lors de mes premières lectures de « défrichage », j’ai découvert un article de Karin Littau intitulé « Media, Mythology, and Morphogenesis. AliensTM » (2011). L’hypothèse suggérée par la chercheuse est que le xénomorphe et son mécanisme de reproduction imitent, au niveau de la fiction, dans le récit lui-même, les processus utilisés par l’industrie pour faciliter l’expansion des franchises transmédiatiques. Elle conçoit alors ces univers fictionnels, dans le cadre spécifique des industries culturelles, sous le signe de l’adaptation darwinienne : ainsi, les créatures (ou les œuvres) les mieux adaptées à leur environnement sont celles qui seront le plus aptes à survivre à long terme.

J’ai été instantanément fascinée par ce parallèle et j’ai voulu, en quelque sorte, mettre cette hypothèse à l’épreuve. C’est ce qui m’a amené à cibler, tout d’abord, certaines œuvres (le film Alien [Ridley Scott, 1979]; le roman Alien. No Exit [Brian Evenson, 2008] et le jeu vidéo Alien. Isolation [Creative Assembly, 2014]) et à les étudier dans le détail pour refaire le trajet ayant amené Karin Littau à cette hypothèse. Puis, dans le cadre du projet de recherche CRSH « Rêves en boucles » (2016-2019) de Samuel Archibald et Antonio Dominguez Leiva, j’ai pu faire l’inventaire de la franchise dans son ensemble, mais aussi lire, visionner et expérimenter la quasi-entièreté du corpus. Ce travail a permis de nuancer l’hypothèse initiale suggérée par Karin Littau en fonction des différents environnements (économiques, médiatiques, imaginaires) dans lesquels évolue la franchise et cibler les forces dominantes qui poussent un univers fictionnel dans une direction plutôt qu’une autre.

Dans l’ensemble, l’hypothèse de Karin Littau se voyait confirmée par mes observations. La franchise Alien évoluait et s’étendait en réaction à l’évolution du marché, en s’adaptant aux nouveaux environnements économiques (en ajustant le tir lors des succès ou des échecs), imaginaires (en misant sur la répétition d’éléments thématiques populaires à une époque donnée) et médiatiques (en diversifiant les plateformes médiatiques pour maximiser les points d’entrées). En 2009, la franchise effectue un soft reboot en bandes dessinées, suivant ainsi la tendance transmédiatique du marché, coordonnée et organisée sur plusieurs plateformes. Or la sortie en salles de Prometheus (Ridley Scott, 2012) et d’Alien. Covenant (Ridley Scott, 2017) force à réévaluer l’hypothèse initiale puisqu’on y introduit l’origine des xénomorphes. Ce qu’on croyait être une origine évolutive, le résultat d’une adaptation « naturelle », est plutôt une création artificielle réalisée par un créateur unique (David, l’androïde). Suivant la logique de l’hypothèse de Karin Littau, il est difficile d’ignorer les parallèles entre ces nouveaux récits et le retour de Ridley Scott à la tête de la franchise : le créateur se met en scène au sein de sa création et résiste au mouvement d’adaptation à son environnement (puisque la réception critique et fanique de ces choix éditoriaux est mitigée).

Mes réflexions s’achèvent à ce moment de l’histoire de la franchise, mais les récents changements éditoriaux (notamment l’achat de 20th Century Fox par Disney et l’annonce d’une série télévisée et de nouvelles séries en bandes dessinées) promettent des développements intéressants pour l’avenir de cet univers fictionnel. Une analyse approfondie de ces nouveaux récits nous en apprendra définitivement beaucoup sur les modes de production et de consommation de la culture mainstream contemporaine.

Couverture de Xénomorphe. Alien ou les mutations d’une franchise (2020)  
Megan Bédard, Xénomorphe. Alien ou les mutations d’une franchise, Montréal : Les éditions de ta mère, 2020, 214 p  

ED : Dans ton livre, tu adoptes une approche assez originale de l’analyse savante, soit une lecture très personnelle et incarnée des œuvres. Tu nous racontes ton expérience en tant que spectatrice, lectrice ou joueuse. D’où te vient cette approche, et pourquoi l’avoir adoptée?

MB : J’ai tenu à adopter cette approche pour la raison principale que, dans l’immensité d’une franchise comme celle que j’étudie, il n’y a pas deux parcours qui soient identiques. Dans un univers transmédiatique et transfictionnel, chaque lecture influence la suivante et force à réinterpréter la précédente.

Qui plus est, mon entrée dans l’univers d’Alien est assez peu orthodoxe. Je n’étais pas née en 1979, lors de la sortie du premier film, et j’étais encore trop jeune en 1997 pour apprécier le dernier opus de la tétralogie initiale. Malgré tout, j’ai toujours eu connaissance de l’univers d’Alien et de sa créature monstrueuse avant même d’avoir vu le film de Ridley Scott. La référence à la fameuse scène du chestburster était dans les films que j’écoutais, notamment dans Spaceballs (Mel Brooks, 1987) et Shrek 2 (Andrew Adamson, 2004), et mon premier contact direct avec l’univers d’Alien a même été involontaire! J’ai visionné presque l’entièreté de Prometheus, lors d’une diffusion à la télévision, avant de réaliser, à la fin du film, à l’apparition du néomorphe, que l’histoire s’inscrivait dans l’univers d’Alien. À ce moment, j’ai vécu ce que Richard Saint-Gelais nomme « l’effet transfictionnel » (2011), une soudaine réalisation que deux œuvres, initialement entièrement séparées dans mon esprit, se situent dans le même univers fictionnel. Cette rencontre impromptue influence définitivement mon entrée dans la franchise Alien ainsi que ma relation de plus en plus intime avec ces histoires qui s’est développée par le biais de la recherche (donc du travail), plutôt que dans un objectif de plaisir. Malgré tout, j’en suis sortie fan.

Dans la conclusion de Xénomorphe, je compare mon expérience à celle qu’Olivia Rosenthal partage dans son texte Toutes les femmes sont des Aliens (2016). Son parcours ne pourrait être plus différent du mien. L’orientation de son regard sur le développement de la franchise et ses figures principales est, par conséquent, très différente elle aussi. Elle a vu Alien en 1979 dans les cinémas et a dû attendre avant de voir les suites. Je suis entrée dans la franchise alors qu’elle était déjà riche de centaines de publications sur plusieurs plateformes médiatiques. Elle n’a regardé que la première tétralogie alors que j’ai consommé presque l’entièreté de l’univers étendu. La figure qui l’a happée est celle de l’héroïne, Ellen Ripley, alors que mon regard s’est fixé sur son ennemi, le xénomorphe. Deux parcours radicalement différents provoquent alors deux interprétations, deux rapports, chacun jetant une autre lumière sur certains aspects de la franchise. Ainsi, j’ai jugé préférable de mettre ma voix de l’avant par souci de transparence et pour permettre de comprendre l’orientation de mon regard, la manière dont ce regard module mes expériences de l’horreur, mais aussi mon expérience de la fiction dans son ensemble.

ED : Tu termines ton livre par des suggestions de parcours alternatifs pour découvrir l’univers d’Alien à partir d’enjeux ou de thèmes spécifiques, plutôt que la simple chronologie de parution ou narrative. J’aimerais bien que tu m’en dises davantage sur cette proposition assez originale et la possibilité de créer une certaine curation des univers transmédiatiques.

MB : L’idée de proposer des parcours n’est pas entièrement originale, mais je lui donne peut-être un angle plus réflexif en créant des parcours ciblés sur certains aspects formels ou théoriques. Le travail de curation tel qu’on le retrouve dans le domaine institutionnalisé trouve son pendant fanique dans les communautés en ligne qui font leur palmarès des œuvres les plus influentes. On peut penser à de nombreux exemples de franchises transmédiatiques dont l’ordre de visionnement (parce qu’il s’agit en majorité d’œuvres cinématographiques ou télévisuelles) est réorganisé et proposé par les fans : le Marvel Cinematographic Universe, Star Wars, Star Trek, etc. Chaque parcours est justifié par des raisons différentes : on peut visionner les œuvres dans l’ordre chronologique intradiégétique, par exemple, pour suivre l’évolution des personnages récurrents (et juger, en même temps, la cohérence de la trame narrative), ou l’on peut préférer l’ordre de diffusion chronologique original. La richesse de cette pratique se situe dans l’expérience singulière provoquée par le parcours choisi, une expérience de fan. Au fur et à mesure que les franchises transmédiatiques s’étendent en complexité, je crois qu’il est pertinent de tisser des liens entre les histoires de différentes plateformes médiatiques (notamment, en bande dessinée et en littérature, qui enrichissent l’expérience cinématographique plus connue). Cette pratique est déjà bien installée dans les fandoms où l’on part à la recherche d’easter eggs, par exemple.

La masse d’œuvres proposée au sein d’une même franchise peut rebuter les néophytes et créer une barrière freinant l’entrée de nouveaux fans au sein d’un univers fictionnel ― si l’on présume que tout un chacun désire développer un rapport fanique avec cette fiction. Ce type d’opération révèle toutefois un enjeu dans la relation entre les communautés de fans et le travail de recherche institutionnalisé. Mon travail de recension, comme beaucoup de recherche du même type, se base entièrement sur le travail des communautés qui entretiennent les wikis en ligne (notamment, Xenopedia sur la plateforme wikia et Alien Anthology sur fandom.com). L’avenir des études culturelles et de la culture populaire doit se penser de manière à valoriser et intégrer ces travaux comme partie prenante de la recherche. À l’heure actuelle, la recherche institutionnalisée les considère malheureusement comme étant de simples objets à étudier, mettant à distance ces communautés. L’institution est redevable envers les fans. La marche à suivre est encore incertaine et à construire, mais la première étape est de reconnaître l’étendue de ce travail. La seconde, peut-être, serait de nuancer le récit de ces communautés dans les travaux de recherche, en déshomogénéisant les représentations des fans, en mettant de l’avant la richesse des expériences vécues, la diversité des univers fictionnels et des modes de participation. Il faut, certes, donner une place à la voix des fans, mais aussi déhiérarchiser les points de vue en faisant entendre nos voix de chercheuses, en partageant nos expériences sur un pied d’égalité.

Affiche d’Alien (1979)  
Ridley Scott, Alien, États-Unis : 20th Century Fox, 1979, 116 min  

ED : Après avoir fait le tour de l’univers transmédiatique d’Alien, crois-tu qu’il soit singulier? Est-ce que Alien aurait, selon toi, des caractéristiques spécifiques ― formelles, narratives, historiques, culturelles ― qui ont mené à une telle prolifération transmédiatique ou est-ce qu’il s’agit d’un exemple comparable à bien d’autres?

MB : L’univers transmédiatique d’Alien est à la fois singulier et comparable à d’autres univers similaires. Singulier, tout d’abord, parce qu’il est né dans une période où la notion d’univers transmédiatique coordonné n’était pas aussi dominante qu’elle l’est aujourd’hui. Le film de 1979 n’avait pas l’ambition d’être le coup d’envoi d’une longue saga. On l’a adapté seulement en jeu vidéo et en roman illustré à l’époque. C’est le second opus cinématographique, Aliens (James Cameron, 1986), qui a créé l’engouement nécessaire à la création d’histoires dérivées en bandes dessinées et en jeux vidéo. L’expansion a été provoquée par un ensemble de facteurs externes sans coordination préalable de la part de 20th Century Fox.

J’ai confiance que toute forme de narration sérielle ou transmédiatique doit intégrer au sein de sa fiction des éléments facilitant sa prolifération, mais que ces éléments sont propres à chacune des histoires. C’est en ce sens qu’Alien est comparable à la plupart des franchises transmédiatiques. Pensons à la série britannique Doctor Who, par exemple, avec la régénération du Docteur qui, au moment de sa « mort », change de visage (et plus récemment, d’identité de genre!), permettant alors un renouvellement d’acteur ou d’actrice et diégétisant l’immortalité du personnage. Similairement, Star Wars se développe à partir d’un système de filiation qui permet de créer des liens facilement entre les œuvres sur différentes plateformes. Ainsi, Alien est une franchise singulière au sens où les éléments qui facilitent sa prolifération, les xénomorphes, sont des créatures qui se reproduisent potentiellement à l’infini et qui intègrent continuellement de la nouveauté à l’univers fictif. Or, ces xénomorphes n’ayant pas de relation filiale, on remarque que les liens entre les œuvres sont plus ténus et moins nombreux que dans Star Wars. Certaines œuvres mettent en scène Ellen Ripley, sa fille, Amanda Ripley, et certains descendants de l’héroïne, par exemple, ce qui permet d’assurer une certaine continuité. En obtenant une vue d’ensemble des dynamiques d’expansion de la franchise Alien, on peut être en mesure d’effectuer des parallèles entre les différents univers fictionnels et les facteurs qui influencent leur expansion.

Felinomoruno, fan art d’Alien vs Predator (2016)  
Photographique numérique  
Flickr  

ED : Alien a donné naissance au fil des années à de nombreuses œuvres de tous genres et surtout de tous médias ― du cinéma à la bande dessinée, en passant par le jeu vidéo et la littérature. C’est justement cette abondance et cette diversité qui font l’objet de ton livre. Parmi ces œuvres ou ces médias, est-ce que certains se démarquent par leur inventivité?

MB : Évidemment, dans tout corpus de cette envergure, on trouve des exemples de chefs d’œuvres d’adaptation autant que des échecs décevants. Ce qui s’explique par le paradoxe intrinsèque à toute entreprise d’étendre un univers fictionnel, ce qu’Edgar Morin (1961) nommait, pour décrire les industries culturelles, la contrainte d’invention-standardisation. Les franchises telles qu’on les connaît aujourd’hui intensifient cette contrainte paradoxale qui demande d’injecter constamment de la nouveauté dans un contexte reconnaissable. Par conséquent, une grande part de la franchise s’appuie sur la répétition des codes bien connus d’Alien, sa popularité garantissant un minimum de ventes.

Certaines œuvres que j’analyse en détail dans Xénomorphe réussissent tout de même à jouer avec ces codes d’une manière surprenante tout en s’adaptant parfaitement à leur plateforme médiatique : la bande dessinée Aliens vs Predator (Dark Horse Comics, 1989-2020); le roman Alien. No Exit; le jeu vidéo Alien. Isolation et le roman Alien. Sea of Sorrows (James A. Moore, 2014). Certaines de ces œuvres réussissent même à créer un précédent qui donne naissance à une « nouvelle » branche thématique de la franchise comme Aliens (1986) qui, au cinéma, a défini ses propres codes thématiques, ensuite réutilisés en bandes dessinées ou dans les jeux vidéo, ou encore Aliens vs Predator ayant introduit le croisement fictionnel avec un autre extraterrestre bien connu.

Les deux derniers films de la franchise (Prometheus; Alien. Covenant) sont révélateurs de cette dynamique. On a voulu introduire une nouvelle déviation thématique avec Prometheus (on le voit avec la publication simultanée d’une série de bandes dessinées) qui se concentrait davantage sur les personnages androïdes et les origines de la compagnie Weyland-Yutani. La réception critique du film a été plutôt mitigée et l’engouement n’a pas été au rendez-vous. Ce qui devait être une saga cinématographique sous la bannière « Prometheus » a rapidement été changé au profit d’un retour aux « sources » de la franchise, donc d’une filiation thématique avec la version d’Alien de 1979. L’entièreté de la campagne publicitaire d’Alien. Covenant misait sur cet aspect reconnaissable : l’affiche promotionnelle, la bande-annonce, la trame sonore, etc. Le film lui-même suit un scénario relativement similaire. Le changement de direction thématique suit une tendance généralisée de la franchise (voire des productions culturelles dans leur ensemble) à faire un retour nostalgique à ces œuvres cultes, sans apport substantiel de nouveauté ― du moins, à mon avis, pas assez substantiel pour permettre un renouvellement à long terme de ces univers fictionnels.

Il ne faudrait tout de même pas omettre l’importance du travail des fans dans une situation comme celle-ci puisque la frustration engendrée par Prometheus et Alien. Covenant peut devenir un terrain fertile à la création de nouvelles histoires. Il s’agit-là en effet d’une des deux conditions qui facilitent l’activité des fandoms, selon Henry Jenkins (2006) : la fascination et la frustration. Si la franchise Alien carbure depuis ses débuts à la fascination engendrée par l’origine mystérieuse et terrifiante du xénomorphe, ces deux films coupent l’herbe sous le pied des spéculateur·trice·s pour leur offrir une explication pour le moins frustrante.

Couverture d’Alien. Isolation (2019)  
Keith R. A. DeCandido, Alien. Isolation, Londres : Titan Books, 2019, 332 p  

ED : Dès l’Antiquité et le Moyen-Âge, des héros et des chevaliers réapparaissent d’un récit à l’autre, dans une logique mythique. Est-ce que tu crois que nous sommes face à un phénomène similaire pour Alien? Est-ce que le fait que l’élément récurrent est principalement le xénomorphe, donc l’ennemi non humain plutôt que le protagoniste, change fondamentalement la donne? Est-ce que la notion de figure permet d’expliquer en partie ce phénomène?

MB : La logique mythique des récits populaires est indéniable et le xénomorphe est considéré comme l’une de ces figures mythiques du cinéma et de l’horreur dans son ensemble, un monstre cauchemardesque à la forme très reconnaissable qui hante tous les recoins sombres et les tunnels cachés de notre imaginaire contemporain. Or, il n’est pas le héros, mais l’antagoniste, la menace à éradiquer. L’héroïne, Ellen Ripley, a, elle aussi, sa place mythique dans le panthéon des héroïnes d’action. J’ai toutefois choisi de délaisser cette idée du mythe au profit de la notion de figure (telle que Bertrand Gervais [2007] la définit) puisque cette dernière décrivait plus précisément ma relation avec le xénomorphe. Une figure nous happe, capte notre attention, nous fascine. La figure naît d’une expérience intime, personnelle avec un élément de fiction, elle est une facette du mythe qui se déploie dans la rencontre avec la créature, et ce, sous plusieurs facettes. Ce qui me capte, c’est la manière dont elle prend forme à travers la matière cinématographique, d’abord, mais aussi sa capacité à s’adapter à d’autres environnements médiatiques (ses modes d’inscription); c’est l’imaginaire qu’elle transporte, ce dont elle s’inspire et ce qu’elle a inspiré à sa suite; et c’est aussi l’expérience particulière que son apparition au sein d’une œuvre provoque lorsque chaque trace (visuelle, sonore ou langagière) révèle potentiellement la présence de la figure.

Je ne m’investis pas dans l’évolution du xénomorphe de la même manière. Il survit rarement à l’œuvre qui le met en scène : c’est un prédateur anonyme et reproductible qui est détruit par les héroïnes et héros de l’histoire. Il incarne l’altérité totale. Et pourtant, je suis fascinée par lui, non pas seulement par son histoire, mais parce qu’il me renvoie à une autre fascination personnelle : comment les récits deviennent-ils populaires, voire mythiques? Qu’est-ce qui permet à un univers fictionnel de survivre aussi longtemps? Pourquoi et comment cette créature de fiction inspire-t-elle un sentiment d’horreur chez un aussi grand nombre? J’ai toujours voulu comprendre le fonctionnement des rouages derrière la monstrueuse machine des industries culturelles et les conditions qui les permettent. Ma rencontre avec le xénomorphe a permis, d’une certaine manière, de commencer à répondre à ces questions.

Pour citer

DESPRÉS, Elaine et Megan BÉDARD. 2023. « D’un xénomorphe à l’autre » (entretien), Captures, hors série (6 février). En ligne : http://www.revuecaptures.org/node/6575/

Gervais, Bertrand. 2007. Figures, lectures. Logiques de l’imaginaire. Montréal : Le Quartanier, « Erres essais », t. 1, 243 p.
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Littau, Karin. 2011. « Media, Mythology, and Morphogenesis. Aliens ». Convergence. The International Journal of Research into New Media Technologies, vol. 17, no 1, p. 19-36. <https://doi.org/10.1177%2F1354856510383360>.
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Morin, Edgar. 1961. « L’industrie culturelle ». Communications, vol. 1, no 1, p. 38-59.
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Rosenthal, Olivia. 2016. Toutes les femmes sont des Aliens. Paris : Gallimard et Verticales, « Minimales », 160 p.
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Saint-Gelais, Richard. 2011. Fictions transfuges. La transfictionnalité et ses enjeux. Paris : Seuil, « Poétique », 608 p.