Paru en 2019 aux Columbia University Press, l’ouvrage Make It the Same. Poetry in the Age of Global Media de Jacob Edmond, professeur à l’université d’Otago en Nouvelle-Zélande, sort l’étude de la copie en poésie du contexte nord-américain pour l’envisager dans d’autres aires géographiques et l’ouvrir aux questions postcoloniales. Si ces dernières années la copie en littérature a vu sa popularité s’accroître avec le mouvement des conceptual poets et la publication du livre Uncreative Writing (2011) du poète et théoricien états-unien Kenneth Goldsmith, peu d’études s’intéressant à ces pratiques à l’échelle mondiale ont été menées. Cet ouvrage corrige en partie ce manque en considérant, à travers un ensemble d’analyses précises, les poésies caribéenne, russe ou encore chinoise.
Détournant par son titre, Make It the Same, celui du livre Make It New (1934) d’Ezra Pound, l’auteur affirme la place centrale de la copie dans la poésie moderne, dont Pound est une figure prépondérante. La copie est entendue ici comme la réutilisation, par les poètes, de textes écrits et de discours oraux, ainsi que comme un principe de répétition. Si l’histoire de la copie et de l’appropriation textuelle est riche et multiséculaire, Edmond Jacob, pour sa part, concentre son étude sur des œuvres publiées entre les années 1960 et 2010. Tout comme on a pu identifier différents « tournants » dans les sciences humaines et sociales (« linguistic turn », « cultural turn », etc.), il avance l’idée d’un tournant itératif (« iterative turn ») dans les pratiques poétiques. Il expose comment le procédé de la copie textuelle a pu être compris différemment selon les contextes géographiques et culturels. Se référant à la théorie des polysystèmes du sémioticien israélien Itamar Even-Zohar, l’auteur défend une position nuancée entre la théorie du système-monde et celle de la circulation. Si la première met l’accent sur la répartition inégale du pouvoir symbolique, qui pousse les littératures périphériques à imiter celles du centre, la seconde se focalise sur la dimension non hiérarchique de la circulation des copies à travers les régions et les langues. Edmond Jacob, quant à lui, démontre que la copie est une pratique qui nous invite à reconsidérer la notion de littérature mondiale et à mettre en place une histoire de la poésie non occidentalocentrée. En se défaisant de l’idée d’originalité et en liant le processus de consommation à celui de production, cette histoire de la copie devient un outil pour penser la poésie à l’heure d’Internet, des médias sociaux et de la mondialisation.
L’ouvrage se structure autour de six chapitres. Chacun présente une étude singulière d’un auteur ou d’un groupe d’auteurs intégrant la pratique de la copie à sa démarche poétique. À travers cette étude anthologique, Edmond Jacob met au jour la diversité des procédés d’appropriation et de remédiation de textes préexistants. Dans le premier chapitre, il analyse le travail du poète caribéen Edward Kamau Brathwaite. Il montre comment la copie y est liée à la question de l’apparition de nouveaux médias ainsi qu’à celle du post-colonialisme. Au cours des années 1960, les enregistreurs audio et la xérographie deviennent accessibles à moindre coût dans les Caraïbes, ce qui autorise l’émergence de presses et d’enregistrements offrant des points de vue différents de celui des grands médias détenus par les colons. Pour Brathwaite, ces enregistrements sonores servent à trouver des rythmes littéraires propres aux Caraïbes, que ne peuvent retranscrire les mètres de la poésie anglaise. Ce chapitre permet à Edmond Jacob de souligner l’importance du « versioning » qui se manifeste dans la pratique de Brathwaite : les itérations orales d’un poème n’existent pas dans le texte écrit, mais en proposent des versions toutes aussi valables les unes que les autres. L’oralité de la poésie de Brathwaite serait, selon l’auteur, le résultat des enregistrements sonores analogiques.
Le deuxième chapitre porte sur le samizdat, un système clandestin de circulation de manuscrits et d’écrits dactylographiés dissidents en Union soviétique. Edmond Jacob souligne le fait que les mouvements artistiques utilisant la copie technique en Occident, et tout particulièrement le pop art, sont considérés par l’artiste Dmitri Prigov, membre actif du samizdat, comme incompréhensibles hors de leur contexte d’émergence. Prigov montre le côté « local » de l’art occidental, qui a tendance à se penser comme universel, et, dans un même mouvement, circonscrit l’art conceptuel moscovite, dont il est l’un des acteurs les plus emblématiques. Il est impossible pour lui de voir dans ce dernier une simple variation de l’art conceptuel occidental, et plus particulièrement américain, qui émerge à la même époque. Selon Prigov, un autre prisme d’analyse est nécessaire pour comprendre l’art conceptuel russe et le samizdat. Pour lui, la production littéraire et la lecture de manière générale sont reconfigurées par de constants processus de recadrement (« reframing »). Avec les samizdats, se développe une esthétique du bruit : chaque copie d’un texte, par la technique du papier carbone, en est une version différente avec ses propres variations. Cet exemple permet à Edmond Jacob la mise en place d’une réflexion sur les liens entre l’idée et ses incarnations. Comme dans le travail de Brathwaite, la pratique de la copie se trouve ici liée à un engagement contre l’autorité politique et ouvre à un questionnement esthétique sur la notion de littérature.
Le troisième chapitre explore la collaboration entre le poète chinois Yang Lian et le programmeur et poète canadien John Cayley, qui mêlent dans leur démarche la poésie chinoise traditionnelle et moderne, la poésie moderniste anglophone et les nouvelles technologies. À travers l’étude des différentes mises en forme du poème « Where the Sea Stands Still » (1995) et de la pratique itérative des deux auteurs, ce chapitre illustre les liens entre les technologies et la question de l’autorité politique et culturelle à l’échelle mondiale. S’il est faux de voir les pratiques itératives comme provenant d’un seul centre, à savoir l’Occident, il est tout aussi faux de les voir comme entièrement séparé les unes des autres dans leur développement. Pour Jacob, c’est au sein d’un réseau de communication, dans lequel chaque contexte local a adapté des technologies à sa propre situation, qu’il faut comprendre et envisager l’étude de ces pratiques. C’est cette dynamique que l’auteur tente de dérouler à travers son étude des deux poètes, chacun marqué par son contexte d’écriture initial.
Pour sa part, le quatrième chapitre est consacré à l’œuvre de la poétesse franco-norvégienne Caroline Bergvall. Pour comprendre sa poétique itérative, Edmond Jacob l’inscrit dans le mouvement de la performance writing apparu dans les années 1990 au Royaume-Uni, où Bergvall enseigne depuis 1992. Cela lui permet de montrer comment les pratiques itératives, loin de tout idéalisme, se trouvent prises en tension entre la créativité individuelle et le réseau économique tirant profit de l’adaptabilité des poètes, et ce, notamment à la suite de la réforme de l’éducation sous le gouvernement de Margaret Thatcher qui influence directement le travail pédagogique de Caroline Bergvall. À partir de la métaphore des schibboleths, reprise par la poétesse, l’auteur explique comment le travail de Bergvall traite des mécanismes d’exclusion linguistique et culturelle. Cette œuvre lui permet également de mettre en lumière, dans la poésie anglophone, les sources du tournant itératif qui sont extrinsèques à la poésie elle-même, comme les théories féministes, la réflexion transculturelle et les nouveaux médias.
Dans son avant-dernier chapitre, Jacob revient sur les polémiques entourant les œuvres des poètes Kenneth Goldsmith et Vanessa Place, accusés de racisme respectivement pour « The Body of Michael Brown » (2015) — la lecture publique du rapport d’autopsie de Michael Brown, jeune homme afro-américain tué par la police à Ferguson en 2014 — et « Gone With the Wind » (2015) — la publication quotidienne sur Twitter d’une phrase du roman Gone With the Wind (1936) de Margaret Mitchell. Les œuvres de Goldsmith et de Place sont reçues par une partie de l’opinion publique comme une appropriation de la souffrance des afrodescendants par deux auteurs blancs. Dans cette polémique, appropriations textuelle et culturelle se trouvent liées et le geste critique de décontextualisation devient synonyme de racisme. Edmond Jacob refuse de rattacher la copie à un quelconque racisme qui serait inhérent à la technologie même, ayant exposé dans les deux premiers chapitres comment elle a pu, au contraire, être à l’origine de discours d’émancipation. Plutôt que de prendre position, il réfléchit à la manière dont les œuvres de Goldsmith et de Place, ainsi que celle de Mongrel Coalition (un de leurs principaux dénonciateurs sur les réseaux sociaux), interrogent la notion d’identité à travers l’usage de la copie. La proposition de Kenneth Goldsmith s’inscrirait dans la logique de la proconsumation (production et consommation) de l’individu libre du capitalisme politique et dans une optique de cyberlibertarisme utopique. Vanessa Place, au contraire, utiliserait les méthodes du conceptualisme littéraire afin de critiquer de l’intérieur le racisme structurel de ce dernier, qui ferait de la copie un outil de perpétuation de l’oppression raciale. En s’intéressant à la réponse du groupe Mongrel Coalition, Jacob montre qu’elle relève du principe du « using the oppressor’s tools to burn down the house » (191), puisque le groupe a repris le concept de la copie dans ses créations critiquant les œuvres de Goldsmith et de Place. Par ce développement, Jacob Edmond essaie de comprendre, ou du moins de circonscrire, la place importante de l’appropriation, qu’elle soit textuelle ou culturelle, dans les discours moraux et éthiques au sein de la société nord-américaine actuelle.
Le dernier chapitre a pour point de départ la célèbre expérience de pensée de la chambre chinoise de John Searle et la réponse faite par l’autrice américaine Joan Retallack dans son poème « The Woman in the Chinese Room » (1996). Cette expérience consiste à montrer qu’une intelligence artificielle est toujours la simulation d’une conscience humaine, mais jamais une conscience même. Dans son poème, Joan Retallack exprime à quel point l’expérience de pensée de Searle renvoie à une tradition orientalisante et patriarcale. Ce chapitre permet à Edmond Jacob de s’interroger sur la spécificité des pratiques poétiques de copie « humaines » dans un monde machinique fonctionnant sur des principes d’itérations et de copies infinies. Il étudie par la suite, dans le contexte sinoanglophone et celui de la mondialisation, différents usages des gestes itératifs contraires dans leurs significations, en prenant pour exemples les travaux de Brandon Son, de The Garbage School of Poetry, de Yi Sha, de Jonathan Stalling, de Hsia Yü et de Tan Lin. Il examine la diversité des démarches ainsi que la manière dont les technologies numériques, l’altérité culturelle et la traduction y sont liées.
S’écartant d’un débat moral simple, voire simpliste, Edmond Jacob analyse la complexité des pratiques itératives en restant toujours au plus proche des œuvres et de leur contexte d’émergence. L’histoire qu’il propose est cependant lacunaire et appelle à des continuations. La question des pratiques itératives en poésie est aujourd’hui le sujet de nombreux travaux universitaires qui en montrent l’intérêt et l’actualité. En dépolarisant l’analyse de la référence à Kenneth Goldsmith et aux poètes objectivistes américains, Edmond Jacob permet d’envisager ces procédés sous un nouveau jour et nous invite implicitement à remplir les manques de son ouvrage. Il serait, par exemple, intéressant de réévaluer l’importance du livre de Goldsmith et des objectivistes en regard d’autres histoires poétiques, qu’elles soient francophones, avec des poètes comme Denis Roche ou Emmanuel Hocquard, arabes ou latino-américaines, par exemple. Le livre de Jacob aurait également gagné, selon nous, à s’intéresser aux dispositifs d’écriture ordinaires, que ce soit dans sa méthodologie ou dans ses objets d’étude. Il aurait ainsi été pertinent de voir comment les procédés itératifs s’intègrent dans des gestes d’écriture quotidiens très concrets et dans des pratiques qui n’entrent pas nécessairement dans le champ de la poésie. Pensons, par exemple, aux copier-coller que nous pouvons toutes et tous faire sur nos ordinateurs. Quoi qu’il en soit, cet ouvrage reste une étude importante pour saisir la complexité des pratiques poétiques contemporaines.