L’humour est-il un objet de recherche pertinent en science politique, pourquoi et dans quelle mesure? Telles sont les problématiques soulevées par l’ouvrage collectif Humour et politique. De la connivence à la désillusion, dirigé par Julie Dufort et Lawrence Olivier, paru aux Presses de l’Université Laval en 20161. À dessein, le livre débute en exposant les différentes tentatives définitionnelles de l’humour et souligne qu’aucune d’entre elles ne fait actuellement consensus. En effet, il suffit de jeter un coup d’œil dans quelques dictionnaires pour s’en apercevoir. Par exemple, la définition disponible dans le Larousse en ligne indique qu’il s’agit d’une « forme d’esprit qui s’attache à souligner le caractère comique, ridicule, absurde ou insolite de certains aspects de la réalité2 », tandis que celle du Trésor de la langue française affirme que c’est une « forme d’esprit railleuse qui attire l’attention, avec détachement, sur les aspects plaisants ou insolites de la réalité3 ». Étymologiquement, le mot humour est emprunté à l’anglais au XVIIIe siècle et vient lui-même du mot français humeur — entendu à l’époque dans un sens voisin. De plus, l’introduction de Julie Dufort montre que, lorsque le terme est traité de façon anhistorique, les « définitions mélangent souvent son ancienne conception liée aux humeurs et son acception moderne rattachée au comique » (2). Malgré cette acception vague, de grands philosophes tels que Descartes, Hobbes, Schopenhauer, Kant ou encore Bergson ont cherché à élucider le mystère de l’humour, ou bien ceux qui lui sont afférents : le rire, la satire, le comique, l’ironie, etc. En Occident, les points de vue de Platon, qui soutenait que l’on rit du malheur d’autrui, ou d’Aristote, pour qui la comédie représente les gens tels qu’ils sont, ou pires qu’ils ne le sont, à l’inverse de la tragédie qui dépeint les hommes avec plus de qualités qu’ils n’en ont, ont longtemps fait foi. Toutefois, ce n’est que dans les années 70 que les chercheurs universitaires lient cet objet d’étude aux sciences sociales et que les études sur l’humour (Humor Studies) viennent à s’institutionnaliser grâce, entre autres choses, au développement desétudes culturelles (Cultural Studies). Julie Dufort présente aussi la typologie la plus populaire des études de l’humour, qui divisent les théories de l’humour en trois catégories : les théories de la supériorité, de l’incongruité ou de la libération4.
Le livre est scindé en deux parties : la première traite des fonctions politiques et paradoxales de l’humour, en ceci qu’il est à la fois distrayant et vecteur d’engagement politique, et la seconde aborde l’humour comme objet et sujet politiques. Or, après lecture, on s’aperçoit qu’un problème méthodologique traverse les regroupements proposés : les auteurs ne s’accordent pas sur une définition univoque de l’humour et du (ou de la) politique. Minimalement, une convention sur l’un des deux termes eût été souhaitable. En effet, si le politique désigne le pouvoir institué explicitement dans une société à travers son fonctionnement et son organisation, la politique désigne une activité sociale, parfois implicite, permettant l’établissement et la modification des normes sociétales. Comme l’un se nourrit de l’autre, et réciproquement, comment est-il possible de ne pas contextualiser — à travers une grille lecture commune (par exemple : l’humour québécois ou une théorie spécifique de l’humour) — toutes les études de cas? Cette lacune hante la première partie, intitulée « Les paradoxes de l’humour. De la distraction au pouvoir politique », qui réunit les textes de Christelle Paré et Christian Poirier, Emmanuel Choquette, Marc-Olivier Castagner et David Grondin, Robert Aird ainsi que Julie Dufort. Tous étudient une manifestation, intervention ou publication humoristique donnée, à l’exception de l’analyse de Christelle Paré et Christian Poiré, laquelle s’intéresse aux acteurs structurant l’industrie québécoise de l’humour sur le plan organisationnel (associations, réseaux, ministères, etc.). Ultimement, seules cette étude et celle d’Emmanuel Choquette explicitent véritablement leur conception du mot « politique » en énonçant, d’un côté qu’est « politique le système de médiation entre les antagonismes qui s’expriment dans le débat public5 » (75), et de l’autre que tout acte politique comporte une dimension intentionnelle et contextuelle visant à provoquer « un changement ou a minima une réflexion sur la dynamique politique en place » (46). Ces deux compréhensions débouchent sur deux axes distincts : a) l’étude des processus institutionnels de légitimation de l’humour comme champ culturel; b) l’humour militant à tendance identitaire. Ces pistes de réflexion se détournent donc de l’humour stricto sensu et l’inscrivent dans des objectifs extrinsèques : le souverainisme, les institutions culturelles, etc.
À l’inverse, les textes sur l’infotainment américain pêchent par excès de sophistication, et il est extrêmement frappant qu’ils ne mentionnent pas la notion d’industrie culturelle, développée par Max Horkheimer et Theodor W. Adorno, rappelant justement que : « L’amusement est un outil d’endurcissement. L’industrie du divertissement ne cesse de le prouver. Le rire en elle devient l’instrument de la duperie par le bonheur6 ». De ce fait, la notion de parrêsia, invoquée par Marc-Olivier Castagner et David Grondin, est inapte à décrire le Daily Show, car elle suggère une pratique de soi à soi tandis que la télévision se fonde sur la passivité des spectateurs. Le recours aux cyniques grecs, même si les passages sur l’hypermédiatisation et les guerres culturelles sont séduisants, ne permet pas de masquer cette faille dans le raisonnement. Pour sa part, Julie Dufort fournit une analyse en trois niveaux : a) paratextuel, en ayant recours à la notion de transtextualité développée par Gérard Genette7; b) textuel, au moyen de la General Theory of Verbal Humor de Salvatore Attardo8; c) intertextuel, en s’appuyant sur la théorie élaborée par Julia Kristeva9. Bien qu’on y apprenne de nombreuses choses, notamment sur les fractures identitaires de la société états-unienne ou sur les processus citationnels et parodiques du Colbert Report, une meilleure description des médias de masse, et plus spécifiquement de la télévision jumelée aux réseaux sociaux, aurait été bénéfique. Enfin, le texte de Robert Aird étudie Les Fridolinades (neuf revues réalisées par Gratien Gélinas) et offre un récit du Québec durant la Seconde Guerre mondiale. On en perçoit toute la nuance, allant du rire collectif au défoulement cathartique des Québécois anti-impérialistes, bien souvent pauvres et pernicieusement poussés à rejoindre les troupes. Le rire est ici symptomatique : de par son ambivalence, il est un exutoire tout en contenant la population dans un étau.
La deuxième partie du livre s’attaque à la problématique de fond : l’humour est-il politique et si non, pourquoi? On remarque alors que Lawrence Olivier, Martin Roy et Jérôme Cotte partagent un vif intérêt pour les penseurs issus de la French Theory, plus particulièrement Michel Foucault et Jean-François Lyotard, de même que pour les théories du langage, avec une influence notable de Ludwig Wittgenstein. Ainsi, Lawrence Olivier affirme que l’humour est doublement politique « par son contenu et par ses effets » (216), mais que ses procédés ne le sont pas ipso facto. Il estime que l’humour doit faire preuve d’obliquité afin de sortir des sentiers battus. Le langage ne pouvant exister sans règles, Lawrence Olivier finit donc par décrire l’humour comme un jeu de langage, à la suite de Wittgenstein10. Ces développements, pour le moins captivants, nous éclairent sur la nature de l’humour, sans cesse contraint de se renouveler à l’intérieur de règles préétablies socialement. Martin Roy approfondit quant à lui sa définition de l’humour en s’appuyant sur l’œuvre de Jean Paul11, auteur issu du romantisme allemand, qui analyse l’humour à partir de l’opposition fini et infini. À dessein, la démonstration de Martin Roy souligne le rôle du désengagement — permettant la suspension de nos positionnements idéologiques et de notre tendance naturelle à hypostasier —, et présente les vertus sociales de l’atopie ou de l’indécidabilité du sens décrites notamment par Roland Barthes12. En d’autres termes, il existerait une cohésion entre les rieurs suscitée par cette indécidabilité du sens qui, tout en se situant à l’intérieur du langage, serait à même d’anéantir certaines oppositions dialectiques. Enfin, le texte de Jérôme Cotte présente deux moments lyotardiens : celui de l’humour païen, anarchique et politique; et celui de l’humour animé par une éthique de la justice. Ce renversement paradoxal est absolument cocasse : Jean-François Lyotard ne se serait-il pas transformé, au bout du compte, en père-la-pudeur dogmatique? En tous cas, ce portrait dressé par Jérôme Cotte est très riche et retrace minutieusement les vues de Lyotard face à l’humour.
La conclusion de Lawrence Olivier circonscrit les sciences sociales dans un champ autotélique en affirmant avec vigueur que le politique s’hypertrophie dans l’humour, le rendant de ce fait aussi divertissant qu’insignifiant. Face à la richesse des textes et des points de vue adoptés dans ce collectif, produire une synthèse commune est une tâche difficile, pour ne pas dire impossible. Cependant, une chose est sûre : ce livre constitue une bonne porte d’entrée vers les études sur l’humour en les abordant par le prisme des sciences sociales et politiques.
- 1. L’ouvrage fait suite à l’atelier de recherche « L’humour comme la continuation de la politique par d’autres moyens », organisé à l’Université du Québec à Montréal en 2012.
- 2. LAROUSSE. [s. d.]. « Humour », dans Larousse. Dictionnaires de français. Paris : Éditions Larousse. En ligne.
- 3. ATILF. [s. d.]. « Humour », dans Le Trésor de la langue française informatisé. Nancy : Université de Lorraine; CNRS. En ligne.
- 4. MONRO, David Hector. 1988 [1951]. « Theories of Humor », dans Laurence Behrens et Leonard J. Rosen (dir.), Writing and Reading across the Curriculum. Scott : Glenview, Foresman and Company, p. 349-355.
- 5. Définition reprise de SCHEMEIL, Yves. 2010. Introduction à la science politique. Objets, méthodes et résultats. Paris : Presses de Sciences Po; Dalloz, « Amphi », p. 59.
- 6. « Fun ist ein Stahlbad. Die Vergnügungsindustrie verordnet es unablässig. Lachen in ihr wird zum Instrument des Betrugs am Glück. » [Nous traduisons.] HORKHEIMER, Max et Theodor W. Adorno. 2000 [1944]. Dialektik der Aufklärung. Philosophische Fragmente. Francfort : Fischer Verlag, p. 171.
- 7. GENETTE, Gérard. 1982. Palimpsestes. La littérature au second degré. Paris : Seuil; GENETTE, Gérard. 1987. Seuils. Paris : Seuil.
- 8. ATTARDO, Salvatore. 2008. « A Primer for the Linguistics of Humor », dans Victor Raskin (dir.), The Primer of Humor Research. Berlin : Mouton de Gruyter, p. 101-132.
- 9. KRISTEVA, Julia. 1968. « Problème de la structuration du texte », dans Théorie d’ensemble. Paris : Seuil; KRISTEVA, Julia. 1969. Sèméiotikè. Recherches pour une sémanalyse. Paris : Seuil; KRISTEVA, Julia. 1980. Desire in Language. A Semiotic Approach to Literature and Art. New York : Columbia University Press.
- 10. WITTGENSTEIN, Ludwig. 2004 [1934]. Recherches philosophiques. Paris : Gallimard, « Bibliothèque de philosophie ».
- 11. PAUL, Jean. 1979 [1804]. Cours préparatoire d’esthétique. Lausanne : L’Âge d’Homme, « Bibliothèque de l’Âge d’Homme ».
- 12. BARTHES, Roland. 1973. Le plaisir du texte. Paris : Seuil, « Tel Quel »; BARTHES, Roland. 1975. Roland Barthes par Roland Barthes. Paris : Seuil, « Écrivains de toujours »; BARTHES, Roland. 1978. Leçon. Leçon inaugurale de la Chaire de sémiologie littéraire du Collège de France. Paris : Seuil; BARTHES, Roland. 1999. Critique et vérité. Paris : Seuil, « Points Essais ».