Sur les 55 pages de La Rencontre/The Meeting, paru en 2020 — soit un an à peine après la disparition de Garrett List — dans la très belle collection « Côté photo » des éditions belges Yellow Now, 31 sont occupées par des photographies en noir et blanc faites par Bernard Plossu. Si 21 d’entre elles forment l’unique matière de la seconde moitié du livre, intitulée « From Hollywood to Marrakech via New York, Paris, Valencia, Juan-les-Pins… », la première moitié offre en revanche une alternance régulière entre photographies et textes. Ces derniers se partagent entre le texte original de la chanson Fly Hollywood (Ed Friedmann et Garrett List), sa traduction française par Christine Pagnoulle et des commentaires d’Ed Friedmann (également traduits), Marie-Pierre Lahaye et Bernard Plossu, évoquant la naissance et l’évolution de la chanson mais aussi, en guise de prélude, la rencontre déterminante entre List et Plossu qui donne son titre à ce petit ouvrage. Celui-ci est ainsi placé sous le signe d’un vagabondage au moins triple : entre les langages tout d’abord, à travers le dialogue systématique instauré entre textes et photographies; entre les États-Unis, l’Europe et l’Afrique du Nord, de l’Arizona natal de Garrett List assidûment fréquenté par Bernard Plossu jusqu’à Liège où a eu lieu leur rencontre et où List a officié au Conservatoire royal pendant plus de trente ans, mais aussi de Hollywood à Marrakech en passant par Paris et New York, étapes principales de cette road poetry qui anime la chanson; enfin, entre les idiomes, avec les allers-retours entre anglais et français déjà évoqués.
Issue d’une mélodie composée par Garrett List et confiée aux bons soins poétiques de son ami Ed Friedman, Fly Hollywood est elle-même une entité nomade, ayant fait l’objet de trois versions successives enregistrées chaque fois à plus de quinze ans d’intervalle (1979, 1995, 2012), comme si les paroles, leur trame narrative fictionnelle et les images qu’elles font déferler ne cessaient d’inspirer des habillages instrumentaux et des ambiances très diversifiées. Depuis le format du groupe jazz A-1 Art Band (1979) jusqu’au minimalisme piano-voix (2012) en passant par l’orchestration beaucoup plus développée du Garrett List Ensemble (1995), l’itinéraire de la chanson reflète non seulement « l’esthétique musicale éclectique » de Garrett List, comme le souligne Marie-Pierre Lahaye (List et Plossu, 2020: 29), mais aussi la formation rigoureuse d’un compositeur qui a fait ses classes à la Juilliard School et s’est abreuvé par la suite à diverses sources musicales en en maîtrisant remarquablement les codes et la grammaire : jazz bien sûr, des formes standard au free, puis musiques classique, contemporaine, électronique et de film. Ce trajet de Fly Hollywood vers le minimalisme affirmé de 2012 révèle aussi, sans doute, une orientation plus intimiste, en accord avec ce « sentiment étrange » (« that funny feeling./ What it is I can’t guess ») qui motive et parcourt le texte tendu vers la contemplation de la femme désirée (« Summer wind blowing its heat/ Up your dress »), mais aussi avec le contrepoint visuel offert par le regard surplombant de la personne solitaire à sa fenêtre d’un immeuble new-yorkais, saisie en plongée dans la dernière photographie du livre.
Ce rappel discret de la silhouette saisie au hasard des déambulations (« Catching a glimpse of a stray silhouette ») n’est que le point d’aboutissement d’une série d’autres clichés où la figure féminine est la plupart du temps floue, vue de dos, suggérée sous forme d’inserts (mains, jambes, coiffure, poitrine et autres détails sensuels) ou bien d’une statuette, à l’exception notable d’une jeune fille vêtue de ses plus beaux atours (cliché pris dans une rue de Valence, vraisemblablement pendant une fête). Sitôt après cette vision fugitive de la beauté féminine, c’est le mystère du trouble logé au cœur du texte (« the thrills and that funny feeling ») qui reprend ses droits, marquant le suspens et l’incertitude qui président à la quête (« Sweet mystery how you carry me »), tout comme les ultimes accords d’un piano qui s’effilochent le font dans la phrase musicale elle-même.
Ostinato visuel en écho à celui qui structure la chanson et le poème, ce défilé de figures féminines alterne avec d’autres apparitions fugaces, d’autres emblèmes des lieux traversés. Voitures américaines aux célèbres calandres jouxtant parfois un chauffeur en livrée ou des enseignes urbaines prestigieuses, entrées de cinéma et de clubs de jazz, échoppes ou péniches le long des quais de Seine, affiches de concerts et d’autres événements festifs, palmiers comme en trompe-l’œil sur la façade d’un immeuble de Los Angeles sont autant d’ouvertures sur le rêve, le lointain, corne d’abondance qui déverse son contenu au fil d’un texte devenu litanie et d’une musique qui en épouse certaines couleurs locales successives (tels ces phrasés légèrement orientalisants au moment de l’évocation de Marrakech dans la version de 1995). Au rêve d’argent pourvoyeur de voyages en des lieux fantasmés et vecteur de séduction de la femme aimée (« As long as my money holds out,/ There’s no threat/ To the thrills and that funny feeling ») répond le regard rivé sur la statue de la Liberté aperçue de loin par les passagers d’un traversier vus de dos, réduplication d’un cliché bien connu du rêve américain (celui des immigrants du début du XXe siècle arrivant à New York par Ellis Island). Cette évocation trouve tout naturellement sa place parmi les échos photographiques d’un texte voué à un mouvement perpétuel habité d’espoir et de tension. L’évanescence des silhouettes qui, sur d’autres photos encore, traversent une étendue boisée à Paris envahie de brume, un hall immense de Los Angeles ou une rue de Marrakech, confrontée au gigantisme ou au mystère des lieux, dit la vulnérabilité, l’errance sans cesse relancée par le rituel des paroles réitérées par le refrain.
Le rythme des images, ce retour régulier de motifs donnant corps aux notations du texte, semble être au diapason de la voix de List, oscillant entre retenue mezzo voce, parlé-chanté et envolées forte. Ce morceau, sans doute l’un des plus connus de l’œuvre du compositeur, appelait donc cette rencontre intersémiotique, cette ultime traduction par une succession d’images se coulant elles-mêmes dans un phrasé sensible, perpétuellement mouvant dans l’imaginaire. Par-delà les résonances qu’il fait vivre à partir de la microfiction d’une chanson, ce livre est un hommage aussi riche que subtil à des artistes aux itinéraires croisés et consonants.