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David Martens
Pauline Nadrigny

Étant donné la division conceptuelle qui s’est établie depuis plusieurs décennies entre l’écoute réduite et l’exploration sonore territoriale de l’enregistrement de terrain, il peut sembler étrange d’utiliser une « composition de musique concrète1 » pour traiter de portraits de lieux à travers le son. Lionel Marchetti est l’un des acteurs les plus importants des circulations qui continuent d’exister entre ces deux pratiques2. Compositeur marseillais de musique concrète et improvisateur, son approche poétique du son ainsi que sa passion pour la photographie l’orientent vers le paysage sonore, pratique restée inhabituelle dans les studios de musique acousmatique. Kitnabudja Town (1995), pourtant l’une de ses œuvres les moins propices à l’écoute causale, en représente un bon exemple. Composée principalement de discours capturés sur ondes courtes ou provenant de vieilles cassettes, elle propose une approche territoriale de la radiophonie.

Servus, Kuala Lumpur (2005)  
Photographie numérique  

Tout en faisant usage de nombreux enregistrements de terrain, les compositions de Marchetti se rattachent bien à la « musique concrète ». Loin d’être un simple collage de captations radiophoniques, Kitnabudja Town est une représentation sonore d’une ville qui peut s’apparenter au modèle paysager. Le découpage schaferien du paysage (Schafer, 2010 [1977]: 10) s’applique ici à la radiophonie : le bruit atmosphérique est une sonorité maîtresse (keynote sounds), les signaux radiophoniques sont évidemment des signaux sonores (sound signals) et les transmissions identifiables (stations de nombre, radars militaires) servent de marqueurs sonores (sound marks). Kitnabudja Town invite à une « dérive situationniste psycho-géographique » (Marchetti, dans Holterbach, s.d. [1997]) à travers les plages des fréquences radio, qui sont comme des quartiers aux ambiances variées au sein d’une même ville.

Pourtant, l’œuvre ne s’épuise ni dans sa simple écoute réduite ni dans son statut paysager; ce n’est pas qu’une simple ville, c’est une « cité humaine » (Marchetti, dans Holterbach, s.d. [1997]) présentée en divers portraits culturels. Le paysage n’est plus donné, mais construit : « Pour moi cette pièce est totalement celle de la cité humaine. J’avais cette image d’une sorte de chape électronique et invisible tout autour de la planète, un tissu croisé rendu audible par les captations radiophoniques. » (Marchetti, dans Holterbach, s.d. [1997]) Mais l’origine géographique de cette ville n’est pas claire : elle combine plusieurs langues, musiques régionales et personnages, on y entend les voix d’Antonin Artaud et de Kenneth White. C’est un portrait sonore de plusieurs pays, qui sont synthétisés par une seule et même forme : la radio à ondes courtes. Sans nationalité, cette ville n’est pourtant pas dénuée d’identité; les « citations-collages » (Marchetti, dans Holterbach, s.d. [1997]) de cette « composition de musique concrète » donnent à l’enregistrement des caractéristiques humaines et non paysagères, à l’image d’un portrait. À cet égard, le choix du pseudonyme « Roger de la Frayssenet », endossé par Marchetti, n’est pas anodin, puisqu’il renvoie au peintre Roger de la Fresnaye, dont les portraits l’ont inspiré pour réaliser cette œuvre (Marchetti, dans Holterbach, s.d. [1997]).

Dans cette pièce que nous oserons qualifier d’enregistrement de terrain, bien que celui-ci soit radiophonique, Marchetti a préféré le lo-fi (basse fidélité) à la hi-fi (haute fidélité) typique des chasseurs de son. Ce choix n’est pas secondaire à la captation, et l’utilisation de la radio n’est pas réductible à la question de la fidélité. Elle en est plutôt la condition technique directe. Ainsi, pour mettre en évidence la chape radiophonique recouvrant le monde, il se produit un dédoublement du territoire : la déambulation sonore est traduite par le balayage de l’aiguille sur la bande radio, tandis que le nouveau terrain acquiert des propriétés indépendantes et locales. La « composition concrète » est mise au service de la territorialité par la création de distances physiques entre les transmissions ou par la surcharge de la bande. Marchetti nous place ainsi à l’intersection de plusieurs zones d’émission sur la même fréquence cacophonique.

Dans Kitnabudja Town, la radio est traitée comme un terrain rempli de codes et de bruits, mais n’est jamais privée d’un lieu d’émission, ni du vertige d’éloignement d’un espace dont les sons nous parviennent. Marchetti fait de la forme radiophonique la condition de la cohabitation d’un paysage et d’un portrait sonores : dépeignant un territoire lo-fi et unique, il propose un portrait sonore à visage humain.

  • 1. Il s’agit d’un syntagme qui désigne de nombreux titres de Lionel Marchetti sur Bandcamp.
  • 2. Voir notamment ses pièces La grande vallée (1998), Noord Five Atlantica (2006), Adèle et Hadrien (2008) et Jeu du Monde (2018).
Pour citer

LACOMBE, François, 2024. « Écoute territoriale de la radiophonie », Captures, vol. 9, no 2 (novembre), section contrepoints « Phonoscopies ». En ligne : revuecaptures.org/node/7872/