Le cloaque est, d’un point de vue anatomique, l’« abouchement commun des voies urinaires, intestinales et génitales de certains vertébrés » (Anonyme, 2016a). Le terme désigne aussi les égouts : historiquement, l’égout principal de Rome était appelé la cloaca maxima. Figurativement, un cloaque évoque un lieu immonde et malsain. En psychanalyse, le cloaque renvoie à une représentation rudimentaire, régressive du corps et de ses fonctions, où se confondent le sexuel et l’excrémentiel. Toutes ces couches de sens, où se redit à chaque fois la primauté des fonctions corporelles cachées et mystérieuses culturellement associées au « bas » (Bakhtine), se trouvent convoquées dans Cloaca de Wim Delvoye.
Installation présentée pour la première fois en 2000 au Musée d’Art Contemporain à Anvers en Belgique, Cloaca peut être décrite comme une machine digestive dont la fonction serait de produire des excréments. L’œuvre s’inscrit dans un imaginaire posthumain où le biologique est évacué au profit du corps mécanisé (pensons au cyborg). Reposant sur une véritable expertise scientifique et technique, elle est composée de réceptacles successifs contenant des acides, des sucs digestifs, des bactéries et des enzymes, maintenus à une température de 37,2 °C. Des aliments y sont déversés, traversent progressivement les divers réceptacles, pour finalement en ressortir transformés en fèces ressemblant en tous points aux excréments humains. L’artiste récupère ces fèces, les stérilise par irradiation ou par dessiccation et les conditionne pour la vente. En vertu de ce geste provocateur, le déchet devient art, mais un art d’emblée assimilé à une marchandise. Au fil des ans, Delvoye élabore plusieurs variantes et Cloaca se décline désormais en une série d’itérations ludiques où sont modulées la taille et certaines fonctionnalités des machines : naissent, ainsi, Cloaca Turbo, Cloaca Mini, Cloaca Quattro, Personal Cloaca, etc. Chaque machine est marquée par un logo qui semble issu d’un croisement moqueur entre le logo de Ford et celui de Coca-Cola. L’artiste propose aussi des produits dérivés, dont du papier hygiénique portant le même logo.
Au-delà de ses résonances carnavalesques, l’œuvre de Delvoye convoque plusieurs références culturelles. Le canard automate supposément capable de digérer, créé par Jacques de Vaucanson en 1738, semble être un ancêtre de la série. Delvoye lui-même évoque comme source d’inspiration la « machine à manger » des Temps modernes de Charlie Chaplin (Breerette). Des interventions appartenant au champ de l’art sont aussi à considérer, par exemple, la Merda d’artista de Piero Manzoni (1961), qui présente 90 boîtes de conserve numérotées et signées, censées contenir les excréments de l’artiste. La signification des itérations de Cloaca paraît puiser à ces diverses sources. En effet, le thème scatologique se trouve ici associé à un imaginaire scientifico-technique et à une appropriation satirique des codes esthétiques et muséaux. L’œuvre existe et produit des significations à la fois dans l’objectalité de ses diverses itérations et dans le processus qu’elle construit.
Au point de vue de l’objectalité, les machines rutilantes et souvent imposantes, semblant sorties du cerveau d’un quelconque savant fou, occupent l’espace muséal de façon massive. Ce sont des objets mystérieux, fonctionnels mais inutiles, qui remettent en question le contexte expositionnel et le regard du spectateur. Cloaca peut se lire comme une représentation fantasmatique, informée par une démarche scientifique, d’un processus qui échappe aux regards.
Au point de vue du processus qu’elles opèrent, ces machines élaborent une mise en récit critique des transformations de la nourriture. Leur alimentation est un splendide gaspillage ayant pour effet paradoxal de produire des fèces dotées d’une plus-value, conférée ici par un marché de l’art en proie aux spéculations les plus folles. De l’alimentation à la production d’excréments et à la consommation de ceux-ci, Cloaca agit non pas comme une métaphore, mais comme une concrétisation des mécanismes de l’économie moderne. Le fait que la nourriture serve de matériau premier à ce propos n’est qu’une autre démonstration de la puissante plasticité symbolique de celle-ci.
À noter
DHC/ART Fondation pour l’art contemporain présente à Montréal, du 30 novembre 2016 au 19 mars 2017, une exposition solo de Wim Delvoye. À travers des œuvres de médias variés (sculptures, vidéos et dessins), des enjeux comme le branding, la notion de classe, l’économie, la technologie et la mondialisation sont déconstruits de façon ludique et critique.