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Elaine Després
Banksy, logo de Dismaland. Bemusement Park (2015)  
Publié par ITV, 20 août 2015  

À l’été 2015, Banksy ouvre une exposition temporaire, Dismaland, à Weston-super-Mare, une ville balnéaire non loin de Bristol, dans l’ouest de l’Angleterre1. Construite sur le terrain d’un ancien parc d’attractions aquatique, Dismaland attire, durant ses cinq semaines d’ouverture, un total de 150 000 visiteurs. L’entrée sur le site ne coûte que 3 livres sterling, soit le montant nécessaire pour couvrir les dépenses liées à la création et au maintien du site, sans en tirer de profit. Le porte-parole de Banksy a par ailleurs affirmé que l’artiste avait financé personnellement l’ensemble du projet (Brown, 2015). À la fermeture du site, les structures toujours utilisables et les planches de bois ont été transportées au nord de la France, dans le camp de réfugiés près de Calais, pour servir d’abris. Dans le même communiqué qui annonce cette deuxième vie du parc, Banksy ajoute une petite touche d’ironie, précisant qu’aucun billet d’entrée ne sera disponible en ligne (s.a., 2015).

Dismaland est la plus grosse exposition organisée par l’artiste à ce jour. Banksy aurait tout orchestré lui-même, mais aurait sollicité la participation de plus de cinquante artistes, dont Damien Hirst, pour présenter des installations provocantes et grinçantes critiquant la société du divertissement, les parcs d’attractions ou encore les foires. Damien Hirst a ainsi proposé une installation représentant une licorne dans un aquarium rempli de formol — une œuvre qui faisait référence au travail de l’artiste, reconnu pour immerger des animaux ou des parties d’animaux dans du formol. L’une des installations de Banksy montrait quant à elle une orque presque grandeur nature sortant d’une toilette pour sauter à travers un cerceau tendu par une dresseuse et plonger dans une minuscule piscine gonflable. Avec cette œuvre, l’artiste faisait évidemment référence au débat sur les conditions dans lesquelles vivent les cétacés dans les parcs aquatiques comme SeaWorld, un débat ravivé en 2013 par la sortie du documentaire Blackfish de Gabriela Cowperthwaite. Considérant que Dismaland a été installée sur le site d’un ancien parc, l’œuvre de Banksy, à l’instar de la plupart de ses réalisations, s’inscrit dans un contexte physique, mais aussi politique et économique.

En 1947, Theodor W. Adorno et Max Horkheimer spécifient dans Kulturindustrie qu’avec l’arrivée des grands médias, tels que le cinéma, la radio et les magazines, l’industrie culturelle s’est transformée pour devenir celle du divertissement. L’amusement et le divertissement serviraient à contrôler les masses sans qu’elles s’en aperçoivent ou se rebellent (2012 [1947]: 40). Les auteurs affirment :

S’amuser signifie toujours : ne penser à rien, oublier la souffrance même là où elle est montrée. Il s’agit, au fond, d’une forme d’impuissance. C’est effectivement une fuite mais, pas comme on le prétend, une fuite devant la triste réalité; c’est au contraire une fuite devant la dernière volonté de résistance que cette réalité peut encore avoir laissé subsister en chacun. (57)

En critiquant les parcs d’attractions, Banksy fait ainsi une critique directe de l’industrie culturelle telle que décrite par Adorno et Horkheimer, mais aussi de la société du spectacle, qui, selon Guy Debord, fait du spectacle « sa principale production » (1992 [1967]: 22).

Si la plupart des critiques de Dismaland ont été élogieuses, certaines ont soulevé quelques-unes de ses contradictions. À l’entrée du site, les visiteurs étaient accueillis par une œuvre de l’artiste américain Bill Barminski qui caricaturait les mesures de sécurité des parcs d’attractions. Des acteurs étaient vêtus de chemises bleues sur lesquelles des détails, rappelant les uniformes de gardiens de sécurité et de douaniers, étaient grossièrement peints. Des accessoires en carton « confisqués aux visiteurs » étaient posés dans des contenants et sur des tables, et les visiteurs devaient passer par des portiques de détection en carton avant de pouvoir accéder au site. Or les visiteurs devaient également passer par une véritable sécurité pour pouvoir entrer : c’est dire l’impossibilité, pour des espaces si fréquentés, de se soustraire aux mesures de sûreté en vigueur. Autre ironie : tous les graffitis observés à l’intérieur du site étaient « officiels ». Les graffitis étaient effectivement interdits à Dismaland, les bombes aérosol se trouvant confisquées dès le passage par la sécurité. Jonathan Jones, journaliste culturel aux propos parfois controversés, relève l’ironie et le paradoxe que représente le projet :

Dismaland is a kind of consummation, for me, of all that is false about Banksy. It claims to be “making you think” and above all to be defying the consumer society, the leisure society, the commodification of the spectacle. Disneyland packages dreams, Dismaland is a blast of reality. But it is just a media phenomenon, something that looks much better in photos than it feels to be here. “Being here” is itself just a way of touching the magic of Banksy’s celebrity […]. This is somewhere to come to say you went. (2015)

Le journaliste parle ainsi de la « magie de la célébrité de Banksy », qui rappelle la notion d’« aura » de Walter Benjamin (2013 [1939]). Dès l’annonce de la création du parc, les réseaux sociaux ont été inondés d’articles et de rumeurs et, à son ouverture, des photos du site et des œuvres ont rapidement fait le tour du Web, sans parler des innombrables comptes rendus qui ont été faits dans les journaux, sur les blogues ou dans les magazines d’art. Ce qui se voulait une critique de la société du spectacle s’est ainsi finalement transformé… en spectacle. Comme le note Jones, Dismaland est devenu un endroit où les gens allaient pour dire qu’ils y étaient allés. Le journaliste termine son article en déplorant : « What a joke about our time, that one of the most famous critics of the way we live now is nothing more than a media-savvy cultural entrepreneur. » (Jones, 2015)

À son terme, l’exposition — présentée comme anticapitaliste (Harvey, 2015) — a généré des revenus de 20 millions de livres sterling pour les commerces locaux. Dismaland est devenu, du fait de la popularité de Banksy, l’événement de l’année. Peut-être était-ce le résultat souhaité. En 2006, lors de son exposition Barely Legal à Los Angeles, Banksy avait peint un éléphant avec des motifs de tapisserie au centre de l’espace d’exposition — une matérialisation de l’expression anglaise « an elephant in the room » —, pointant ainsi le paradoxe d’un art illégal et éphémère comme l’art de rue rendu « vendable » et pérenne. Avec Dismaland, l’artiste avait peut-être prévu la réaction des visiteurs pour compléter son commentaire. C’est du moins ce que peut laisser croire l’installation pour prendre des selfies au sein du parc, dont la popularité n’a pu qu’alimenter, volontairement ou non, la critique d’une société superficielle et obsédée par son propre spectacle.

  • 1. Ce texte est une version remaniée d’une partie du mémoire de maîtrise de son autrice (Lavoie-Dugré, 2017).
Pour citer

LAVOIE-DUGRÉ, Géraldine. 2021. « Là où l’on va pour dire qu’on y est allé », Captures, vol. 6, no 1 (mai), section contrepoints « Enclaves ». En ligne : revuecaptures.org/node/4958/

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[s. a.]. 2015. Site officiel de Dismaland, version du site Web archivée sur Internet Archive (29 septembre 2015). <https://web.archive.org/web/20150927091433/http:/dismaland.co.uk/>.
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Adorno, Theodor W. et Max Horckheimer. 2012 [1947]. Kulturindustrie. Paris : Allia, 104 p.
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Benjamin, Walter. 2013 [1935]. L’œuvre d’art à l’époque de sa reproductibilité technique, traduit par Lionel Duvoy. Paris : Allia, 96 p.
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Cowperthwaite, Gabriela (réal.). 2013. Blackfish. États-Unis : Magnolia Pictures et CNN, 84 min.
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Debord, Guy. 1992 [1967]. La Société du Spectacle. Paris : Gallimard, 209 p.
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Lavoie-Dugré, Géraldine. 2017. « L’art de rue et les institutions artistiques. Relation paradoxale entre marginalité et commercialisation ». Mémoire de maîtrise. Département d'histoire de l'art, Université du Québec à Montréal, 135 f.