L’exploration spatiale est, bien sûr, un rêve très ancien. Il n’a pu se réaliser que dans les années 1960, en pleine guerre froide, alors que le monde se déchirait à propos d’idéologies et d’utopies collectivistes et capitalistes. Si l’une des premières séries de science-fiction, celle qui a donné le ton à tant d’autres, Star Trek (Gene Roddenberry, 1966-1969), est d’abord et avant tout la mise en récit de ce futur utopique né de l’exploration spatiale, beaucoup de récits de science-fiction contemporains sont plus ambivalents. Ils oscillent entre les inclinations utopiques et surtout optimistes d’une époque révolue, mais encore bien présentes dans le genre, et les tendances dystopiques et pessimistes de l’époque actuelle. La minisérie Ascension (Philip Levens et Adrian Cruz, 2014) cristallise parfaitement cette tension, tout en proposant une réflexion sur ce lieu d’enclavement volontaire qu’est le vaisseau spatial au long cours.
Minisérie canado-américaine en trois « chapitres1 », Ascension suit les descendants de l’équipage du USS Ascension, un immense vaisseau spatial générationnel (generation ship) à bord duquel se sont embarqués, en 1963, 600 volontaires pour un voyage d’un siècle vers une planète du système Proxima Centauri (situé à 4,2 années-lumière de la Terre). Au moment où commence la série, une mort suspecte à bord du vaisseau déclenche une enquête, laquelle vise à résoudre cette énigme en chambre close, dont les circonstances ressemblent par ailleurs étrangement à celles du meurtre de Laura Palmer dans Twin Peaks (David Lynch, 1990-1991). En parallèle, la série présente une équipe de scientifiques et de gestionnaires qui surveille la progression de la microsociété des voyageurs à partir de la Terre2, sous la direction du fils du fondateur du projet. Le vaisseau apparaît littéralement comme un « tout-inclus » par son autonomie complète, mais également par son esthétique et par ses composantes similaires aux gigantesques bateaux de croisière, avec sa piscine et sa fausse plage, ses salles de réception, ses ponts où faire son jogging, ses cabines et ses niveaux inférieurs remplis de machineries et occupés par les classes inférieures.
L’idée à la base de la série est directement inspirée du Projet Orion, lancé en 1958 par Ted Taylor (General Electric) et le célèbre physicien Freeman Dyson. L’objectif de ce projet était de réfléchir à la conception d’un vaisseau spatial propulsé par des bombes atomiques. Dans son article « Interstellar Transport » (1968), Dyson en explique les fondements, mais il considère aussi l’usage particulier qui pourrait être fait d’un tel vaisseau : le voyage générationnel interstellaire. Pour lui,
[b]y the time the first interstellar colonists go out they […] will certainly achieve two things at the end of their century-long voyages. One is assurance of the survival of the human species, assurance against even the worst imaginable of natural or manmade catastrophes that may overwhelm mankind within the solar system. The other is total independence from any possible interference by the home government. (45)
Selon ses calculs, un vaisseau propulsé par des bombes atomiques pourrait atteindre 10 000 km/s, ce qui lui permettrait de voyager jusqu’à l’étoile la plus proche en un peu plus d’un siècle. Si le projet a été abandonné par Kennedy notamment à cause de la ratification du traité d’interdiction partielle des essais nucléaires de 1963, il l’aurait également été, selon le créateur de la série Philip Levens (cité par D’Alessandro, 2014), parce que le président américain aurait craint qu’il ne se transforme en « Étoile de la mort », après l’incident de la Baie des cochons3. Évidemment, ce fantasme du voyage interstellaire est loin de s’être éteint, notamment en science-fiction.
Au-delà des aspects techniques et politiques qui entourent le voyage interstellaire, les enjeux narratifs et esthétiques de la série Ascension concernent surtout l’idée du confinement collectif et volontaire sur plusieurs générations. Ce qui frappe d’abord le téléspectateur dans la série est évidemment son esthétique typique de la communauté blanche américaine des banlieues des années 1960, qu’il s’agisse de mode, de design, de couleurs ou de coiffure. Le contexte d’enfermement pourrait presque faire croire à une croisière thématique, mais rapidement l’on constate que les années 1960 teintent également les mœurs, les hiérarchies et les valeurs qui régissent la société représentée. Si la ségrégation raciale paraît avoir été dépassée, les droits des femmes ne semblent toutefois pas avoir progressé, la plupart d’entre elles étant réduites à n’être que des corps désirables. Pourquoi cette société a-t-elle ainsi stagné? Pourquoi est-elle restée coincée dans les années 1960 pendant plus de cinquante ans? La situation d’enclavement offre sans doute des réponses. Peut-on faire des révolutions et exiger de nouveaux droits dans une société de 800 personnes hypersurveillées, dédiée à une cause unique et dirigée par une structure militaire? La culture d’un tel groupe peut-elle évoluer lorsqu’il ne peut que consommer en boucle les mêmes œuvres issues d’une autre époque? Peut-on libérer les femmes de leur boulet reproductif lorsque le maintien de la colonie dépend de leur fertilité? La série affirme que non : les révolutions ne sont possibles que lorsque l’espace est ouvert, que les échanges culturels sont nombreux et que l’avenir n’est pas écrit. Personne ne part en croisière pour abolir l’aliénation des masses…
Et cette aliénation n’est pas que collective. Le choix de l’enfermement par les premiers voyageurs à bord du USS Ascension a un impact psychologique majeur sur les générations qui suivent. L’enclavement, volontaire pour les individus de la première génération, ne l’est pas forcément pour leurs descendants. Pour ces derniers, il est une limitation des possibles qui est lourde à porter à tel point qu’une phase pathologique apparaît dans leur développement à l’adolescence : la crise. Levens explique cette idée :
It’s this existential dilemma that everyone has to go through when they realize that, you know, their life has been circumscribed for them. You know, everybody they ever know or ever will know is already around them. (cité par Porter, 2014)
Ainsi, quand tout est inclus, rien d’autre n’est possible.
- 1. Il s’agit en fait de six épisodes diffusés en trois épisodes doubles, tous filmés à Montréal.
- 2. Attention, divulgâcheur (spoiler) : le vaisseau n’ayant jamais véritablement quitté la Terre, le projet Ascension est présenté comme une expérience sociologique d’enfermement d’un groupe sur plusieurs générations. Il vise à étudier son évolution, mais aussi à récupérer les technologies (comme la résonance magnétique) qu’il développe, puisqu’il est essentiellement composé de scientifiques vivant en autarcie.
- 3. On peut supposer qu’il s’agit là d’une simple analogie et qu’il aurait voulu parler de manière plus générale d’une arme hyperpuissante capable d’anéantir la Terre, puisque la véritable Death Star n’est apparue qu’en 1977 dans le premier film de la série Star Wars, soit 14 ans après la mort de John F. Kennedy et 16 ans après l’incident de la Baie des cochons.